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La congrégation générale des Jésuites

Un chemin de conversion

André de Jaer, s.j.

N°1975-5 Septembre 1975

| P. 292-295 |

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En mai dernier, les responsables des revues de spiritualité dirigées par des jésuites se sont réunis à Rome pour quelques jours de rencontre et de réflexion. À cette occasion le Père Général est venu passer plusieurs heures de travail avec eux. Il y a été question, entre autres, de la Congrégation générale dont les décrets venaient d’être restitués par le Saint-Siège, avec quelques observations.

Pour ceux qui n’avaient pas été membres de la Congrégation générale et n’avaient eu connaissance que des rapports officiels et des échos de la presse, les échanges avec le P. Arrupe ont jeté une lumière neuve sur cet événement, au niveau de l’expérience vécue et du travail accompli.

C’est un fait, le Chapitre général des jésuites peut avoir une répercussion sur l’Église et la vie religieuse dans son ensemble. Mais comment lire cet événement ? Tant d’interprétations en sont données, qui souvent laissent dans la perplexité. Qu’il nous soit permis, après ces rencontres de Rome, d’en faire à notre tour une lecture et de la partager simplement avec nos lecteurs. Peut-être certains et certaines y trouveront-ils une aide pour mieux voir cet événement dans la foi et l’amour, et leur espérance en sera-t-elle renouvelée.

Au niveau de ce qui a été vécu, on peut caractériser la Congrégation générale comme une profonde expérience de Dieu, à la fois personnelle et communautaire.

Ce fut d’abord un temps de conversion. Conversion à laquelle tous furent invités fortement par l’Esprit leur parlant à travers les « postulats » émanant de diverses provinces, à travers la prise de conscience des limites et des insuffisances humaines ainsi que de la situation actuelle avec ses lumières et ses ombres, à travers surtout les interventions du Saint-Père qui, avec amour et force, a voulu rendre la Compagnie de Jésus attentive à certaines dimensions fondamentales de sa vie et de son action, telles que la vie intérieure, l’unité, l’obéissance, la fidélité à son charisme original et à l’Esprit agissant en elle, la collaboration confiante avec lui, la sensibilisation spirituelle aux exigences nouvelles de l’évangélisation.

Ce fut aussi un moment de connaissance et de découverte fraternelles, expérience purifiante, car elle invitait à relativiser les points de vue individuels et à élargir les esprits et les cœurs aux valeurs et aux richesses présentes dans les autres membres de la Congrégation.

À travers la prière, le discernement spirituel, surtout dans les moments difficiles, à travers aussi certains événements crucifiants, les cœurs et les volontés se sont unifiés en rejoignant les racines de la vocation commune. En particulier, une humiliation très profonde fut présente tout au long de la Congrégation : un doute planait sur sa fidélité sans faille à l’Église : les Pères en furent affectés au plus intime de leur être.

On se rappelle les faits. La Congrégation Générale était prête à demander au Saint-Père l’extension à tous, prêtres et non-prêtres, du quatrième vœu d’obéissance au Pape. Un grand nombre de provinces le souhaitaient en effet, dans le désir d’une plus grande égalité fraternelle.

Paul VI avait fait savoir, dès le début de la Congrégation, qu’il ne pourrait accepter cette demande. Il ne voulait pas que soient modifiés les textes institutionnels de la Compagnie et avait le souci plus général de la fidélité des Ordres religieux à leur charisme originel. De plus, l’extension aux non-prêtres du quatrième vœu pouvait rendre moins clair le rôle du sacerdoce dans l’Église.

Mais la Congrégation a pensé qu’elle pouvait faire une instance et souligner, auprès du Saint-Père, la manière dont elle ressentait ce qui était vécu dans la Compagnie, lui réservant de toute manière la décision finale. Cette façon de faire a déplu au Pape et elle a ébranlé sa confiance : il l’a dit nettement.

C’est ainsi que la Congrégation fit l’expérience de la paternité de Dieu, qui conduit et reprend ses fils avec amour. Et c’est à travers cette expérience, crucifiante et humiliante, mais finalement belle et féconde, que l’union devint la plus profonde. La Congrégation apprenait à vivre l’obéissance dans des circonstances douloureuses. A travers tout, elle manifestait son attachement à l’Église, sa disponibilité et sa fidélité au Vicaire du Christ sur terre. Cette épreuve fut, pour la Congrégation, l’occasion d’une purification, c’est aussi grâce à elle que l’expérience spirituelle vécue put atteindre ce degré de vérité ecclésiale.

De cette expérience spirituelle de rencontre de Dieu et de conversion, les journaux n’ont soufflé mot, eux qui relatent ces événements en termes de rapports de forces et de groupes de pression. Certes, il y eut, dans la discussion, des points où tout n’était pas clair, mais ce qui compte finalement, c’est qu’à travers ce chemin de grâce et de péché, un exercice de foi et d’obéissance aimante a été vécu, plus important que toutes les théories sur le sujet.

Cette expérience (ecclésiale s’il en est), le P. Arrupe espère qu’elle pourra être transmise à la Compagnie tout entière, afin qu’elle en reçoive la fécondité et les fruits qu’on peut en attendre. Et ne concerne-t-elle pas aussi toute l’Église, appelée à vivre ce mystère de conversion dans l’obéissance en des circonstances parfois difficiles ? C’est une invitation à la conversion, à un changement de mentalité. C’est un appel à aimer l’Église, épouse du Christ, avec son visage humain concret. Ne sommes-nous pas nous-mêmes, par la grâce de Dieu, membres de cette Église ? Garder à la fois la liberté audacieuse des fils du Père et l’humilité aimante des petits selon l’Évangile, cela ne s’accomplit que dans une désappropriation radicale de soi qui nous ramène au cœur du mystère pascal et des « exercices spirituels ».

« Donne-moi l’amour et le respect, donne-moi l’humilité aimante », demande Ignace dans son journal. Cette humilité aimante par rapport à l’Église est-elle assez présente chez les jésuites ? Ce qui a été vécu par la Congrégation nous invite instamment à une telle conversion.

Tout ceci ne dit encore rien du travail accompli par la Congrégation et du contenu des décrets. Nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir, dans la mesure où ils abordent des thèmes cruciaux pour toute vie religieuse et apostolique. Notons qu’il ne s’agit pas de décrets doctrinaux, mais des orientations sont données, des décisions sont prises, des révisions de vie sont demandées. Et cela sur des points fondamentaux comme, par exemple, le service de la foi qui définit la mission de la Compagnie, ainsi que sa présence humble et courageuse au cœur de notre monde en proie à l’injustice.

Cette solidarité avec les petits, cette attention privilégiée aux laissés pour compte, la Congrégation y reconnaît des conditions nécessaires pour incarner dans la société et l’histoire le service de la foi. Elles permettront à l’annonce de l’Évangile d’être crédible. Déjà Paul VI y avait invité avec insistance les religieux dans son Exhortation apostolique Evangelica testificatio (cf. n. 17, 18). II s’agit là d’une option fondamentale appelant un radicalisme évangélique dont nous ne mesurons pas toutes les conséquences. Le Père Général disait aux délégués : « Si nous voulons travailler pour la justice sérieusement et jusqu’aux dernières conséquences, immédiatement la croix apparaîtra dans notre horizon. Car, même si nous sommes fidèles à notre charisme sacerdotal et religieux, même si nous agissons avec prudence, nous verrons se lever contre nous ceux qui, dans la société industrielle d’aujourd’hui, pratiquent l’injustice, eux qui par ailleurs sont considérés comme d’excellents chrétiens et qui ont pu être nos bienfaiteurs, nos amis et même des membres de nos familles : ils nous accuseront de marxisme et de subversion ; ils nous enlèveront leur amitié et, partant, leur ancienne confiance et leur soutien économique. Sommes-nous prêts à assumer cette responsabilité, à entrer dans le chemin d’une croix plus lourde, à porter les incompréhensions des autorités civiles et ecclésiastiques et de nos meilleurs amis ? Sommes-nous prêts à offrir un vrai témoignage dans notre vie, nos travaux, notre style de vie ? »

Immergés davantage dans le monde, « au cœur des masses », les jésuites devront être soutenus par une communauté fraternelle, un milieu où la foi et la prière sont nourries et partagées. Milieu aussi de discernement apostolique, car la communauté est avant tout missionnaire. La Congrégation insiste sur l’importance de la communauté à laquelle doit être rattaché tout jésuite et où des frères se retrouvent ensemble dans la référence et l’ouverture à un supérieur local, responsable de l’animation spirituelle. Cette communauté locale n’est d’ailleurs que l’expression concrète de la première communauté de tout jésuite : le corps entier de la Compagnie.

C’est donc bien un chemin de conversion qui est proposé aux jésuites, au plan de l’expérience spirituelle d’humble amour ecclésial comme à celui des révisions de leurs engagements, de leurs implantations, de leur style de vie. Et peut-être est-ce d’abord ainsi qu’ils sont appelés à servir leurs frères et sœurs dans l’Église. Solidaire de ses frères les hommes, modeste au milieu d’eux, le jésuite commence aujourd’hui une longue route, lui qui est appelé « un homme dont la mission est d’être voué au service de la foi et à la promotion de la justice, dans une communauté de vie de travail et de sacrifice avec d’autres compagnons rassemblés sous l’étendard de la Croix et dans la fidélité au Vicaire du Christ, pour la construction d’un monde à la fois plus humain et plus divin » (Déclaration « Jésuites aujourd’hui », n° 31).

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