Où va la vie religieuse en Amérique latine ?
Carlos Palmés, s.j.
N°1976-3 • Mai 1976
| P. 177-186 |
Malgré une crise douloureuse qui provoqua de nombreux départs, les religieux et religieuses d’Amérique latine regardent l’avenir avec sérénité et espérance. Des lignes de force se dessinent. L’auteur nous les décrit à grands traits. Dans des situations sociales et culturelles très différentes des nôtres, nous découvrons en tout ceci une profonde convergence avec le dynamisme de l’Esprit à l’œuvre parmi nous.
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La crise de la vie religieuse a fait beaucoup de victimes, en Amérique latine aussi. On a douloureusement ressenti la perte de personnes de valeur ; dans certaines Congrégations, on en est arrivé à des scissions dans les mentalités, scissions qui parfois culminent dans la séparation de groupes plus ou moins nombreux à la recherche d’une rénovation dans un climat plus aéré.
Cependant, à la regarder dans son ensemble, la vie religieuse latino-américaine ne présente toutefois pas les symptômes d’une marche à la mort. Les prophètes de malheur qui, voici quelques années, annonçaient sa disparition, n’ont guère eu d’audience ici. Au contraire, au plus fort de la crise, l’attitude générale resta toujours l’espérance.
Actuellement, les premières effervescences postconciliaires, réactions et contre-réactions, sont déjà dépassées et nous entrons dans une période de plus grande sérénité : une évaluation objective des faits et une prospective deviennent possibles. D’autre part, dans certains pays, les vocations recommencent à se manifester ; partout, on cherche avec sérieux et grande ardeur à retrouver le sens de sa propre identité.
Comme dans tout mouvement à ses débuts, on ne peut pas encore préciser clairement les traits caractéristiques et les formes nouvelles de la vie religieuse qui est en train de renaître, mais les perspectives qui annoncent l’orientation de l’avenir se dessinent déjà. J’indiquerai quelques-unes des lignes fondamentales qui, à mon avis, constituent l’épine dorsale de cette vie qui éclot parmi nous.
1. L’expérience de Dieu dans la vie
Le succès rencontré par le document La vie selon l’Esprit, publié il y a deux ans, fut une agréable surprise, même pour les responsables de la CLAR. C’est un texte portant sur la vie spirituelle du religieux. On en a multiplié les éditions et partout on le lit avec avidité. Cet événement nous a ouvert les yeux sur le fait que les religieux d’Amérique latine ont faim de doctrine spirituelle et sentent le besoin de donner à leur vie une orientation transcendante.
Ce ne sont ni l’anthropologie, ni les expériences sociales, ni l’engagement politique qui satisfont comme explication ultime de la vie religieuse, mais bien la foi dans le Seigneur Jésus, conduisant à une profonde expérience de Dieu et à un don inconditionnel par amour.
Il ne s’agit pas de chercher une spiritualité « spiritualiste » (comme je l’expliquerai ci-dessous). Le Dieu que nous cherchons n’est pas seulement celui qui se trouve dans la solitude et dans le sanctuaire, mais aussi celui qui se découvre au cœur de la vie, celui qui se manifeste dans « le cri des pauvres », celui qui est le protagoniste de l’histoire du salut. Nous cherchons le Dieu véritable, celui de l’incarnation et de l’eschatologie, et nous prenons conscience que notre témoignage doit proclamer que les biens de ce monde n’atteignent leur plein épanouissement que s’ils sont orientés vers la fin de l’histoire, qui est le Christ ressuscité.
À cette vision correspond, dans la formation des jeunes, une nouvelle mise au point : on y vise l’intégration de la prière et de la vie. Des expériences très riches se font : les jeunes sont placés dans les conditions réelles de la vie, tout en étant suivis personnellement à chaque étape : on évalue avec eux, on les encourage à répondre aux exigences de Dieu qui se manifestent dans les événements et les personnes qui les entourent. Dans quelques pays, on va même jusqu’à ménager des temps de vie commune entre jeunes religieux des deux sexes accompagnés de leurs formateurs pour étudier certains points fondamentaux de la vie religieuse et partager, dans une atmosphère saine, les idéaux de la vocation.
Chez les religieux d’Amérique latine, on perçoit partout les indices de cette quête de l’expérience de Dieu. Dans les Assemblées nationales, dans les cours et les réunions de religieux, il est demandé de consacrer plus de temps à l’oraison personnelle et communautaire, comme si nous éprouvions le besoin de parler moins et de vivre davantage notre foi. Les cours sur la théologie de la vie religieuse sont suivis avec avidité. Les séminaires de recyclage pour provinciaux et formateurs, organisés par la CLAR, font salle comble. Les maisons de prière se multiplient ; les rencontres en vue de retrouver le goût de la contemplation sont très bien accueillies. Dans certaines régions, surgissent des mouvements religieux de jeunes qui remplissent les maisons de retraite et recherchent l’engagement dans une vie plus chrétienne.
Le même écroulement des structures rigides qui, pour les uns, a été l’occasion révélatrice de l’inconsistance de leur vocation, s’est au contraire révélée pour d’autres le stimulant capable de donner à leur vie une plus grande authenticité. Le manque de protections en a obligé beaucoup à « toucher le fond » et à prendre des options nettes de radicalisme évangélique. La crise, tout compte fait, a été très bénéfique parce qu’elle a fait en sorte qu’il soit de jour en jour plus difficile de vivre la vie religieuse avec médiocrité.
L’expérience de Dieu est appelée à reprendre la place centrale qui lui revient dans la vie du religieux et à être le cantus firmus autour duquel s’harmonisent toutes les autres voix.
2. Engagement dans l’humain
Une des acquisitions post-conciliaires les plus claires et les plus encourageantes est la dimension « socio-politique » de la vie religieuse. Que les religieux se soient toujours préoccupés de l’homme, de sa culture, de sa santé, etc., ne prête même pas à discussion : leur travail dans l’éducation et les œuvres de bienfaisance a été d’une générosité et d’une abnégation admirables.
Mais, ces dernières années, les religieux ont progressivement découvert qu’il ne suffit pas de secourir les victimes d’une inondation : il faut aussi aider à construire les digues qui préviennent les inondations. Il ne suffit pas de panser les plaies des victimes de l’injustice, des abus de pouvoir, d’une marginalisation scandaleuse : il faut attaquer le mal à la racine, le péché d’égoïsme et sa perpétuation dans des structures injustes.
Dans de nombreux pays latino-américains, la situation est dramatique : l’écart entre riches et pauvres va croissant, on ne combat de façon efficace ni l’analphabétisme ni la marginalisation, il y a de plus en plus de gouvernements dictatoriaux qui imposent un ordre de surface sans résoudre les problèmes de fond. La dépendance économique, politique et même morale des pays pauvres par rapport aux grandes puissances qui imposent des conditions de nature à accroître leur pouvoir et leur richesse ne cesse de grandir.
L’Église elle-même prêche une fraternité qui, à l’heure de la vérité, apparaît pâle et inoffensive, parce que cette Église n’arrive pas à prendre clairement parti en faveur des opprimés ni à sortir de son indécision pour exiger une répartition équitable des biens de ce monde.
Telles sont peut-être les raisons qui font que l’idéologie marxiste a tant de crédit chez les intellectuels et parmi les ouvriers conscientisés. Dans quelques années, l’Église aura probablement à regretter (comme en tant de situations analogues) de ne pas avoir montré plus d’audace à promouvoir l’égalité de tous les hommes.
Face à cette situation, de nombreux religieux prennent conscience qu’ils doivent, dans leur mission évangélisatrice, se préoccuper du salut de l’homme intégral, même si leur vocation doit, bien entendu, leur faire mettre l’accent sur l’aspect eschatologique de la vie chrétienne. Le message qu’ils prêchent ne sera une « bonne nouvelle » que s’il pénètre dans le contexte existentiel de chaque homme pour provoquer une réponse engagée et un dynamisme salvifique de libération intégrale : celle-ci doit commencer dès maintenant, même si elle n’atteindra sa pleine réalisation que dans le monde à venir.
Dans plusieurs pays, des religieux, avec les meilleures intentions du monde de travailler pour la justice et les classes marginales, se sont laissés entraîner et exploiter par des politiques partisanes. Ou bien, après avoir lutté en francs-tireurs, ils ont quitté la vie religieuse, soit par manque de critères auxquels se référer, soit sous l’impression de l’urgence des situations à résoudre, soit encore par manque d’appui en communauté ou par lassitude de supporter seuls la persécution ; ils ont peu à peu perdu de vue leur état de consacrés.
Cependant ces échecs réels ne justifieraient pas une réaction qui consisterait à « s’enfermer de nouveau dans la sacristie ». Je pense que les expériences passées ont aidé à trouver la position exacte où le religieux doit se situer pour être engagé dans les problèmes réels de l’homme latino-américain, mais à sa place et sans perdre son identité. De fait, nombreux sont déjà en Amérique latine les religieux qui comprennent qu’entrer dans le combat pour la justice est une exigence de la foi et de leur vocation prophétique.
3. Le cauchemar de la pauvreté
Pour beaucoup de religieux en Amérique latine, le problème de la pauvreté est devenu aigu. La situation d’une grande partie du peuple est une interpellation continuelle qui ne leur permet pas de jouir en paix d’un niveau de vie assuré et aisé, même si, dans d’autres continents, ce niveau pourrait être qualifié d’extrêmement modeste.
Quand, dans les assemblées ou réunions de religieux, on aborde le thème de la pauvreté, il en résulte toujours de longues discussions. Ceci me paraît l’indice d’une sorte de remords collectif du fait que nous ne sommes pas pauvres ou, pour le moins, que nous ne donnons pas, dans l’ensemble, le témoignage de pauvreté adapté aux circonstances latino-américaines. Pour beaucoup de religieux, il s’avère difficile de parler d’un témoignage de pauvreté à cause déjà de la répartition géographique qui est la leur et des œuvres auxquelles ils s’adonnent : cette situation, ils l’ont héritée de leurs devanciers. Actuellement, 51 % des religieux et 63 % des religieuses vivent et travaillent dans les centres urbains où se trouvent les 30 % de la population qui forment les classes moyenne et riche. Mais les 70 % de pauvres qui vivent dans les faubourgs ou à la campagne ne sont pas atteints par les religieux dans une juste proportion.
Les religieux qui s’occupent de la classe moyenne ou des riches ne se sentent pas à l’aise parce qu’ils pensent que leur travail serait peut-être plus nécessaire ailleurs. D’autre part, ceux qui sont au service des pauvres se sentent encore plus insatisfaits, parce qu’ils éprouvent de plus près qu’ils n’arrivent pas à s’identifier à eux. Il existe une série de barrières culturelles, psychologiques et même biologiques, qui rendent très difficile d’éviter le paternalisme ou la sensation de donner un contre-témoignage.
En Amérique latine, la pauvreté des religieux ne peut se réduire à une attitude intérieure de détachement et de disponibilité. Elle requiert en outre une vie simple et austère, qui ne contraste pas de façon scandaleuse avec le niveau de vie de la majorité de la population. En outre, il faut rechercher le contact avec les pauvres.
Dans les dernières années, on a pu parler d’un véritable exode des religieux vers les campagnes et les faubourgs, non seulement pour rendre service à ceux qui le méritent davantage ou en ont le plus besoin, mais aussi pour retrouver des valeurs évangéliques élémentaires oubliées. Et si les religieux ne peuvent pas toujours se déplacer matériellement vers les zones des marginaux, ils essaient au moins d’apprendre à contempler le monde du point de vue des pauvres. Ce n’est que dans des cas exceptionnels qu’on arrive à une véritable identification avec le pauvre ; mais ce qui est certain, c’est qu’il y a chaque jour davantage un rapprochement affectif qui fait que le religieux se met dans la situation du pauvre et partage sa culture et ses ressources matérielles dans une attitude de service. D’ailleurs, les pauvres n’attendent pas une identification qui pourrait avoir un caractère théâtral, mais un amour chrétien authentique incluant l’estime sincère pour les personnes et la chaleur humaine de l’affection.
4. Évolution de la vie communautaire
L’aspiration à une vie communautaire plus fraternelle est un phénomène universel chez les religieux ; cependant, en Amérique latine, on perçoit peut-être plus fortement cet appel. Cela est dû en partie au tempérament latino-américain, qui apprécie par-dessus tout les relations personnelles, l’amitié, l’hospitalité, l’accueil compréhensif, en partie aussi à la nécessité d’un témoignage face à la situation de la majorité des pays : la violence et la répression vindicative augmentent, les différences croissent, l’exploitation, fruit de l’ambition et de l’individualisme, se répand. Une vie religieuse fraternelle est une critique adressée à cette société divisée et une invitation à la justice et à la réconciliation. Mais, par-dessus tout, on y sent l’action de l’Esprit sous la forme d’une aspiration profonde à vivre la charité chrétienne.
Ces dernières années, on a remarqué une évolution dans le style de la communauté religieuse. Je me réfère évidemment aux groupes plus conscientisés qui manifestent plus clairement leur désir de renouveau.
Avant le Concile, la communauté centrait son attention sur l’observance d’attitudes communes. On accordait une importance particulière à l’ordre, au silence, à la participation aux prières. Ce modèle communautaire suscita une réaction justifiée, spécialement dans notre contexte, parce qu’il donnait prise au formalisme et à l’éloignement entre les personnes et parce qu’il présentait un idéal de perfection consistant dans l’accomplissement de règles et de normes. Il est certain que beaucoup se sanctifièrent en suivant ce modèle de perfection, mais ils se sanctifièrent non parce qu’ils observaient des normes et des horaires, mais parce qu’ils le faisaient par amour.
La charité peut se vivre (et d’une manière plus directe) en aimant les autres. Se sont alors formées de petites communautés centrées sur les relations personnelles d’aide mutuelle, de contact spontané, d’affection sincère. Dans ce nouveau modèle, la régularité n’a qu’une importance relative, elle se réduit au minimum indispensable. L’idéal cherché est « l’amitié dans le Seigneur », c’est-à-dire non des relations basées sur les pures affinités naturelles ou des coïncidences de mentalité, mais sur une foi profonde. Le Latino-américain se sent beaucoup plus à l’aise, bien mieux à sa place dans ce style de vie fraternelle où il peut s’épanouir conformément à une échelle de valeurs qu’il a vécues de manière existentielle depuis l’enfance.
Enfin, on tend à compléter ce mode de vie communautaire par un autre qui mette l’accent sur la mission évangélisatrice. On veut lier intimement les deux aspects. Le partage spirituel, la mise en commun des biens et des idéaux sont quelque chose d’irremplaçable dans la communauté ; cependant, les religieux ne font point partie de celle-ci pour jouir paisiblement de la chaude ambiance de ce nid, mais pour s’élancer avec un dynamisme salvifique vers leurs frères du dehors. Une telle communauté n’est complète qu’avec ceux vers lesquels elle se dirige dans sa mission évangélisatrice. Cela ne veut pas dire que la communauté n’a pas d’autre objectif que d’être le lieu de rassemblement où se refont et se répartissent les forces apostoliques. Elle n’existe pas qu’en fonction de l’apostolat. Elle a valeur en elle-même : elle donne sens et profondeur à l’évangélisation et empêche de tomber dans un activisme superficiel.
Le manque de personnel et l’urgence des nécessités apostoliques sont des facteurs décisifs dans la multiplication des communautés peu nombreuses. Seulement, le nombre réduit des membres ne crée pas automatiquement ce nouveau style de communauté, qualitativement distinct de la pure juxtaposition des individus. Mais il oblige les religieux d’Amérique latine à restructurer la vie fraternelle de manière à avoir une mission évangélique commune (fût-ce dans la diversité des tâches) et à créer une atmosphère qui favorise la connaissance et l’acceptation mutuelles ainsi que l’amitié dans le Seigneur. Partout augmente le nombre de ces « petites communautés » ; à mon avis, elles sont appelées à modifier dans un sens très favorable l’image de la vie religieuse dans ce continent, spécialement les petites communautés insérées en milieu humble.
5. Nouvelles perspectives pastorales
Le travail pastoral en Amérique latine présente quelques caractéristiques propres, étant donné la situation de ces pays : religiosité populaire, difficultés économiques, distances énormes, manque d’ouvriers apostoliques,... Tout cela affecte notablement les religieux et marque leur travail apostolique de quelques traits particuliers. Je ne signalerai que ceux qui appellent davantage l’attention.
Conscience de leur identité
Une enquête récente menée parmi les religieux d’Amérique latine a révélé un accord notable dans leur désir de s’insérer généreusement dans la pastorale des Églises locales tout en préservant leur identité de religieux. Ils prennent conscience que leur contribution à la pastorale n’a de sens que s’ils vivent pleinement leur charisme particulier. Ils ne veulent pas être considérés comme de simples « pions » apostoliques destinés à suppléer au manque d’autres ouvriers apostoliques. Ils veulent plutôt apporter, à l’intérieur de l’Église, les richesses spécifiques de leur vocation.
Le labeur apostolique des 170.000 religieux et religieuses d’Amérique latine est décisif pour l’Église : ils représentent 80 % du personnel apostolique. Ces dernières années, à cause de la pénurie de prêtres diocésains, on a recouru à eux pour assumer, en plus de leurs œuvres traditionnelles, la responsabilité de nombreuses paroisses et d’autres œuvres diocésaines. Ceci ne va pas sans ambiguïté, car cela offre d’une part aux religieux de nouvelles perspectives apostoliques, mais de l’autre, cela risque de leur faire perdre ce qui caractérise leur vie consacrée.
En effet, pour un religieux prêtre, prendre la charge d’une paroisse suppose souvent qu’il vive seul dans un endroit éloigné, absorbé par les problèmes immédiats de l’administration des sacrements et de la promotion humaine, sans possibilité de bénéficier du soutien que procure le style propre de la vie religieuse. A la longue, peut croître en lui l’indifférence vis-à-vis de son Institut, de la vie communautaire, de la spiritualité qui devrait informer sa personnalité religieuse et de sa vocation missionnaire et prophétique. En pratique, un tel religieux peut facilement devenir un prêtre séculier.
Pour d’autres religieux, au contraire (spécialement pour ceux qui ont cette vocation), le travail paroissial apparaît fécond et enrichissant, parce qu’il est soutenu par la vie de communauté et se réalise dans des conditions favorables. Les paroisses prises en charge par des communautés religieuses sont d’habitude les mieux soignées et les mieux orientées.
Pour les religieuses, l’entrée dans les « nouveaux ministères » ouvre des perspectives insoupçonnées. Je pense que nous nous trouvons à un moment semblable à celui où les religieuses, au XIXe siècle et au début du XXe, firent irruption dans l’apostolat par le biais de leurs œuvres d’éducation et d’assistance. Aujourd’hui, en Amérique latine, on les sollicite chaque jour davantage pour le soin des paroisses, l’administration des sacrements, la prédication de la Parole, la formation de catéchistes, l’animation de communautés, les organismes diocésains, l’éducation parallèle, etc.
Lorsqu’on fait appel à elles, on pense parfois à une simple suppléance du prêtre. Mais bientôt elles révèlent leur physionomie propre et ses valeurs féminines : sensibilité aux besoins des gens, proximité affective, capacité de traduire leur expérience de Dieu dans une langue plus vivante, désintéressement au plan économique, etc. Ce ne sont pas seulement de nouvelles personnes qui s’intègrent dans les ministères traditionnels : par l’apport de leurs richesses propres, elles créent de nouveaux ministères.
Les religieuses (quelque 130.000) sont une force extraordinaire offerte par le Seigneur à l’Église latino-américaine. Or celle-ci n’en tire profit que dans une mesure réduite, peut-être parce qu’elle a emprunté sa tradition culturelle à ces sources empoisonnées qui considèrent la femme comme un être inférieur, peut-être à cause du tabou du sexe, peut-être par manque d’ouverture théologique : on n’avait pas l’habitude de voir les religieuses entreprendre certains travaux considérés comme un monopole sacerdotal. Mais aujourd’hui l’imagination créatrice de la religieuse se réveille en vue de prendre de nouvelles responsabilités dans l’Église.
En ce moment, les religieuses courent le risque d’être « utilisées » par la hiérarchie ou par les prêtres pour combler des postes vacants sans tenir compte de l’identité de leur charisme. Elles sont conscientes de ce que la meilleure manière pour une religieuse d’évangéliser consiste à vivre pleinement sa vie consacrée. Une missionnaire d’une région reculée de la Colombie racontait à l’Assemblée nationale des religieux qu’en ces endroits les religieuses doivent faire de tout : elles sont « curés », institutrices, infirmières, promotrices de la femme, etc. Elles sont très aimées par la population. Pourtant, ce qui impressionne le plus les gens simples de leur entourage, ce ne sont pas les services qu’elles rendent, mais le témoignage de vie et d’amour fraternel qu’elles donnent par leur vie de communauté. Certains leur demandent : « Que pouvons-nous faire pour être aussi heureux que vous ? » Les religieuses (plus encore que les religieux) doivent arriver à une synthèse harmonieuse entre leur consécration religieuse et leur consécration apostolique.
Disponibles pour l’Église locale
En même temps que la conscience de leur identité, s’est intensifiée ces dernières années, chez les religieux, la conscience d’avoir à s’intégrer dans les Églises locales. Aller vers les régions les plus délaissées et les travaux les plus ardus a toujours été une caractéristique des religieux. On les rencontre partout en Amérique latine. Mais les urgences apostoliques actuelles sont une nouvelle interpellation adressée par Dieu aux religieux pour qu’ils prennent en charge les œuvres missionnaires qui requièrent le plus d’abnégation ou se situent dans des régions où d’autres ne pourraient se rendre sans de graves inconvénients.
La vie de communauté et l’organisation interne d’un Institut lui permettent de se charger de tâches qui ne peuvent être suffisamment rétribuées ou ne peuvent être assumées par un laïc ou un prêtre diocésain. La pauvreté de larges couches de la population et l’abandon spirituel et matériel dont elles souffrent sont un défi continuel qui oblige les religieux à revoir la répartition de leurs œuvres et de leur personnel ; ils sont un appel constant à revenir à l’inspiration initiale des fondateurs visant à se consacrer aux plus nécessiteux.
D’autre part, on pratique actuellement un plus grand dialogue entre évêques et religieux, on connaît mieux les besoins des diocèses, on procède avec un plus grand sens de l’Église et on trouve, de part et d’autre, un désir sincère d’arriver à une plus grande intégration pastorale.
6. Conclusion
Les religieux d’Amérique latine progressent sur la route de la rénovation, chacun à son rythme. Certains Instituts ouvrent la marche et ont couru le risque de frayer de nouveaux chemins. Ils ont subi des pertes douloureuses, peut-être pour avoir oublié certains éléments immuables. Ils sont maintenant en train d’évaluer les résultats de leurs expériences pour mieux orienter l’avenir.
La grande masse des religieux, elle, avance lentement ; mais, d’une année à l’autre, on remarque le progrès des mentalités et des réalisations.
Il y a eu aussi quelques Congrégations (provenant presque toutes des mêmes pays d’Europe) qui ont réagi aux changements en fermant portes et fenêtres « pour garder l’esprit ». Chez elles, la crise a ensuite éclaté de manière explosive ; les jeunes surtout les ont quittées, eux pour qui devenait irrespirable une atmosphère d’anachronisme et de mesquinerie. Il est regrettable que, dans une période riche comme la nôtre, quelques responsables d’instituts religieux aient pris peur et cherché à se réfugier dans les sécurités du passé.
La grande majorité des religieux, cependant, réaffirme sa foi dans la vie religieuse et désire vivre sa vocation avec une plus grande authenticité évangélique. En Amérique latine, les religieux ont plus ou moins les mêmes problèmes que ceux des autres continents ; mais une de leurs caractéristiques (elle n’a jamais failli) est qu’ils regardent l’avenir avec espérance.
Casilla 2151
COCHABAMBA, Bolivie
La C.L.A.R. est la Confédération latino-américaine des religieux. Elle rassemble les 170.000 religieux et religieuses de 21 pays, groupés en 25 Conférences nationales ; 17 pays ont une conférence mixte ; les 4 autres, une Conférence séparée pour les religieux et pour les religieuses.
Les objectifs de la C.L.A.R. sont la promotion et la rénovation de la vie religieuse en Amérique latine. Pour cela, elle utilise quelques moyens de réflexion : publication de textes sur la vie religieuse, après y avoir fait participer le plus grand nombre possible de religieux par leur contribution personnelle ou communautaire ; réunion du groupe des théologiens qui étudient l’un ou l’autre point concret, travail qui est ensuite diffusé ; séminaires pour provinciaux et formateurs dans le but de stimuler la rénovation chez les personnes qui occupent des positions-clés.
On accorde beaucoup d’importance aux relations personnelles des responsables de la C.L.A.R. avec les Conférences nationales de religieux, spécialement à l’occasion des Assemblées nationales. De la même manière, on entretient des relations avec la Sacrée Congrégation des Religieux et avec d’autres organismes internationaux. Des rapports particuliers sont entretenus avec la CELAM (Conférence des Évêques latino-américains).
La direction de la CLAR est constituée par un président et trois vice-présidents (un prêtre, un frère et une religieuse) et douze conseillers (quatre régions ayant chacune trois conseillers : un prêtre, un frère, une religieuse). À quoi s’ajoute un secrétaire général aidé par quelques collaborateurs.