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Une lettre du Père Loew

Jacques Loew

N°1975-5 Septembre 1975

| P. 286-291 |

Cette lettre, que nous publions telle quelle, est adressée aux Supérieures et Supérieurs majeurs ayant eu ou ayant des disciples à l’École de la Foi, de Fribourg. Les exigences internes dont il y est question, bien réalistes et humblement énoncées, pourront aider d’autres communautés et fraternités à faire le point, quelle que soit leur situation. Nous remercions le Père Loew de son autorisation.

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Mes très chères amies, très chers amis,

Cette lettre est adressée très personnellement à chacune et chacun de vous. Pardonnez-moi si elle est longue, je la crois importante.

Après cinq ans de vie à l’École de la Foi, après avoir reçu de nombreuses lettres d’anciens et d’anciennes de l’École, après avoir visité dans plusieurs pays les disciples qui s’y trouvaient insérés actuellement, je voudrais faire le point avec vous. J’ajoute également que cette lettre n’a rien d’une correspondance officielle mais qu’elle voudrait être le point de départ d’un échange entre nous sur la réinsertion des disciples ayant vécu deux ans à Fribourg.

Il y a deux ans, lors de l’Assemblée Générale des Supérieurs Majeurs à Fribourg, en mai 1973, je vous avais présenté le projet de l’École. Je ne vous redis pas ce que j’exprimais alors. Il vous est facile de retrouver ce texte sur l’Équipe apostolique ou de le demander au Secrétariat.

Un peu partout dans le monde se sont constituées de petites équipes de religieux ou de religieuses quittant les grandes communautés et parfois les œuvres qui s’y trouvaient pour s’insérer en plein monde.

Nous sommes obligés honnêtement de constater ceci : beaucoup de ces équipes ont échoué. Il est donc honnête également et urgent de nous demander pourquoi.

Au milieu de ces équipes et comme une petite goutte d’eau, il y a celles formées par d’anciens disciples de l’École. Je ne dis pas qu’elles soient plus parfaites que les autres. Il me semble cependant qu’elles sont en général plus solides. Une Provinciale d’une Congrégation d’Amérique latine a dit ceci : « Chaque fois que je visite les Sœurs de ma Congrégation, chacune me présente des plans de conscientisation, des plans de pastorale et ici, chaque fois que je suis venue vous voir, vous ne m’avez jamais rien présenté et pourtant c’est ici que j’ai trouvé les gens les mieux conscientisés. »

Cependant, il me semble urgent de prendre conscience, non pas théoriquement mais pratiquement des exigences internes de cette forme d’existence. Nous voulons partager la vie quotidienne des hommes « vivant de Dieu comme une plante vit de la lumière » selon la belle expression employée à propos de Léon Bloy, pour leur faire pressentir la présence comblante de Dieu.

Or nous sommes dans une phase où après quelques années, les défauts et les non-cohérences apparaissent : les exigences internes qui rendent possibles et viables nos vies d’équipe se révèlent à l’usage impérieuses mais ne sont cependant pas encore clairement dégagées et reconnues. Et cela, non seulement par ceux d’entre nous qui se sont engagés dans ce genre de vie, mais aussi par les responsables religieux qui en favorisent l’existence.

Comment exprimer plus clairement ce que je sens ? Peut-être par une comparaison. Lorsque je vais au monastère de Notre-Dame de Cîteaux, la règle, l’horaire, le travail aux champs, l’organisation des locaux, église, réfectoire, dortoir, même le cimetière, tout et surtout, évidemment, l’équilibre de la journée, avec ses heures de prière communautaire, la lectio divina personnelle, tout, en fait, est cohérent avec ce que ces hommes sont venus chercher au monastère : une école où « vraiment tu cherches Dieu », comme disait saint Benoît aux postulants.

Eh bien, il me semble que c’est le même effort que nous avons à tenter si nous ne voulons pas que les petites équipes se désintègrent peu à peu faute d’avoir découvert suffisamment et mis en place avec rigueur les piliers indispensables de nos vies. Si nous voulons être unis par le lien intérieur « des sentiments du Christ Jésus en nous » comme saint Paul le demande aux Philippiens, il faut pouvoir organiser réellement nos équipes et nous-mêmes pour être véritablement (et quelles que soient les bousculades de l’existence), dans un « climat de Dieu ».

C’est un fait, une expérience, une certitude : nous ne pouvons mener notre vie de chrétiens conscients, nous ne pouvons réaliser notre consécration à Dieu dans le Christ que si nous cultivons, entretenons la vision permanente des « choses de Dieu », du dessein de Dieu, de ses mystères translumineux. Le poids d’attraction des choses terrestres, la vitesse d’évolution, la densité des « soucis du monde » (parabole du semeur) sont tels qu’ils effacent peu à peu la vision de Dieu si nous ne l’entretenons point par un regard constant. Autrement et très simplement, sans rien faire contre, un beau jour les choses de Dieu ne nous disent plus rien : l’optique a changé.

Cette lettre n’est pas un traité sur la vie d’équipe, mais voici en vrac quelques-uns des piliers qui me semblent indispensables :

Ce que Mgr Baron nous a si souvent redit et que l’on peut résumer en quatre points :

Premièrement, l’équipe est avant tout un mystère par sa communion au Christ qui fait vivre la même vie qui est la sienne à tous les membres.
Deuxièmement, ce mystère est pénétré par l’écoute et l’accueil de la Parole de Dieu comme constitutive de l’équipe.
Troisièmement, cette écoute et cet accueil sont l’œuvre de l’Esprit Saint reçu par tous amoureusement.
Quatrièmement, lorsque l’équipe s’y livre entièrement, elle est un instrument privilégié de la croissance de l’Église là où l’équipe est insérée.

Ce mystère suppose des personnes réellement accordées à un projet concret qu’elles veulent vivre ensemble. On ne peut mettre n’importe qui n’importe comment dans un même HLM en disant que c’est une équipe seulement parce que l’on y est trois, quatre ou cinq. Notre accord n’est pas fondé sur des amitiés, des sympathies ou des aptitudes communes, mais sur une manière claire et certaine de vivre entre nous la Parole et la présence du Seigneur Jésus. Cela implique une préparation plus minutieuse que nous ne le pensons et un rodage sérieux.

Sur ce point, il me semble que bien souvent les Supérieurs Majeurs n’ont pas encore perçu les exigences de ce projet commun. Les constitutions, même rénovées et excellentes, de la Congrégation ne suffisent pas.

Il en est de même pour le choix de personnes qui se complètent par leurs expériences, leur formation, leurs professions, peut-être aussi par leur âge. Il faut qu’ensemble elles réalisent un tout solide et diversifié en même temps. Une équipe de football qui n’aurait que des goals n’irait pas loin. Il ne faut pas non plus qu’une œuvre engloutisse l’équipe.

Pas de surmenage et de survoltage. Tout parlait de Dieu à Abraham : un chêne, une pierre devenaient pour lui un autel où il « invoquait le nom de Dieu », mais il n’était pas pressé et marchait paisiblement au pas de ses brebis, de ses chameaux et de ses femmes, sans courir pour passer avant que le portillon du métro ne ferme ou que l’autobus n’arrive. La vie religieuse demande du temps matériel et psychologique pour être vécue.

Au risque de faire sursauter quelques-uns, je pense à la nécessité d’un équipier ou d’une équipière chargé plus spécialement d’assurer cette vie d’équipe. René Voillaume compare les Fraternités à un corps et à une âme. L’âme c’est l’amitié spirituelle qui unit les frères dans un commun désir de se faire aider et de prendre les autres en charge. Le corps, c’est la communauté de vie plus ou moins étroite dans le logement, les repas, les prières communes. Sans l’entr’aide et l’amitié, la vie commune est un poids mort, mais sans un corps souple et vigoureux en même temps, l’âme dépérit elle aussi. La communauté doit garder son dynamisme propre et sa cohésion et je ne vois pas comment elle les maintiendra à la longue si personne n’en a la charge. Dire que tous doivent garder ce souci est évident, mais ne suffit pas.

Si nous croyons que l’équipe est l’instrument de l’apostolat, il nous faut être logiques : un instrument délicat confié à plusieurs se détériore : un voyage difficile peut fort bien être décidé à plusieurs jusque dans ses détails et chacun peut conduire l’auto à tour de rôle. Mais si chacun et tous indistinctement sont chargés de l’entretien du véhicule (graissage, carburant, eau, pneus, antigel, etc.), il y aura bien des chances pour qu’un jour une panne grave interrompe l’heureux projet. Qui dit bien commun dit un « chargé du bien commun » si l’on ne veut pas que les réalités qui composent ce bien commun restent un rêve.

Cette charge est un service, elle n’implique pas supériorité sur les autres ni décisions unilatérales. Celui à qui ce service est demandé n’est pas l’homme à tout faire et qui tient toutes les cartes et ficelles dans sa main, mais il est au service du projet de tous en ce qu’il a de plus profond : ce pourquoi chacun s’est engagé.

Parce que, dans la réalité ou par suite d’une caricature que nous forgeons, on soupçonne les « Supérieurs » d’autrefois d’avoir mal usé de l’autorité, tout se concentrant en gros et en détail dans leurs mains, n’allons pas dans un mouvement pendulaire à son tour pernicieux, minimiser et le bien commun et l’importance non pas de celui qui s’en occupe mais de quelqu’un qui en soit chargé.

Une autre fonction me paraît également nécessaire (au moins à la longue) : dans une équipe où tous ont une charge qui les sort de la maison du matin au soir dans des travaux à temps plein, ne faut-il pas que l’un des équipiers soit suffisamment libéré pour assurer deux services : celui de rendre la maison accueillante lorsque tous reviennent fatigués, de faciliter discrètement la vie matérielle et aussi la prière ou telle réunion d’équipe. Il n’est pour autant ni bonne à tout faire ni aumônier, mais il contribue à rendre la vie heureuse ou même tout simplement possible. Et, deuxième service, il assure un lien simple et vivant avec les voisins, les gens du quartier. Cette fonction n’est pas forcément bloquée avec celle du chargé du bien commun.

Dans cet ordre de choses plus difficile également, il y a la discipline de nos vies. Là aussi, on est passé sans discernement d’une vie figée par trop de règles, de minuties et de détails, à une autre où, sous prétexte de liberté, l’ascèse est évacuée. Mais la liberté n’a jamais été le fruit du laisser-aller. Dietrich Bonhoeffer écrit :

Si tu pars à la recherche de la liberté, apprends avant tout la discipline de tes sens et de ton âme, afin que tes désirs et ton corps ne te mènent pas à l’aventure.
Que ton esprit et ta chair soient chastes, soumis à toi-même entièrement et que, dociles, ils cherchent le but qui leur est assigné.
Personne ne sonde le mystère de la liberté, si ce n’est dans la discipline.

Il y a certainement d’autres exigences internes que vous avez découvertes. Dites-les-moi pour que nous nous enrichissions mutuellement (et l’Église avec nous). Et réagissez sur ce que je vous écris.

Je voudrais insister aussi sur la question immédiate de la réinsertion des disciples après l’École, dans laquelle notre responsabilité à tous est engagée : les deux ans passés à Fribourg ne sont pas à considérer comme un temps de recyclage, mais sont destinés à enraciner les disciples dans ces priorités, afin qu’ils puissent ensuite, là où ils seront insérés, faire « exister » cette équipe apostolique, signe visible du Royaume. Il est donc normal que la plupart d’entre eux quittent l’École avec une perspective missionnaire différente et peut-être plus exigeante pour eux et pour vous. Il est alors facile de comprendre l’importance d’un dialogue pendant toute leur évolution à l’École et la nécessité pour les responsables de mûrir un projet d’insertion avec ceux et celles qui auront à le vivre : il semble bien que la réussite de ce projet dépende en grande partie des conditions de vie dans lesquelles se retrouvent les disciples à leur sortie de l’École.

Si j’insiste, c’est pour deux raisons :

1. On entend parfois (mais pas fréquemment) que les disciples de l’École ne sont faciles à réinsérer. Il est évident que si vous envoyez des gens dont l’équilibre ou le caractère sont douteux, l’École ne fera pas de miracle.

En même temps, nous disons aux disciples qu’ils doivent s’armer de patience, une patience normale, nécessaire, pour préparer leur réinsertion. L’expérience montre que les meilleures réussites sont celles qui ont demandé parfois un an ou plus de gestation.

2. Mais je constate aussi, chez tels ou tels « anciens », une certaine lassitude, une sorte de découragement, car ils se trouvent dans une quasi-impossibilité de réaliser le projet qu’ils ont mûri dans la réflexion et la prière : soit parce que le travail est trop lourd, soit parce que le style de la communauté est inadapté, soit parce que les personnes qui constituent l’équipe se révèlent avoir des options insuffisamment réfléchies et trop divergentes.

Mes très chères amies et très chers amis, lorsque vous avez envoyé quelqu’un à Fribourg, vous savez que l’École oriente certainement vers une nouvelle manière de vivre la mission. Si cela était bien compris et bien entendu au départ, je ne crois pas que l’on pourrait dire que les disciples sortant de l’École de la Foi sont (sauf cas particulier) des gens difficiles à réinsérer.

Nous voulons être attentifs à cet avenir de l’Église pour lequel l’Esprit nous invite à nous laisser renouveler, à oser créer du neuf. Cette certitude m’a donné l’audace de vous dire ces choses et me remplit de joie pour tout ce qui vit déjà grâce à vous, à travers tous les continents.

Certes, l’École de la Foi n’est pas une super-congrégation et n’entend pas se mêler des affaires internes des Instituts, mais ce qui a été vécu à Fribourg demande à être continué ensuite.

Encore une fois j’attends vos réflexions et vous redis mon union et ma communion profonde dans la joie du Seigneur.

Grand’Fontaine 33
CH-1700 FRIBOURG, Suisse

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