Présence évangélique dans le Quart Monde
Joseph Wresinski, Étienne de Ghellinck, s.j.
N°1976-2 • Mars 1976
| P. 80-101 |
Cette réflexion prend comme point de départ le pauvre. Non pas l’exploité, mais l’exclu qui est en deçà de tout. Il ne peut même pas partager nos conflits parce qu’il est trop faible. C’est non par un rapport de forces, mais à partir de la faiblesse qu’une solution se cherche. On se situe en deçà de la « lutte des classes » : ces hommes exclus ne désirent pas y entrer parce qu’ils en ont toujours été meurtris. Nous sommes invités à nous mettre de leur côté, à découvrir ainsi la vérité de l’homme démuni. Dans la reconnaissance des conflits de l’injustice, l’auteur nous révèle comment la force de la vérité introduit à une nouvelle analyse de la société et à un dynamisme de réconciliation. Ces pages nous invitent à discerner une manière profondément évangélique d’être situé parmi les plus démunis. Elles peuvent éclairer nombre d’hommes et de femmes consacrés à Dieu qui s’engagent dans le service des plus pauvres, et les aider à vivre leur présence et leur action dans une fidélité authentique à leur vocation d’Église.Vivant depuis près de quatre ans avec un compagnon dans un « bidonville vertical » de Marseille, un jeune jésuite nous décrit son cheminement et ses expériences.
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I
Le Père Joseph Wresinski est à l’origine du mouvement « Aide à Toute Détresse - Science et Service », né dans les bidonvilles de la région parisienne. Issu lui-même d’une famille sous-prolétarienne, il séjournait vers la fin des années cinquante parmi les plus déshérités du camp de Noisy-le-Grand (à l’origine cité d’urgence de l’Abbé Pierre) et il s’entoura bientôt de jeunes et d’adultes, français et étrangers. C’est de là qu’est né le mouvement aconfessionnel rassemblant des hommes et des femmes de toutes nationalités, religions et orientations politiques, unis par des options de base et un projet de civilisation dont l’inspiration évangélique apparaît dans les pages qui suivent. Nous remercions le Père Joseph de nous avoir autorisés à publier cette conférence faite à l’Institut d’Études Théologiques de Bruxelles en mai 1975.
Le souci des plus pauvres
Le souci des plus pauvres, c’est le fait d’abandonner les quatre-vingt-dix-neuf brebis pour une seule (Lc 15,4-7). Cela va très loin au niveau de l’engagement dans la vie quotidienne. Se solidariser avec le plus pauvre, c’est passer dans l’autre camp, sur l’autre rive, se situer au niveau de cette unique brebis dont les autres critiqueront l’existence, la manière de vivre, la façon de penser.
Encore faut-il que cette brebis soit vraiment abandonnée, vraiment seule. Il ne faut pas qu’elle ait derrière elle tout un arrière-pays social, religieux, politique. D’après nos analyses et notre expérience, dans les plus pauvres, il y a quelques migrants, quelques gitans, mais surtout, en grande majorité, des familles françaises.
Cette brebis abandonnée nous force à réfléchir sur la société et aussi sur notre foi : celle-ci doit nous conduire à un engagement concret, elle doit devenir une foi vécue. Tel est le deuxième impératif : « Va par les chemins creux, va te mêler à la vie des truands, des mal-aimés, des tordus et des autres... Va et ne cesse d’aller, pour que l’Église puisse se réaliser et atteindre son suprême achèvement » (cf. Lc 14,21-24). L’Église ne s’achèvera que dans la mesure où les plus déshérités auront part active au festin du Royaume, dans la mesure où les « exclus » ne seront plus exclus de l’Église, dans la mesure où ils alimenteront la mystique de l’Église, la théologie de l’Église, la parole de l’Église, la liturgie de l’Église.
Les pauvres mettent tout en cause. Lorsqu’il y a quelque part un vrai pauvre, tout est bouleversé. C’est pour cela qu’on les met à la porte des H.L.M. (les logements populaires !), des magasins, des lieux de travail, de partout en un mot. On dit qu’ils mettent le désordre. Ils font plus : ils posent souvent les questions essentielles. Si leur comportement nous paraît tellement insolite, c’est qu’ils ne peuvent accepter ce qu’ils ressentent comme des dénis permanents du droit, de la justice, du respect d’autrui, de l’égalité, alors même que ces situations nous paraissent normales et naturelles.
Les premiers seront les derniers
Par cette affirmation, c’est toute une ecclésiologie qui se trouve mise en cause : nous sommes invités à changer notre regard sur la société. Dans le Royaume, toutes les priorités sont renversées. Rendons-nous compte de ce que cela représente au niveau d’un projet de civilisation, de notre regard sur la société, cette société humaine qui est le Royaume de Dieu en puissance. Tant que, parmi les invités, les premiers ne seront pas les derniers, nous devrons nous demander si nous sommes l’Église telle que Jésus-Christ l’a voulue. Ceci ne met pas en question la hiérarchie : le Pape ne se dit-il pas le serviteur des serviteurs de Dieu ? Pour lui, ce n’est pas une formule de style, mais une réalité vécue. Et la vie de tout responsable, dans l’Église, doit se situer dans cette continuité-là, malgré nos humaines faiblesses.
Imaginons ce que peut représenter pareil renversement réalisé dans l’Église, dans la théologie, la spiritualité, la mystique, la contemplation, dans la liturgie enfin, devenue vraie liturgie du « peuple », celle qui vit, chante et crie la peine et la souffrance des hommes, mais aussi leur joie et leur espoir.
Un chant d’espoir
Le monde de la misère est un monde de la poésie. Avec le tiers, ou même peut-être le quart des mots que nous utilisons couramment, le pauvre arrive à exprimer ce qu’il vit avec tant de chaleur, de vie, de beauté que l’on est toujours émerveillé : on peut l’écouter durant des heures d’affilée, parce que l’on sent que l’on est arrivé à l’extrême limite de l’espoir. Pas d’espoir sans poésie, sans chant. Un chant d’espoir n’est pas nécessairement révolutionnaire, il peut aussi être un chant religieux. Et les pauvres nous livrent ce chant religieux, ce chant d’espoir parce qu’ils vivent toujours tendus vers le lendemain. « Demain, vous dit-il, il va rentrer au travail, et puis... ». Rêve que tout cela, direz-vous. Eh non, lui en est sûr, il y croit parce qu’il n’est pas possible que cette vie de misère ne s’arrête pas, qu’on ne puisse pas vivre en enfant de Dieu, chanter et aimer : « on n’est tout de même pas des bêtes », il n’est pas possible qu’on soit venu sur terre sans pouvoir réaliser ce que l’on voudrait, ce à quoi l’on aspire au plus profond de soi. Et ce n’est pas le frigidaire, ni la voiture ! Ceux qui les veulent sont déjà passés sur l’autre rive. Ce que le pauvre veut, c’est la considération. Quand on en a toujours joui, on ne sait pas ce que c’est que d’en être privé. Être considéré, estimé, honoré renouvelle une vie. Le problème de l’honneur est le problème crucial des pauvres, mais c’est aussi le problème fondamental de tous les enfants de Dieu : « rendre honneur à Dieu, lui rendre honneur et gloire ! » On ne peut imaginer tout ce que les pauvres peuvent nous dire quand on sait décoder.
Un monde de résurrection
Dans cette même ligne de l’espoir, le monde des pauvres est aussi un monde de résurrection. Les pauvres sont-ils atteints de mille manières par la misère, les voici tout à coup qui revivent, à notre grand étonnement. On appelle cela « récupérer physiquement ». J’ai toujours été frappé de cette capacité de récupération des pauvres ; on dirait qu’ils n’ont pas le temps de s’arrêter, car la vie les pousse, elle n’est pas seulement derrière eux, elle est devant aussi : les enfants ont faim, le mari demande ceci ou cela, le milieu tout entier a besoin de ces pauvres forces pour continuer, envers et contre tout, à exister. Cette capacité de récupération est toujours bouleversante ; elle ne peut pas ne pas nous poser un problème de résurrection.
Un peuple prophétique
Le Quart Monde est un peuple prophétique parce qu’il revit le mystère du Christ. C’est cela que nous devons arriver à décoder. Le groupe a ses lois, ses sages et ses fous. Ce qui constitue un homme, ce sont les droits qui lui sont reconnus. Le Quart Monde manque de culture, c’est-à-dire de cette expérience vécue qui est devenue bien commun de l’humanité. Mais il possède un faire et un dire qui sont reconnus par ceux qui se sentent solidaires de ce monde. C’est fragile, cela reste à l’état d’ébauche, d’amorce. Le Quart Monde est un peuple de l’ébauche, de l’essai ; ce n’est pas, pour autant, un peuple velléitaire.
Il y a là de grandes possibilités pour la révélation évangélique. Prenons un exemple : une fille de quinze ans « se met » avec un gars. Nous jugeons cela à notre façon ; le milieu, lui, n’a pas cette réaction : les gens y savent que chacun a droit au bonheur, ils ont même vraiment besoin que cette gamine ait du bonheur. C’est une démarche divine. Mais, pour le voir, il faut croire à la valeur spirituelle des gens. Alors on sera prêt à leur donner du pain pour qu’ils reçoivent davantage, pour qu’ils mangent le pain spirituel. Il faut donner le pain comme signe qu’il y a plus que le pain. L’indigence matérielle des hommes est la conséquence de l’indigence spirituelle de ceux qui gouvernent le monde.
Vivre au milieu des plus pauvres
Pour être capable de décoder le mystère que vivent les pauvres, il faut vivre au milieu d’eux. Cette démarche est notre façon de vivre l’Incarnation. Ce n’est pas le marxisme, c’est l’Église qui nous a appris à vivre au milieu du peuple des pauvres, à subir toutes les avanies qui en sont le lot, à devenir parfois tellement pauvre qu’on finit par être tenu à l’écart, coupé des autres, privé d’un langage commun avec les autres classes de la société, sans communication avec elles : on aboutit à être obligé de réinventer toutes les communications. Parmi les volontaires, il n’y en a guère qui aient gardé leurs amis d’antan ; parmi les prêtres et les religieuses, il n’y en a guère qui n’aient pas dû réinventer leurs rapports avec l’Église.
L’incarnation dans le milieu, avec son nouveau langage et cette espèce de lavage de cerveau que je préfère appeler un lavage d’âme et de cœur, le renouvellement radical qui fait que Dieu vient à nous de toutes parts et vit en nous dans ce contact avec les pauvres dont nous nous faisons solidaires, transforme merveilleusement nos rapports avec l’Église. Ceux qui, au moment de leur entrée dans le monde des pauvres, n’adhéraient plus guère à elle que par 50 % ou 30 % d’eux-mêmes, quand ils n’étaient pas en état de complète rupture, ne peuvent plus voir l’Église qu’en termes positifs. Cela n’exclut d’ailleurs pas qu’on la considère en termes critiques, car l’Église, elle aussi, est marginalisante : dans cette mesure, elle cesse d’être une fonction d’amour et se rapproche d’un parti politique.
Quand on est au milieu des plus pauvres, on ne peut plus considérer l’Église comme avant, on ne peut plus avoir les mêmes rapports avec elle ni avec les chrétiens. On sait que celui qui est sur l’autre rive est d’autant plus notre frère qu’il n’est pas du bon côté, du côté de la brebis unique, du côté des bas-fonds. On ne peut qu’avoir un immense respect pour ceux qui sont sur l’autre bord et un désir intense qu’eux aussi passent de ce côté-ci, parce que c’est là qu’est la plénitude de l’Église, son achèvement.
C’est l’Incarnation qui nous apprend à « vivre avec », à perdre notre langage, à le réinventer de fond en comble, à renouveler toutes nos analyses, à recréer nos rapports avec tous les hommes. Qui découvre cet espoir de résurrection permanente, ne peut plus rien percevoir comme auparavant.
L’extrême réconciliation
Ce respect que l’on porte aux autres force nécessairement à vouloir une réconciliation en profondeur. On n’a pas le droit de ne pas la chercher. À vrai dire, dans cette partie du monde, on est tellement indigent, tellement impuissant, sans emprise sur rien ni personne, que l’on est obligé d’appeler tous les autres hommes à son secours.
L’on est du bon côté, mais c’est précisément le côté de la pauvreté, des petits, des humbles, de ceux qui sont dépourvus de moyens intellectuels, en un mot le côté de ceux qui n’ont rien. Sans les autres, c’est la mort et l’anéantissement. On a besoin de tous les autres : c’est cela l’extrême réconciliation.
Voilà ce que l’Église nous a donné : l’amour des plus petits ou, pour mieux dire, des « plus grands » (Lc 9,48), puisqu’ils sont les porteurs de la grâce. Ce que l’Église nous a donné, c’est l’amour de ceux-là qui sont par excellence les porteurs de la grâce, les ultimes recours de Dieu pour répandre sa grâce et sa gloire en ce monde.
Une nouvelle analyse de la société
Admettre un monde « à l’envers », où les premiers seront les derniers, entraîne nécessairement un renversement de notre regard sur la société : priorité aux plus pauvres, style de démocratie où sont privilégiés les plus faibles, les minorités, les exclus. Sans cela, il n’y a pas démocratie, mais dictature à l’envers. La dictature de la masse, la dictature de la classe aboutissent toujours à l’asservissement des plus faibles. Dire que les premiers seront les derniers, ce n’est pas en faire les esclaves, les misérables de la situation nouvelle. Cela, ce n’est rien renverser, c’est simplement continuer comme avant en inversant les rôles.
Notre analyse de la société
Notre analyse de toutes les sociétés que nous connaissons, celles d’hier et celles d’aujourd’hui, aboutit toujours à la même constatation : elles sont toutes fondées sur une volonté de puissance, et donc fondamentalement pour la sélection et la ségrégation : les plus forts, les plus instruits y sont les premiers, infailliblement.
Il n’est pas facile d’admettre la justesse de cette analyse qui révèle que toutes les sociétés sont sélectives et donc marginalisantes. C’est un renversement total de la pensée sociale. Cela suppose (ce qui est tout à fait neuf) qu’on se rende compte qu’une couche de la population échappe à nos analyses. Il faut prendre conscience qu’on part toujours d’un seuil : ce qui se trouve en-dessous de ce niveau est ignoré, de bonne foi ou non. Les économistes le reconnaissent aujourd’hui, les marxistes comme les autres. Il y a dix ou quinze ans, il a fallu accepter de voir qu’il y avait encore des pauvres parmi nous ; aujourd’hui que c’est fait, il faut encore constater que nos définitions ne les englobent pas.
Nous nous trouvons devant une société qui divise, qui marginalise pour ne pas devoir sans cesse tout remettre en cause. Il y a quelque temps, je suis allé voir un conseiller technique de Monsieur Messmer (à l’époque, Premier Ministre de France) pour examiner avec lui un système dans lequel les pauvres payeraient des loyers inversement proportionnels à leur dénuement. Il m’a dit que c’était toute la structure économique du pays que je menaçais. En effet, quand on veut réellement donner la première place aux pauvres, les structures s’écroulent. C’est pour cela que les sociétés préfèrent ignorer l’exclusion qu’elles pratiquent.
Les plus pauvres refusent la ségrégation
Les hommes du Quart Monde font la démarche inverse. La situation sociale, économique, culturelle et spirituelle que nous leur faisons les contraint à passer par notre volonté de puissance. Cependant, ils la réprouvent dans les faits et dans la vie. Obligés eux aussi de cataloguer, ils ne peuvent s’en accommoder ; forcés d’exclure, ils en souffrent profondément, refusent ces exclusions et les tournent de mille manières. Voici un homme plusieurs fois trompé : il ramène toujours sa femme chez lui, avec un extrême respect : il le fait à sa façon, différente de la nôtre, qu’on ne comprend que si on la décode, et cette façon est toujours bouleversante. Voici une femme qui, malgré une vie de misère et de souffrances, revient toujours au foyer, trouve mille excuses à son mari et à ses enfants, tout simplement parce qu’il y a des séparations qui sont inhumaines, car elles détruisent celui qui la souffre et celui qui la cause.
Être en perpétuelle contestation
C’est pour cela que nous sommes des gens qui ne nous sentons pas à l’aise vis-à-vis de la société et de l’action politiques, quelles que soient leurs formes. Car toute société marginalise : ici, il nous est impossible de collaborer. Et cela nous oblige à nous remettre continuellement en question. Que nos tendances, notre éducation, notre culture, nos racines profondes nous orientent vers une analyse « de droite » (de type libéral) ou « de gauche » (de type collectiviste, marxiste ou autre), nous sommes toujours « piégés » et devons veiller à ne pas nous laisser entraîner. On peut toujours penser que l’on se trouve devant un « moindre mal », que tel système est moins ségrégatif qu’un autre, mais le moindre mal d’aujourd’hui sera le pire de demain.
De ce fait nous sommes en perpétuelle contestation : nous sommes incapables de nous sentir à l’aise dans aucun système politique, dans aucune idéologie qui entraîne des hommes à un combat qui en évince d’autres. C’est pourquoi nous sommes toujours obligés de dépasser même les partis auxquels nous adhérons. Quant au mouvement « Aide à toute détresse », il refuse, lui, de se lier à quelque parti que ce soit.
Ceci est également une démarche fondamentalement chrétienne. Refuser, comme mouvement, le soutien d’un parti, contester, comme individus, les partis auxquels nous nous inscrivons, n’est-ce pas perdre sa vie pour la sauver ?
Un humanisme chrétien
À ce niveau, le partage avec les non-chrétiens du Mouvement est difficile. Accepter la lutte des classes, c’est nécessairement exclure une foule de gens, c’est diviser le monde entre bons et mauvais (et les mauvais sont toujours de l’autre côté). Par contre, avec les chrétiens, un partage plénier est plus aisé. Non que les chrétiens aient, du monde, une vision moins réaliste, des analyses moins nettes, moins profondes, mais tout simplement parce qu’ils sont peut-être plus réalistes, parce qu’ils ont peut-être vécu l’humain beaucoup plus profondément. Dans le monde chrétien, tout au moins chez les volontaires avec lesquels je vis, il y a une sorte d’atavisme qui ne s’accommode pas facilement d’une division tranchée entre les bons et les mauvais. C’est peut-être de là que naît un optimisme sans bornes et sans mesure en faveur de l’homme : on croit profondément en lui. Et c’est cela qui nous rend capables de rester en milieu sous-prolétaire.
Notre démarche politique est très particulière, unique même : c’est celle du Fils de Dieu se faisant esclave. Ce « plongeon »-là dépasse tout raisonnement, toute sagesse humaine ; il est un certain partage d’humanité qui contredit toute autre démarche. Aussi ne s’analyse-t-il ni au niveau de la définition scientifique, sociologique, ni à celui de la définition politique. C’est une sorte d’intuition, que j’appelle chrétienne parce que je ne la rencontre nulle part ailleurs : c’est peut-être un héritage de l’Église.
Je crois que des athées, eux aussi, peuvent faire cette démarche, mais pas sans souffrance. Il n’y a rien de plus douloureux que voir souffrir les athées du Mouvement, tout à coup plongés dans une population démunie et incapables de rien faire pour elle : ils font l’expérience d’aller d’échec en échec, ils veulent que l’homme se réalise et celui-ci reste mutilé. Cette injustice les pénètre, les transperce de part en part et ils n’arrivent pas à comprendre.
Aliénation ?
Au fond, les chrétiens aussi recherchent l’achèvement de l’homme, mais ils savent que celui-ci ne se réalise pas ici-bas seulement. Est-ce céder à une aliénation ? Oui, si l’on pense que le processus n’est pas commencé et que nous n’avons qu’à attendre. Mais nous savons que l’achèvement ne se produirait pas si l’on se contentait de l’attendre. Non seulement l’Église resterait mutilée, mais le Royaume de Dieu serait inachevé. Si nous croyons que l’au-delà est une vie dans le Seigneur qui prolonge (en la transformant) celle que nous aurons ébauchée ici-bas, alors il n’y a pas aliénation, car cette foi nous fait agir davantage.
Cet apport de l’Église qui constitue notre grande richesse, nous ne pourrions le nier qu’en étant malhonnêtes avec nous-mêmes. Nous devons, au contraire, reconnaître qu’il est pour nous l’essentiel.
Utopie et action sur les structures
Le Mouvement ne peut pas se dispenser d’une action politique. Il a rencontré et reconnu un peuple exclu. Ce peuple a droit de vivre et donc d’exiger une société qui le lui permette. De ce fait, il est normal que le Mouvement ait une action profonde sur les structures. Mais proclamer : « priorité aux plus démunis », c’est demander, au nom de ce peuple, des structures qui ne sont pas celles que cherchent les autres hommes, c’est renverser les structures. Il faut réanalyser, repenser entièrement notre société.
Ici, nous sommes probablement au niveau de l’utopie. Mais c’est une démarche politique terriblement importante, parce qu’au fond elle est source de création permanente : sans utopie, pas de transformation radicale des structures. C’est aussi parce qu’on est dans l’utopie que l’on se trouve plus facilement de niveau avec les gens au plan spirituel, à condition toutefois de ne pas édulcorer les situations, mais de garder devant les yeux ce que les gens demandent et veulent profondément.
Le Quart Monde et l’Église
Le pluralisme du Mouvement : une question de justice
Pendant très longtemps, je n’ai rencontré dans le Mouvement ni confrère ni consœur. Ce fut une chance inouïe, car cela m’a forcé à faire de la population elle-même mon lieu de partage et de vie.
J’ai toujours pensé que c’était une profonde injustice que de ne pas créer des structures qui permettent à tous les hommes de se rencontrer, pas seulement dans des rencontres tactiques, pour faire ensemble un bout de chemin, mais dans des rencontres en profondeur qui unissent pour le reste de la vie.
L’expérience que nous avons ensuite vécue au milieu de cette population nous a appris que cela requiert absolument le concours de tous. Aucune société, aucun groupe, aucune autorité, aucune organisation, aucun système ne sera jamais capable, à lui seul, de faire vivre aux pauvres tout ce qu’ils ont d’espoir...
Obliger les pauvres à ne rencontrer que des groupes dont le seul combat est pour la justice me paraît une injustice intolérable : c’est condamner une partie de l’humanité à un dessèchement, à une âpreté, à une souffrance que l’on ne peut pas vouloir pour elle. C’est pourquoi le Mouvement se compose de personnes dont l’appartenance philosophique est très variée. Il chemine et se bâtit en tenant compte de ce fait. Logiquement, chacun doit pouvoir aller jusqu’au bout de ce qu’il doit être et de ce qu’il doit faire. C’est pourquoi l’Église, dans le Mouvement, ne peut pas ne pas s’incarner au plus profond : dans le cœur des chrétiens qui en font partie, il doit y avoir une aspiration profonde d’y trouver des frères qui partagent leur foi et leur prière. Il s’agit de justice, là aussi. Pourquoi priver les pauvres de ce qui est le summum du bien des riches, à savoir l’expérience la plus extraordinaire qu’un homme puisse faire, celle de rencontrer Dieu, de s’unir à lui ? Les en priver est une injustice fondamentale que le Mouvement a toujours ressentie et qu’il n’a jamais acceptée.
Le Quart Monde et l’Église
Autrefois l’Église était très attentive à cette population. Il n’y a pas si longtemps encore, elle lui consacrait, de multiples façons, un nombre considérable de personnes : on peut dire qu’elle donnait aux pauvres les deux tiers de sa pensée et de son temps. C’est peut-être cela qui explique l’attachement profond des pauvres à l’Église, bien qu’il n’y ait plus personne pour s’occuper d’eux, plus de prêtres qui se croient honorés d’aller vivre avec eux. Et le résultat est que les enfants de cette population ne sont plus catéchisés : dans la seule région parisienne, je connais peut-être 100.000 à 200.000 enfants qui n’ont jamais vu de prêtre. Malgré cela, il y a, chez ces gens, une sorte de refus de rompre non avec l’institution, mais avec ce quelque chose que l’on était pour elle et que l’on reste encore. En coupant la relation avec l’Église, c’est à soi-même que l’on fait mal, on se coupe de quelque chose de profond et d’essentiel, qui reste nécessaire. C’est ce que l’on n’a pas toujours compris dans ces études sur la pratique soi-disant sociologique de ces gens-là. Pareil type de pratique n’existe pas dans le milieu des pauvres. Je n’ai jamais vu un pauvre attaché par atavisme à un baptême, à une communion, jamais.
Les pauvres m’ont appris une extrême indulgence envers les hommes et envers l’Église, comme envers quelqu’un qui ne sait pas lire, qui ne connaît pas. La pauvreté de l’Église est infinie ; elle souffre d’être toujours blessée là où elle est le plus vulnérable, dans sa pauvreté. Il faut beaucoup de compréhension, beaucoup de pardon envers ce grand corps blessé. Il faut pardonner à l’Église au nom d’un peuple envers qui elle est injuste, parce que moi-même, qui ai chaque jour besoin de pardon, je suis de la grande famille des pardonnés. L’Église est la seule à respecter les pauvres lorsqu’elle les rencontre. Le malheur, c’est qu’elle ne les rencontre pas assez. Je respecte l’Église à cause du pardon que lui donnent tous les jours les pauvres.
Prêtres et religieux
Être vraiment prêtre, cela veut dire célébrer l’Eucharistie ; être vraiment religieuse, c’est être épouse et mère du Seigneur, et donc créatrice de vie nouvelle.
Ce ne sont pas des « prêtres-ouvriers », des « prêtres-éducateurs », des « religieuses-éducatrices » que les pauvres nous demandent. On a toujours tendance à imaginer qu’ils nous demandent des services ou de l’argent. Ce n’est pas cela qu’ils nous demandent, même s’ils quémandent beaucoup et souvent. S’ils le font, à qui la faute ? Ayant perdu les mots pour leur parler, nous n’avons plus su entrer en relation avec eux et nous avons pris le visage de la banque des pauvres, du bureau de bienfaisance. Mais ce n’est pas cela que les pauvres cherchent.
Ce qu’ils demandent toujours à un prêtre, c’est qu’il soit bon. Mais il faut comprendre. Ils ne demandent pas qu’on se clochardise, mais qu’on soit de leur côté : comprendre, être indulgent, être un soutien dans tous les domaines, être disponible, même au point de vue financier. Ils sont humiliés quand un prêtre les aide à contrecœur, comme s’il calculait l’amour. Eux ne calculent pas, ils ont la spontanéité de l’entraide. Ils calculent après, quand ils réfléchissent et se rendent compte qu’ils se sont « fait avoir ». L’aumône, comme régime social, est dégradante, mais ne pas vouloir faire l’aumône, c’est faux. On doit savoir se dépouiller. Ils ont besoin qu’on se démène pour eux comme ils le font pour leurs proches.
Le prêtre doit être très proche. Ils sont rassurés quand un prêtre est auprès d’eux. Cela témoigne que l’Église est de leur bord. Ils souffrent beaucoup de voir l’Église cataloguée comme riche, car ils sentent que, de droit, elle est leur communauté. Le prêtre doit accepter de tenir sous le coup de ce qu’ils vivent pour confirmer que leur espérance, tout absurde qu’elle paraisse, est vraie.
Vouloir connaître le peuple
Tout ceci suppose la volonté de connaître le peuple : c’est le « b-a, ba » du sacerdoce. Les pauvres ont leur manière de rencontrer Dieu. Que savons-nous du Dieu des pauvres ? A-t-il mis en question notre image de Dieu, notre liturgie, notre théologie ? On ne peut pas y aller à la légère en ce domaine, il y faut une étude permanente, des rapports quotidiens, sinon on reste « plaqué » sur le réel. Les gens savent bien que nous ne sommes pas eux et ils demandent de nous cette connaissance. Elle est indispensable pour être capable de les évangéliser, de faire leur eucharistie. Rien de grand ne se bâtit que sur la connaissance.
Cette connaissance, qui ne cesse d’évoluer, suppose des ruptures au niveau de la communauté, du langage, du type de relation. Les pauvres remettent en cause notre langage. Il s’agit de ne pas parler « à côté », mais de les faire entrer dans le Mystère. Cela entraîne même des ruptures avec l’Église : il faut que prêtres et religieux soient de l’Église, de leur communauté et en même temps d’ailleurs. Il leur faut être d’Église tout en ne l’étant pas, car la communauté doit aller ailleurs pour que l’Église s’accomplisse.
Ce que les pauvres demandent aussi, c’est toute la prière, toute la contemplation qui leur est due du fait que vous êtes religieuse, du fait que vous êtes prêtre. Ce n’est pas d’un travailleur social qu’ils peuvent se contenter. Mais il n’est pas facile d’être une présence d’Église, d’être des priants au milieu du peuple. C’est aussi une exigence sociale, une exigence politique. Il y a des attitudes prophétiques de prière qui sont vraiment des actes politiques, parce qu’elles sont un engagement.
Si le Mouvement n’arrive pas à susciter cette dimension contemplative, je ne crois pas qu’il durera. Il ne restera pas fidèle à lui-même, il ne restera pas fidèle aux plus pauvres.
L’exemple de saint François
Celui que l’on pourrait imiter si l’on cherchait vraiment une dimension spirituelle proche de nous et dans laquelle on se sentirait à l’aise, c’est saint François. Lui n’a jamais été un homme de « services », mais un homme de vie : il a vécu, il a partagé, il a assumé toutes les responsabilités humaines et politiques dans sa propre chair, il a été le compagnon désireux que s’incarne en lui tout l’espoir et toute la souffrance des hommes. Ce qu’il voulait, ce n’est pas de « porter » les pauvres vers Dieu, ni de vivre Dieu « en eux », mais bien que les pauvres vivent en lui et qu’ainsi Dieu lui-même vive en lui.
Là aussi, il y a un renversement considérable que nous essayons d’approfondir entre nous ; c’est lui qui explique pourquoi nous tenons le coup au milieu des pauvres. Si nous tenons en milieu sous-prolétaire, c’est parce que nous sommes sûrs que, si les pauvres vivent en nous, Jésus-Christ vivra en nous et Dieu sera loué, gloire lui sera rendue à travers tous nos actes. Dans cette démarche, on se trouve en effet obligé à tout, car l’amour ne trie pas les actions. Tout ce que nous faisons en milieu sous-prolétaire est toujours un geste qui dévoile l’espoir que les gens portent au fond d’eux-mêmes. Le Mouvement en tant que tel se veut en effet porteur d’une signification d’espérance. Qu’il s’agisse de présence, de bibliothèque de rue, de n’importe quoi d’autre, cela tend toujours à révéler ce que les gens portent en eux et veulent en réalité, car ils désirent toujours plus qu’ils ne le disent et que nous ne pouvons l’imaginer. Mais ils sont prêts à partager avec nous l’infinité de grâce qu’ils vivent sans le savoir ni le vouloir consciemment.
Fidélité aux plus pauvres
Je ne crois pas que l’on puisse rester fidèle à cette population sous-prolétaire si l’on n’a pas conscience de vivre l’Incarnation du Seigneur. Que de religieux éducateurs, de religieuses hospitalières ont suivi la montée de leur peuple au fur et à mesure que celui-ci s’élevait dans l’échelle sociale ! Ils n’ont pas eu le courage (et le Mouvement ne l’a pas toujours non plus) de décrocher et de se replonger plus bas. Cela demande un renouvellement de l’esprit, du cœur, de l’intelligence qu’on a de Dieu et de l’homme ; il y faut une redécouverte permanente, des ruptures parfois douloureuses à l’extrême ; c’est également l’abandon de sa sécurité, car on finit par trouver celle-ci chez ceux auxquels on a tout donné : on veut finalement que ses cendres reposent pour toujours auprès de ce peuple qu’on a tant aimé. Mais précisément, si on l’aime tellement, on devrait entendre son appel au départ, son invitation à le quitter. Il n’y a que Jésus qui ait le droit de mourir au milieu des siens ; ce n’est que pour lui que cela a un sens.
Pour rester capable de ce plongeon continuel, il faut ce que j’appellerais volontiers des « poids lourds », toute une densité de prière et d’adoration qui fasse que le Mouvement s’enfonce sans cesse et s’en aille toujours plus profond. Sans elle, le Mouvement ne durera pas.
A.T.D.
122, rue du Général Leclerc
F-95480 PIERRELAYE, France
Pistes de réflexion
– Serions-nous, malheureusement, de ceux qui, dans l’Église, ne rencontrent pas les « pauvres » ?
– Pour ne pas exclure les plus pauvres, ne faut-il pas les privilégier ?
– La contemplation du Serviteur souffrant nous amène-t-elle à rencontrer la souffrance de Dieu dans l’écrasement des pauvres et à y communier ?
– Nous savons la difficulté de nous situer sans lâcheté comme sans violence dans le combat des hommes. Ce texte donne-t-il des éléments de réponse ?
– Une vision globale de l’homme est sous-jacente à cette réflexion. Laquelle ?
II
Depuis trois ans et demi, Michel et moi vivons à Bassens, cité d’urgence des quartiers Nord de Marseille. Nous avons fait connaissance il y a quatre ans, à Paris, au Centre de Formation du Mouvement A.T.D.-Science et Service, qui regroupe quelque deux cents permanents de divers horizons philosophiques, politiques et religieux, engagés à défendre la cause du Quart Monde, à savoir le sous-prolétariat relégué au plus bas de l’échelle sociale dans les pays les plus développés. Michel, âgé de 30 ans, originaire d’Alsace, est laïc chrétien. Moi-même, âgé de 36 ans, d’origine belge, suis religieux jésuite, prêtre depuis cinq ans.
Deux chemins m’ont peu à peu conduit à vivre avec les plus défavorisés de notre société. D’une part, la conviction de plus en plus évidente de la nécessité de changer la mentalité et les structures de nos pays riches qui empêchent la libération du Tiers Monde, ainsi que la prise de conscience de plus en plus vive de l’injustice que subissent les plus pauvres de notre société « développée », qui m’empêche de continuer à vivre hors d’une réelle solidarité avec eux. Je souffrais donc de ce que l’Église, elle aussi, soit davantage présente aux côtés de ceux qui détiennent l’avoir, le savoir et le pouvoir, qu’aux côtés de ceux qui en sont dépourvus et même exclus. D’autre part, et plus profondément, un autre chemin me confirmait dans le même sens. La lecture assidue de l’Évangile et l’expérience des Exercices spirituels de saint Ignace m’appelaient à suivre radicalement Jésus-Christ. « Lui, n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu. Mais il s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur » (Ph 2,6-7) ; « lui s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté » (2 Co 8,9). Le désir de vivre pauvre parmi les pauvres mûrit au cours de ma formation dans la Compagnie, par des choix successifs d’engagements apostoliques dans des milieux de plus en plus défavorisés. C’est enfin, lors d’une retraite, un an avant le sacerdoce, que Dieu répondit clairement à ma prière et à mon attente.
À partir de cette époque, je me mis à la recherche des plus pauvres de notre société. Encouragé par ma communauté et envoyé par mes responsables religieux, je me suis mis progressivement à la disposition du Mouvement A.T.D.-Science et Service qui me paraissait correspondre à ce que je cherchais.
Après une période de formation, A.T.D. nous envoyait, Michel et moi, en septembre 1972, à Marseille où une association locale demandait une équipe pour animer la cité Bassens, un « ghetto » de dix-sept bâtiments de quatre étages coincés entre une ligne de chemin de fer à grande circulation et une zone industrielle, et séparés par ailleurs de tout habitat, de tout centre commercial et administratif. Vrai « bidonville vertical », cette cité d’urgence entassait depuis dix ans trois cents familles relogées « provisoirement » de divers bidonvilles résorbés de la banlieue Nord. Une population de 2.400 personnes dont 1.300 jeunes, d’origine maghrébine ou gitane, huit personnes en moyenne par famille étaient et sont encore aujourd’hui contraintes de vivre dans une pièce unique de 36 m2.
Comme le font la plupart des équipes du Mouvement, nous avons aussitôt habité la cité. Nous voulions, en effet, apprendre à connaître de l’intérieur et comprendre ce que vivaient ces trois cents familles, en priorité les plus défavorisées d’entre elles. Peu à peu, nous avons ainsi créé des relations nouvelles entre jeunes ainsi qu’entre parents, relations telles qu’une prise de conscience collective a pris corps. La cité, peu à peu, s’est éveillée. Aujourd’hui, elle a commencé à relever la tête, à prendre la parole, à lutter pour que soit reconnus la dignité de ses habitants et leurs droits fondamentaux. Depuis trois ans, l’équipe a, par ailleurs, cherché sans cesse, dans la population marseillaise, des amis solidaires de la même cause, défendant déjà ou prêts à défendre la dignité et les droits des plus pauvres auprès de l’opinion publique et des pouvoirs.
Mon propos est d’esquisser comment, à travers cette présence et cette action communautaire, je découvre peu à peu Jésus-Christ vivant au milieu de son Peuple.
Au point de départ, j’espérais vivre trois années de « Nazareth », d’enfouissement et de silence, pour tenter de comprendre ce que vivent les plus pauvres et découvrir à travers la réalité quotidienne partagée de la misère, à la fois leur impossibilité de croire, d’espérer, d’aimer et, en paradoxe, leur foi, leur espérance et leur charité. J’aspirais à me laisser former par eux pour devenir prêtre au Quart Monde.
Que dire de notre première année à Bassens ? Sinon que nous avons dû apprendre à vivre l’exigence du « quitte ton pays », à nous faire accepter par une population étonnée de voir ces deux étrangers à la cité venir habiter au milieu d’elle et donc quelque peu méfiante. Personne « de l’extérieur » n’avait habité dans cette cité qui faisait peur à tous ceux qui ne la connaissaient pas ! Sont-ils des indicateurs de la police ? Des agents de la Mairie ? Des éducateurs ? Des homosexuels ? Jeunes et parents nous testèrent donc pendant un an. Ils cherchaient à comprendre pourquoi nous étions venus là, qui nous étions. Ils ne pouvaient croire à ce que nous disions, tant que nous ne nous étions pas révélés tels à leurs yeux. Un jeune Algérien me dit un soir : « Si c’est pour Dieu que tu es venu ici, alors je comprends et je te respecte ». D’autres doutaient de mon identité : « Tu es curé, toi ? Et tu crois en Dieu ? » Michel et moi, vivions dans l’insécurité et une certaine peur des affrontements avec les jeunes surtout, soumis au climat permanent d’agressivité et de violence d’une cité surpeuplée victime du racisme et de l’exclusion sociale. Une question me revenait souvent à l’esprit : « comment vivre en témoin de Jésus-Christ et en prêtre, au milieu de ces familles musulmanes et gitanes ? ». L’Eucharistie, célébrée chaque jour en équipe ou seul, chez nous au logement, m’éclaira peu à peu sur la manière de vivre l’accueil, les affrontements, les relations multiples.
Au cours de la deuxième année, il ne fut guère facile de modeler notre vie d’équipe suivant les exigences de l’accueil au logement que les jeunes assiégeaient volontiers. Nous étions incapables de dominer « la situation d’urgence » permanente, de répondre avec le discernement nécessaire aux multiples besoins des familles, de rendre visite aux trois cents familles que nous voulions rencontrer (au moins les plus défavorisées d’entre elles). C’est qu’en effet, en tant qu’« animateurs du Centre Social », nous étions sollicités tant par les enfants, les jeunes et les adultes de la cité que par les services sociaux.
Vivre avec les pauvres, ce n’est pas encore vivre la béatitude de la pauvreté ! Vivre la solidarité avec eux, ce n’est pas encore les aimer comme ils le demandent. L’agitation, l’inquiétude permanente, la fatigue me tenaillaient. Acculé à me désapproprier de la liberté de disposer de mon temps, de mon repos, de mon temps de prière même, je pressentais la nécessité de me livrer à Dieu en me livrant sans réserve à mes frères. Mais je ne sentais pas en moi la force d’aimer. Je compris alors le sens de ma faiblesse et du même coup le sens de la faiblesse des pauvres, comme le lieu choisi par Dieu pour se manifester à nous. En effet, dit Dieu, « ma grâce te suffit ; ma puissance donnera toute sa mesure dans ta faiblesse » (2 Co 12,9 sv. ; voir aussi 2 Co 4,7 sv.). Je méditai alors avec joie le passage suivant de « Sagesse d’un Pauvre » : « La plus haute activité de l’homme et sa maturité consistent dans l’acceptation humble et joyeuse de ce qui est, de tout ce qui est. La profondeur d’un homme est dans sa puissance d’accueil... Nous voulons toujours ajouter une coudée à notre taille, d’une manière ou d’une autre. Tel est le but de la plupart de nos actions. Même lorsque nous pensons travailler pour le Royaume de Dieu... Jusqu’au jour où nous nous heurtons à un échec profond, nous découvrons alors qu’il n’y a de Tout-Puissant que Dieu, et qu’il est le seul Saint et le seul Bon. L’homme qui accepte cette réalité et qui s’en réjouit à fond a trouvé la paix. Seul l’homme qui accepte Dieu de cette manière est capable de s’accepter vraiment soi-même. Il devient libre de tout vouloir particulier. Plus rien ne vient troubler en lui le jeu divin de la création. Son vouloir s’est multiplié et en même temps il s’est fait vaste et profond comme le monde. Plus rien ne le sépare de l’acte créateur. Il est entièrement ouvert à l’action de Dieu qui fait de lui ce qu’il veut, qui le mène où il veut. »
Après deux ans d’enracinement silencieux, l’équipe réunit tous les mois un comité de gens de la ville désireux de connaître cette misère à leur porte, de réfléchir sur ses causes, d’en informer l’opinion et de défendre les droits du Quart Monde auprès des Pouvoirs.
En effet, beaucoup dans la cité disaient qu’il fallait « faire venir les journalistes », « écrire au Ministre de la Santé » ; ils voulaient montrer leurs conditions de vie aux gens de la ville et aux responsables dans l’espoir qu’ils comprendraient.
« Nous ne sommes pas des bêtes, nous avons droit de vivre comme des hommes. » L’idée d’organiser ensemble une « opération portes ouvertes » plut à toute la cité. Le comité des locataires convoqua les journalistes à une conférence de presse, fit des affiches, des tracts d’invitation. Les habitants se disaient : « On nous a mal accueilli à Marseille. Montrons que nous savons accueillir ». Plus d’un millier de Marseillais vinrent sous la pluie (!) visiter les familles jusque dans leurs logements et goûtèrent le méchoui préparé par la cité. Telle fut la manière dont les familles ont voulu entrer en relation avec la société qui les exclut ! Cette attitude n’est-elle pas évangélique ? Ne rejoint-elle pas l’attitude fondamentale que suggère Jean Vanier dans Ouvre mes bras (Paris, Fleuras, 1973, 93) : « Pour que le mur entre les deux mondes tombe et que naisse une société nouvelle de fraternité, il est impérieux que le cœur soit touché. Il ne s’agit pas d’abattre le riche, de le faire réagir par une autre violence plus forte encore et qui lui fera construire des murs de défense encore plus solides. Mais bien de l’aider à pénétrer par une grâce de l’Esprit dans le royaume de partage ».
Moment important, la « porte ouverte » n’était cependant qu’une étape vers ce royaume de partage. En effet, les familles les plus enfoncées de la cité n’y ont guère participé. L’une d’entre elles, restée enfermée chez soi, me demanda ce qu’était venu faire tout ce monde étranger à la cité. Je sentis alors le besoin de revenir au cœur de la cité, aux plus exclus parmi les exclus. J’ai alors multiplié les relations avec eux. En même temps que je prenais conscience de leur misère et de leur lutte incessante contre la mort, j’étais peu à peu acculé à accepter la même pauvreté radicale, la même impuissance radicale à leur venir en aide.
« Il s’agit de partager et partager veut dire aussi recevoir. Pour cela, il faut non seulement donner au misérable, mais aussi et peut-être surtout consentir à recevoir de lui, accueillir son être, sa vie, recevoir ce qu’il peut me donner, que ce soit simplement son être blessé et meurtri, révolté peut-être... » (ibid., 98).
Je me souviens avoir bien des fois écouté, impuissant, telle mère de famille qui n’en peut plus à cause du mari qui boit et rend la vie impossible au logement déjà si exigu... ; tel vieillard et sa femme pleurant leur dernière fillette écrasée par le train, ils en avaient déjà perdu un par le train, il y a dix ans ! Ce drame s’ajoutant à l’emprisonnement et à l’expulsion de France de tous leurs fils qui ont grandi en bidonville à Marseille... Je me souviens aussi de ce vieux gitan rapatrié d’Algérie, très marqué par l’assassinat, durant la guerre, de plusieurs membres de sa famille, maintenant séparé de ses enfants et vivant seul avec sa mère aveugle après avoir erré de bidonvilles en cités d’urgence... il me disait qu’après toutes ses souffrances, il ne croyait plus comme avant. « On est tous des chrétiens, on croit en Dieu. Mais Jésus, je n’y crois pas. Ça a été inventé ; et l’Église, c’est pour les riches ! » Devant tant de misère et de souffrance accumulées, je demeurais muet.
Au cours de cette même période, j’éprouvai durement mon propre échec devant le retrait de plus de la moitié des délégués du Comité des locataires que j’avais suscité, devant la stagnation du combat de la cité durant les mois qui suivirent le moment fort de la « porte ouverte », face aux lenteurs déconcertantes des pouvoirs publics reculant sans cesse la rénovation de la cité, commencée pourtant il y a un an. Enfin, l’équipe butait contre la difficulté de créer une solidarité entre les deux communautés (musulmane et gitane) de la cité, entre les familles les moins défavorisées de la cité et les plus misérables, telle que les unes n’excluent pas les autres. Je pressentais, en effet, la menace d’une « rénovation bourgeoise de Bassens » à l’image de notre société composée d’individus, de milieux, de classes qui veulent arracher leurs droits au détriment des plus défavorisés.
C’est ainsi qu’à mon tour, j’étais soumis au découragement et je faisais l’expérience, tout comme les familles, du doute envers la bonté de Dieu, de la tentation de fuir littéralement cette misère qui me collait de plus en plus à la peau. Paradoxalement, ce sont ces mêmes familles les plus visitées par la souffrance qui m’ont indiqué la route à suivre.
C’est cette mère qui continuait à tenir son ménage et se taisait quand elle était battue..., c’est ce vieux ménage qui continuait à croire en la bonté de Dieu malgré la mort tragique de deux enfants..., c’est ce vieux rapatrié qui, malgré sa haine de jadis pour ceux qui ont tué plusieurs membres de sa famille, veut oublier sa rancune et pardonne. Grâce à ce peuple du courage, je compris que dans le découragement, on peut mûrir à l’espérance. « Lorsque je touche ainsi le désespoir, je peux commencer à renaître d’une véritable espérance dans un Sauveur qui guérit » (Jean Vanier, ibid., 111).
Au-delà du sentiment d’absence et d’abandon de Dieu, je me disposai peu à peu à attendre le temps de la visite de Dieu – attendre et attendre encore, n’est-ce pas précisément ce que doivent faire les plus pauvres pour survivre ? – à crier vers Dieu, à rechercher les signes quotidiens de sa bonté. C’était le temps où le grain devait pourrir en terre pour laisser germer le blé. Temps d’abandon, non dans un esprit de fatalité, de résignation, mais de confiance plus profonde dans la nuit. Là encore, le signe de la bonté de Dieu me fut donné par une lettre d’un « frère en prison » à qui j’avais parlé de mon désarroi. Voici ce qu’il m’écrivit : « Fais ce que tu peux, ce que tu dois, défriche, laboure, sème et laisse à l’autre le soin de faire germer le grain, lui seul en possède le pouvoir. Ne te désole pas de l’apparente aridité de certains sols, ni quand tu dois t’en éloigner pour d’autres où l’on t’appelle. Ne t’inquiète jamais des lendemains, et si, par hasard, un jour, tu apercevais quelque moisson de l’un de tes champs, alors réjouis-toi davantage encore, car le blé ira fructifier d’autres champs. Vois-tu, la seule loi qui doit être la nôtre, c’est de nous réjouir comme d’un festin de notre pain noir, mais de ne jamais nous refuser au pain blanc et à toutes autres bonnes choses qui nous sont offertes, car les unes et les autres proviennent de la même main, qui en fait notre vie... ».
Ainsi aidé à mon tour par un frère qui a découvert la liberté authentique en prison, je pus faire un pas décisif dans la confiance, dans la foi... et je découvris bientôt avec grande joie une première moisson : l’éveil de certains à une solidarité nouvelle avec les plus défavorisés de la cité.
La découverte de nouvelles dimensions de la foi et de l’espérance libéra en moi une nouvelle capacité d’aimer à laquelle j’aspirais depuis longtemps. « Les aimes-tu ? » m’avait demandé il y a cinq ans un prêtre à qui j’exprimais alors ma volonté de servir les plus pauvres. Je n’avais pu répondre à ce moment à cette question qui me revenait à la mémoire chaque fois que je perdais patience envers les enfants ou les jeunes qui se défoulaient contre moi de la violence permanente de la société dont ils sont sans cesse victimes. Ces trois années de vie quotidienne avec les plus exclus m’ont permis de découvrir en filigrane l’amour sans phrases qu’ils vivent au jour le jour. Cet amour exigeant, ils le réclament de tous ceux qui veulent vivre avec eux, un type de relations d’égal à égal, un vrai partage, une vraie communion, sous peine de nous considérer encore et toujours comme des étrangers. Même la violence du milieu m’est peu à peu apparue comme un cri à la reconnaissance mutuelle, à la dignité, à la douceur évangélique. La loi du plus fort n’est pas vraiment la loi des pauvres. Ils sont bien conscients que c’est la loi de la société qui les opprime. Ils aspirent au contraire à vivre la loi du plus faible. Un jeune me disait un jour : « Il y a de la bonté en chacun. Mais on a peur de le montrer à cause des autres, de ceux qui se moqueront, de ceux qui en profiteront... D’où vient cette bonté en nous ? » Ainsi, ce sont les plus pauvres, les plus éprouvés par la souffrance, qui m’ont révélé la vérité des béatitudes, la vérité de l’Évangile.
En marche avec ce peuple des exclus, je ne suis qu’au début de ma découverte des merveilles de Dieu en son Peuple, terre d’attente de l’annonce de la Bonne Nouvelle, terre de foi envers et contre tout en un Dieu bon et juste, terre d’espérance contre toute espérance, terre d’amour véritable.
Comment être prêtre, serviteur de la Parole au Quart Monde ? Peu à peu, les plus pauvres eux-mêmes me montrent le chemin à suivre. C’est comme s’ils reprenaient sans cesse la parole de saint Augustin : « Aime et fais ce que tu voudras ». Le serviteur de la Parole doit d’abord vivre de cette Parole. En effet, la Parole qui s’est faite chair à Nazareth veut d’abord se faire chair en ceux qui sont appelés à la proclamer. Le serviteur n’est pas au-dessus de son maître. Pour s’approcher des plus pauvres, de ceux qui ont le plus l’expérience de la vérité de l’homme et donc du mystère de l’Homme parfait Jésus-Christ, il faut commencer par se taire et se laisser enseigner et convertir par eux.
Cité Bassens N 119
F-17015 MARSEILLE, France