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Pauvreté religieuse et sécurité sociale

Héribert Roggen, o.f.m., Léon Renwart, s.j., Simon Decloux, s.j.

N°1976-2 Mars 1976

| P. 102-112 |

Le problème de l’entrée volontaire dans les cadres de la sécurité sociale se pose en Belgique pour bon nombre de religieux et de religieuses. Ces trois notes s’efforcent de mettre en lumière les raisons qui peuvent les guider dans pareille décision. Elles sont suivies par un aperçu sur la situation en France.

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I

Mon propos n’est pas d’exposer ici les fondements ultimes de la pauvreté évangélique ; ce que je voudrais, c’est inviter à jeter un regard nouveau sur une certaine manière de vivre la pauvreté, qui est encore assez courante en pas mal de monastères cloîtrés.

À la dernière réunion du comité de l’U.R.C. (Union des Religieuses Contemplatives) à Brecht, l’agenda portait, entre autres points à traiter, la question des pensions de vieillesse et du « revenu garanti ». Plusieurs membres du comité ont fait part des objections que ces sujets rencontrent dans un certain nombre de communautés contemplatives. Mais est-il bien vrai que de telles mesures de prévoyance sociale sont contraires à la pauvreté, ou signifient un manque d’abandon à la « Providence » ?

Dès l’abord, nous pouvons constater que les contemplatives elles-mêmes répondent à cette question par la négative puisque, en d’autres domaines, elles se montrent moins allergiques aux questions de prévoyance sociale. Songeons par exemple à l’assurance-maladie, or rien ne distingue cette forme d’assurance de telle ou telle autre : assurance contre l’incendie, assurance-vieillesse...

Ou encore, considérons un instant ce que nous pourrions appeler d’un terme global le « patrimoine » : terrains, jardins, bâtiments, trésors artistiques (qui peuvent atteindre parfois la valeur de dizaines de millions !). À propos de ces réalités-là, nous disons très justement qu’il faut tenir compte de l’avenir (encore ne faut-il pas oublier qu’ici également doit s’appliquer la parole « vends tous tes biens »), et nous nous basons sur une vision exacte de la Providence : Dieu n’agit jamais automatiquement, sans le concours de l’homme.

Mais regardons d’un peu plus près la « pauvreté » à vivre en notre temps, à la lumière de l’évangile et de l’attitude de l’Église.

1) Si nous lisons correctement les paroles du Seigneur et si nous portons un coup d’œil juste sur son attitude à l’égard de la pauvreté, nous ne trouvons jamais la pauvreté comme telle recommandée comme une attitude évangélique ; elle n’est jamais une recette qui serait valable une fois pour toutes (comparons par exemple Lc 9,3-5 et le même évangile en 22,35).

Mais voici ce qui importe : la pauvreté de Jésus est toujours une relation : « Il s’est fait pauvre pour nous enrichir ».

2) À cela s’ajoute que la « notion de pauvreté » demeure toujours liée à un certain contexte économique ; aussi chaque époque a-t-elle et doit-elle avoir en cette matière une conception différente. Cela ressort très nettement, par exemple des documents ecclésiastiques quand ils traitent du droit de propriété, etc., et c’est significatif également pour ce que l’on appelle la « non-possession ». Nous pouvons saisir dans toute son ampleur l’évolution qui va de Rerum Novarum (1891) à Mater et Magistra (1961) ou à Populorum Progressio (1967). La première de ces encycliques accentuait fortement la propriété privée et le droit de propriété, tandis que, avec Populorum Progressio, nous sommes presque au pôle opposé. L’on n’y parle plus de la propriété privée que pour en souligner les inconvénients et en marquer les limites. Bref, toute l’évolution qui se manifeste à travers ces documents peut se synthétiser – sous ce rapport du moins – comme un passage du droit de propriété au droit d’usage.

Et c’est cela qui importe avant tout pour notre conception de la pauvreté. Il me semble que la question principale n’est plus de savoir ce que nous avons ou possédons, mais bien plutôt ce que nous en faisons. Dès lors le problème qui nous concerne est celui-ci : comme religieux et religieuses, comme contemplatives, comment nous situons-nous vis-à-vis du devoir de solidarité universelle, vis-à-vis du droit d’usage, commun à tous les hommes ? Comment engageons-nous en faveur de ce droit ce que nous avons et ce que nous pouvons faire ? Aujourd’hui plus que jamais, la pauvreté est relation, comme elle l’était pour le Seigneur Jésus.

3) Mais quel rapport cette doctrine peut-elle avoir avec la pension de vieillesse et le revenu garanti ? Un rapport réel et très étroit. Je m’explique. Beaucoup pensent offenser la Providence divine en prenant des « mesures de sécurité pour l’avenir ». Mais une telle attitude ne procède-t-elle pas d’un manque de foi bien placée ? Toute notre évolution humaine n’est-elle pas une histoire du salut ? Dieu s’occupe de nous. La Providence est à l’œuvre là aussi où l’homme essaie de mieux ordonner la marche de la société humaine.

Plusieurs craignent que ces cotisations de toutes sortes ne réduisent d’autant le montant des aumônes que l’on pourrait autrement dispenser aux pauvres. Mais l’insertion dans les structures sociales constitue une manière tout aussi valable de contribuer au mieux-être du prochain. Il peut arriver par exemple que l’on verse régulièrement ses cotisations de mutuelle sans jamais tomber malade, c’est-à-dire sans rien « toucher », mais de cette manière nous avons aidé un « organisme d’assistance » à remplir sa tâche au bénéfice d’autrui, et cela avec « notre argent ». C’est là une manière bien concrète d’aider, c’est l’entrée dans le circuit de la solidarité universelle. C’est en ce sens-là que les évêques de France ont écrit, il y a quelques années, dans une lettre pastorale de Carême que le non-investissement, le non-emploi des biens et des capitaux est un manquement flagrant à la pauvreté.

Je crois donc que le vrai « pauvre » est celui qui se sait dépendant de ce que nous appelons la « sécurité sociale ». Il faut oser reconnaître que nous dépendons les uns des autres et nous engager de telle sorte que les autres, grâce à notre action, puissent faire valoir leur droit d’usage, leur droit d’avoir part aux biens de la terre.

Ce ne sont là que de brèves réflexions ; il y aurait lieu de les creuser davantage, aussi bien n’ai-je pas voulu aborder trop de sujets différents à la fois ; je crois cependant avoir soulevé quelques points qui pourront peut-être fournir la matière à des échanges communautaires pour déboucher sur une conception renouvelée de ce que – à tort, en fin de compte – nous désignons encore trop volontiers par le terme de « pauvreté ».

Héribert Roggen, o.f.m.
Karmelietenstraat 6
B-2800 MECHELEN, Belgique

II

On m’a demandé une note sur la pauvreté religieuse et sur sa compatibilité avec l’entrée dans certaines structures de la société d’aujourd’hui, telle que la sécurité sociale par exemple.

Il n’est pas facile de répondre à une telle question, surtout s’il s’agissait de formuler une affirmation nette et définitive. Nous savons assez combien tous les fondateurs et toutes les fondatrices d’instituts religieux ont été soucieux de proposer à leurs successeurs une pauvreté exigeante qui soit en rupture avec les pratiques habituelles du monde dans lequel ils vivaient. Leur souci, dans ce domaine, est souvent d’autant plus émouvant qu’il se traduit jusque dans des prescriptions apparemment minutieuses, dans lesquelles ils voyaient le test d’une vie réellement dépouillée et abandonnée à Dieu. Je ne puis donc me hasarder qu’en tremblant dans la voie de la question qui m’est posée.

Au risque de la limiter quelque peu, je me permets de formuler cette question comme suit : les religieux doivent-ils ou peuvent-ils recourir à la sécurité sociale ?

Qu’ils le doivent : ce serait, à mon sens, une affirmation exorbitante. On ne voit pas, en effet, comment on pourrait déduire un tel devoir du vœu fait à Dieu de ne rien posséder en propre. Il ne me semble donc pas qu’on puisse, dans ce domaine, édicter une quelconque obligation.

Mais reste la question plus délicate de savoir s’ils le peuvent ; et éventuellement, si une telle pratique se présente comme opportune et, tout compte fait, comme réalistement souhaitable. Nous rencontrons ici le problème évoqué dès le début de ces lignes : de la compatibilité entre la profession religieuse de pauvreté et la participation au système de sécurité sociale.

Ce qui semble faire difficulté à ce sujet, c’est précisément ce qu’évoque le terme même de « sécurité ». Être sûr, définitivement sûr, de recevoir le nécessaire pour vivre, n’est-ce pas aller à l’encontre de cette attitude de confiance en Dieu seul qui fait partie du vœu de pauvreté ? Pourquoi nous préoccuper de ce que nous mangerons et de quoi nous nous vêtirons, si notre Père du ciel y pourvoit et si nous avons résolu de nous confier à sa Providence ?

La difficulté est de poids et nous ne devons pas trop vite l’éliminer ou en prendre trop vite notre parti. Il est impossible, me paraît-il, que les religieux vivent en vérité leur vœu de pauvreté s’ils organisent leur vie de manière à s’assurer d’abord que rien ne leur manque, et s’ils ne se demandent qu’après cela comment servir Dieu et le prochain. A ce moment, l’ordre normal des choses me paraît inversé. Le religieux, en effet, a d’abord choisi de livrer sa vie à Dieu et aux autres, dans la ligne qui définit sa vocation ; et c’est en vivant ce service dans le désintéressement et la gratuité qu’il attend de Dieu et de ses frères les ressources nécessaires pour subsister.

Il faut bien reconnaître qu’une telle option de vie va, plus que jamais, à l’encontre des lois qui régissent le monde où nous vivons. Et certaines de ces lois sont en elles-mêmes – remarquons-le – essentiellement positives ; elles constituent un bien dans la mesure où elles s’efforcent d’assurer à tous les membres de la société la subsistance nécessaire à leur vie. Que ces lois constituent un bien ne suffit cependant pas à les faire reconnaître par les religieux comme les normes mêmes de leur existence. Faire profession de vivre dans la pauvreté, la chasteté et l’obéissance, ce n’est pas renoncer à des maux, mais renoncer à des biens. De même que le renoncement au mariage et à la disposition de son initiative personnelle engage l’homme, par les vœux de chasteté et d’obéissance, dans le renoncement à des valeurs positives de la vie humaine pour un bien plus grand, conformément à l’appel reçu de Dieu, ainsi le vœu de pauvreté inclut aussi nécessairement l’abandon d’un certain nombre de valeurs sociales et économiques qui sont accordées à tout homme dans notre société.

Comment cela peut-il se faire ? Quelle lumière trouver dans ce principe par rapport à la question qui nous concerne ici ?

Je propose d’aborder successivement quatre catégories de religieux :

  1. ceux qui reçoivent un traitement pour leur travail,
  2. ceux qui reçoivent une pension comme suite au traitement reçu jadis,
  3. ceux qui exercent une activité de soi non rétribuée,
  4. ceux qui, sans avoir jamais reçu de traitement, ont atteint l’âge de la pension.

a) Prenons donc tout d’abord, comme point de départ de notre réflexion, la vie de travail rémunérée. Dans un certain nombre de professions qu’ils exercent, les religieux sont en effet rétribués, sans avoir même le choix d’accepter ou non cette rétribution donnée en contrepartie des services qu’ils rendent, dans l’enseignement ou dans les institutions hospitalières par exemple. Ces rétributions, notons-le, prennent en quelque sorte le relais de certains autres modes de paiement exigés jadis par ces institutions pour subvenir à leurs besoins et pour maintenir en vie ceux qui en portaient le poids.

b) Dans la situation de jadis, que je viens de rappeler, on peut ajouter que des religieux plus âgés restaient à la charge de la communauté assumant l’institution dans laquelle auparavant ils avaient travaillé. On avait, dans cette pratique, un équivalent pour le passé de ce que fournit aujourd’hui le système de sécurité sociale en attribuant des pensions aux personnes qui ont exercé jadis une profession rémunérée.

c) Reste le cas de ceux qui n’ont pas de traitement établi, dont le service n’est pas reconnu par notre société séculière, par exemple parce qu’il est d’ordre essentiellement spirituel, ou parce qu’il relève des exigences de la miséricorde et de la charité ou des obligations de la vie communautaire. Ceux qui travaillent de la sorte le font gratuitement, et attendent de Dieu et du partage fraternel ce qui est nécessaire à leur subsistance.

Il me semble souhaitable, pour l’équilibre de la vie religieuse et pour les valeurs de désintéressement et de gratuité dont elle est appelée à témoigner, que des engagements et des travaux de ce genre – en soi non rétribués – soient le fait d’un bon nombre de personnes dans chaque Congrégation. Sans quoi la menace de la richesse et de la vie aisée, conformément aux canons de notre société, risque d’être trop forte et de ternir, de l’intérieur, le sens de la donation et du renoncement inscrits dans le vœu de pauvreté.

d) Mais que dire de la dernière catégorie de religieux ? De ceux qui, sans avoir rempli de fonctions officiellement rétribuées, arrivent à l’âge de la pension et peuvent, sous certaines conditions, émarger à la sécurité sociale ? Faut-il, en ce qui les concerne, opter pour une solution de ce genre ; faut-il, dès lors, cotiser pour eux avant l’âge de la pension, de telle sorte que celle-ci leur soit due et versée en temps utile ? C’est pour ces personnes, me paraît-il, que se pose de la manière la plus aiguë la question.

Et je ne vois pas de réponse universelle à lui fournir. Je commencerai dès lors par rappeler que cette question ne me semble pas pouvoir se résoudre par un « il faut ». Peut-on réellement faire choix ? Je crois la chose susceptible d’être considérée et soumise à un discernement.

Les critères susceptibles d’éclairer un tel choix s’inscriraient, me paraît-il, dans la ligne suivante. Les religieux qui sont actuellement et qui seront demain au travail, doivent garder la liberté nécessaire pour être capables d’opter en faveur d’engagements non rétribués, témoignant davantage de la gratuité de Dieu et de sa Parole ; une telle liberté sera-t-elle plus réelle, et risque-t-elle d’être mieux sauvegardée si les plus âgés reçoivent de la sécurité sociale les ressources nécessaires à leur subsistance ? Encore s’agit-il, dans ce cas, de choisir, parmi les catégories possibles de la sécurité sociale, celle qui nous apparente aux plus pauvres et aux plus démunis.

On le voit : je ne pense pas qu’il y ait une solution s’imposant de soi à cette question. Mais, de même que – il y a quelques années – les religieux se sont affiliés à une mutuelle, afin de répartir les risques de la maladie et des accidents, ainsi leur entrée dans les cadres de la sécurité sociale s’inspirerait-elle aujourd’hui du même objectif de participation aux conditions de vie (des plus pauvres) dans la société.

Jadis, de riches bienfaiteurs pouvaient être pour nous les instruments de la bienveillance divine ; il y avait dans leur geste de donner et dans le nôtre qui consistait à recevoir, une expression des rapports essentiels existant entre les enfants de Dieu, rapports faits de gratuité, au-delà de tout droit et de toute revendication possible.

Aujourd’hui, le monde dans lequel nous vivons s’est socialisé ; et ce mouvement de socialisation limite les gestes de bienfaisance. Il nous est sans doute demandé de vivre, dans la réalité apparemment tout humaine du partage et de l’égalisation des chances entre les hommes, une expression – qui la plupart du temps s’ignore – de la circulation de l’amour entre les enfants de Dieu, source réelle de toute égalité et de tout partage fraternel.

Simon Decloux, s.j.
Borgo S. Spirito 5
I-00193 ROMA, Italie

III

Dans les pays où la sécurité sociale est organisée, les religieux peuvent se diviser en deux catégories :

  1. ceux que leur travail rétribué fait entrer dans les cadres de la sécurité sociale, soit qu’ils cotisent actuellement (de façon automatique) pour leur pension de vieillesse, soit qu’ils aient atteint l’âge de cette pension ; pour ceux-ci, la décision d’accepter la pension est impliquée dans celle d’une fonction rétribuée ;
  2. ceux que leur travail apostolique ne fait pas rentrer dans ces cadres, actuellement, s’ils sont encore en activité, ou jadis, durant leur temps d’activité.

C’est surtout à propos de ces religieux que l’on se pose le problème : est-il ou non indiqué, d’un point de vue de pauvreté religieuse, de les faire rentrer dans les cadres de la sécurité sociale (en cotisant spontanément, s’il en est encore temps, ou en faisant les démarches pour la « pension de survie ») ?

Il peut y avoir des vocations spéciales, individuelles (tel Benoît Labre) ou collectives (telle la Picola Casa de Cottolengo), où Dieu appelle les intéressés à mettre toute leur confiance exclusivement en lui. Mais, dans la moyenne des cas, le Seigneur demande aux groupements religieux de s’organiser pour vivre dans une pauvreté convenant au type de leur vocation. Dans ces conditions, il est bien évident que, si un vieillard ou un malade n’émarge pas à la sécurité sociale (ou à un autre système de pension), il faudra que quelqu’un se charge de lui assurer le nécessaire pour vivre.

Aussi, pour accepter ou refuser d’entrer dans la sécurité sociale, trois points de vue sont à considérer :

  1. Comment la liberté du choix d’engagements non rétribués quand ceux-ci s’avèrent plus apostoliques est-elle mieux garantie pour la communauté dans son ensemble et chacun de ses membres ? Est-ce si le nécessaire est fait pour que ceux qui ne relèvent pas de la sécurité sociale à cause de leur emploi y soient inscrits (évidemment alors dans la catégorie des plus pauvres) ? Sinon, n’auront-ils pas le souci de « rapporter » assez pour assurer plus ou moins leurs vieux jours ?
  2. Le devoir de charité de l’Institut envers ses membres âgés ou malades l’oblige à leur fournir pauvrement un entretien et des soins décents. Si l’Institut est suffisamment pourvu de ressources, vaut-il mieux qu’il crée son propre fonds de pension (solution qui a peut-être une saveur capitaliste) ou qu’il cotise à la sécurité sociale, dans la catégorie des plus pauvres, pour ceux de ses membres qui en ont besoin ? Vaut-il mieux, si cela n’a pas pu être fait, entreprendre les démarches pour l’obtention de la pension de survie (dont le nom dit bien la modicité) ou demander aux membres actifs de l’Institut d’assurer par leurs rentrées le nécessaire pour leurs confrères âgés (avec le risque de devoir choisir des activités largement rétribuées même si elles sont apostoliquement moins intéressantes) ?
  3. La charité envers les laïcs catholiques et envers les autres bénéficiaires possibles de leur générosité ne doit-elle pas nous inciter à accepter la sécurité sociale ? Dans les pays où elle est organisée, tous les citoyens ayant des ressources suffisantes sont imposés d’office pour fournir les fonds nécessaires. Si nous ne nous inscrivons pas à cette sécurité sociale et si nous devons en conséquence recourir à nos bienfaiteurs pour en recevoir notre subsistance, ne sommes-nous pas en train de les taxer une seconde fois ? Et s’ils sont aisément capables de ce geste généreux, ne vaudrait-il pas mieux que nous l’orientions vers plus pauvres que nous, dans le Tiers Monde ou ailleurs ?

Accepter, avec ses contraintes et ses avantages normaux, le sort fait par la société civile à l’homme de la rue me paraît quasi nécessaire (sauf vocation extraordinaire) pour une pauvreté religieuse significative pour le monde d’aujourd’hui. Mais cette acceptation n’est que le préalable pour notre pauvreté, la situation à partir de laquelle se posent, en toute vérité, les questions essentielles : comment faire pour me comporter en religieux dépouillé de tous biens propres face à ces rentrées (salaire, pension, etc.) que la société civile m’attribue à titre personnel ? comment assurer que ni le religieux individuel, ni ses supérieurs (ni l’économe) n’apprécieront les membres de la communauté d’après ce qu’ils rapportent ? que les permissions seront accordées en fonction des besoins réels et non du traitement remis par l’intéressé ? etc. Telles sont les vraies questions : elles apparaissent clairement dès là que l’on accepte de se situer dans le monde d’aujourd’hui, fût-ce pour le contester, mais « du dedans ».

Léon Renwart, s.j.
St.-Jansbergsteenweg 95
B-3030 HEVERLEE, Belgique

Note sur la situation en France

Une réforme profonde de la sécurité sociale y est en cours. Le but visé (pour le 1er janvier 1978) est l’extension à tous les Français d’un régime obligatoire d’assurance maladie et d’assurance vieillesse. A la demande du Groupe national de travail pour la vie matérielle de l’Église, le Ministre compétent s’est engagé à mettre en place, au profit des prêtres, des religieux et des religieuses (désignés en bref comme les « clercs »), un régime autonome, autofinancé par les cotisations de ses membres et inclus dans le système de compensation démographique inter-régimes. Ceci ne constitue pas un privilège, mais leur applique la disposition légale prévoyant que les nouvelles mesures ne devront pas porter atteinte à l’existence d’institutions de protection sociale propres aux groupes qui en sont déjà pourvus (ce qui, en France, est le cas des « clercs »).

Dans l’esprit du législateur, cette généralisation de la sécurité sociale se fonde sur un principe de solidarité entre tous les Français. En y rentrant dans les mêmes conditions et les mêmes limites que les autres citoyens, les « clercs » prendront donc leur part de cet effort général à leur place et selon leurs capacités contributives.

Cette solidarité jouera d’ailleurs à plusieurs niveaux. La loi prévoit en effet que devra petit à petit être mis en place un système de compensation intégrale portant à la fois sur les ressources et sur les critères démographiques. Pour y parvenir, un premier stade se déroulera nécessairement à l’intérieur de chaque régime autonome.

En ce qui concerne les « clercs », la proposition qui leur est soumise par le Groupe national dont nous avons parlé :

  • prévoit une pension minimum identique pour tous, à 65 ans, sur la base de 371/2 années de vie sacerdotale ou religieuse, sans rachat de cotisation par les intéressés (c’est-à-dire sans que ceux-ci doivent les verser pour les années où ils n’auraient pas cotisé) ; il est à noter que ce droit à la pension resterait acquis à ceux qui « sortent », au prorata des années passées dans le clergé ou la vie religieuse ;
  • envisage comme première étape la mise en place d’un système de compensation à l’intérieur de chacun des trois groupes concernés : clergé diocésain, religieux, religieuses ;
  • puis une deuxième étape : l’instauration d’un mécanisme de solidarité entre ces trois organismes ;
  • demande enfin que soient établies avec précision et communiquées en toute loyauté les ressources et les charges des individus et des groupes intéressés : c’est la condition indispensable pour que les cotisations qui serviront à financer ce projet puissent être équitablement réparties.

Par manière de conclusion, qu’il soit permis à un « observateur du dehors » de dégager les principes religieux qui lui sont apparus impliqués dans les décisions auxquelles sont conviés les religieux et religieuses de France.

  • La loyauté avec laquelle chacune des institutions en cause s’efforcera d’estimer ses ressources (ce ne sera pas toujours aisé) et acceptera de communiquer ces renseignements pourra être l’occasion de prendre conscience de la situation économique réelle (non sans surprise parfois) ; s’être rendu compte que cette sincérité est une question de justice sociale est excellent.
  • L’instauration d’un régime autonome pour le monde des « clercs » aidera à y percevoir les différences, parfois notables, dans les ressources du clergé selon les paroisses et les diocèses, la répartition inégale des charges et des ressources dans les maisons d’un même Institut, la pauvreté ou la richesse relative des divers Ordres et Congrégations. Tout ce qui fera tomber les œillères en ce domaine sera bénéfique pour une charité plus réaliste.
  • Les promoteurs du projet ont eu la volonté très nette d’éviter que le poids de cette réforme ne porte sur une catégorie particulière de citoyens ; le système proposé a été choisi pour que ce ne soit pas le monde des travailleurs salariés qui fasse les frais de l’opération. On ne peut que les louer pour cette attitude.
  • Entrer volontiers dans un système de solidarité généralisée, où chacun, à sa mesure, contribue à aider tous les autres dans toutes leurs nécessités (même celles que les « clercs » ne connaissent pas, telles les charges de maternité, les allocations familiales), est une ouverture sur le monde de ce temps qui est bien dans la ligne de Vatican II. Il faudra cependant rester attentif aux « marginaux » (tout système sécrète les siens) : pas seulement à ceux qui resteront peut-être exclus du bénéfice de ce système, mais aussi (et peut-être plus encore) à ceux qui ne « s’y retrouvent pas » dans les démarches qui leur sont demandées. Il y aura aussi le danger de froideur impersonnelle qui guette toute administration : un des rôles des « clercs » en pareil système ne sera-t-il pas d’y mettre cet amour sans lequel l’individu n’est plus qu’un numéro, non une personne respectée dans sa dignité ?
  • Enfin il est bon de se rappeler que le simple fait de se voir mis au régime de tout le monde en matière de sécurité sociale ne suffit pas à faire de nous « des pauvres de Jésus-Christ ». Il restera toujours, pour les communautés, à se poser la question de l’usage pauvre et charitable de ces ressources et, pour les personnes, à se rappeler qu’il est de l’essence du vœu que tout ce qu’acquiert le religieux est acquis à sa communauté.

L. R.

Pistes de réflexion

L’entrée dans les cadres de la sécurité sociale vous apparaît-elle comme un geste de pauvreté religieuse ou une simple exigence de notre insertion dans la société d’aujourd’hui ?

Et la liberté évangélique vis-à-vis des sécurités humaines, que nous avons choisi de vivre, que devient-elle face à cette réalité ?

Plusieurs, lorsqu’ils arrivent à l’âge de la pension, se croient un droit sur celle-ci. Voyez-vous une manière pratique de les aider à vivre au concret que « tout ce qu’acquiert le religieux est acquis à sa communauté » ?

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