Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Auto-évangélisation des religieuses

Sandra Marie Schneiders, i.h.m.

N°1975-5 Septembre 1975

| P. 269-277 |

Exposé donné le 4 février 1975 à Rome, lors de l’Assemblée des Supérieures Générales et de leur Conseillères de langue anglaise. La Sœur Sandra M. Schneiders. qui achève son doctorat en spiritualité biblique à l’Université Grégorienne, était l’un des trois orateurs du groupe Apostolic Spirituality. Sa Congrégation, les Sisters Servants of the Immaculate Heart of Mary, fondée en 1845 à Monroe, Michigan, U.S.A., s’occupe d’éducation dans les écoles et les universités, de retraites, d’activités dans les prisons, d’apostolat dans le Tiers Monde, etc.

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Comme nous avons été péniblement amenées à le réaliser ces dernières années, l’évangélisation ne prend point place dans le vide. Elle doit non seulement être faite dans le langage de ceux qui ont à être évangélisés, mais aussi s’insérer dans leurs conditions concrètes. En conséquence, si nous voulons parler de l’auto-évangélisation des religieuses, nous devrions commencer par essayer de découvrir les conditions concrètes de la vie religieuse féminine. Cela nous ferait voir quelles sont les dimensions de notre vie qui demandent à être évangélisées et quelles sont les dimensions de l’Évangile qui exigent nos efforts contemplatifs d’assimilation.

Je voudrais attirer l’attention sur cette condition de la vie religieuse féminine qui, à mon avis, entraîne pour notre auto-évangélisation les conséquences qui risquent de nous mener le plus loin et d’exiger de nous le plus d’efforts : ce que l’on peut appeler notre « position frontière » dans l’Église. La frontière est le point où se produit la croissance. C’est le point qui a tout derrière lui et rien devant, sauf des possibilités. A ce que je vois, les religieuses sont, dans l’Église actuelle, le seul ensemble à être en pareille position comme ensemble. J’insiste : je parle des religieuses comme ensemble parce qu’il y a, hélas, encore des congrégations qui ont résisté à la poussée vers la croissance et beaucoup d’individus qui, même dans des congrégations en progrès, ont stagné ou régressé en face des défis d’aujourd’hui. Mais, comme ensemble, les religieuses constituent aujourd’hui l’élément le plus créatif dans l’Église.

Cette position frontière, nous ne l’avons pas délibérément créée et nous n’avons pas à nous y complaire. C’est une position de responsabilités sérieuses. Je voudrais mettre en lumière quelques facteurs qui ont contribué à engendrer cette situation ; je pense en effet que cela nous aidera à comprendre la gravité de nos responsabilités envers l’Église universelle et, à travers elle, envers le monde.

D’où nous vient cette position frontière ?

Un premier facteur est que, jusqu’il y a dix ans, les femmes n’étaient pas admises dans les théologats catholiques. Le besoin qu’on ressentait d’une formation théologique pour nos membres a conduit non seulement à un premier essai de courte durée (juniorats et cours de degré universitaire réservés aux Sœurs), mais, de façon beaucoup plus significative, à ce que de nombreuses Sœurs reçoivent une formation théologique de haut niveau dans les universités. En conséquence, un nombre respectable (mais non encore suffisant) de religieuses ont reçu une formation théologique dans un milieu qui comprenait des laïcs, des personnes de l’autre sexe et des non-catholiques. Elles ont étudié la théologie à un endroit où celle-ci devait se frotter, sur le campus et aux alentours, à la vie réelle et à d’autres disciplines, spécialement les sciences sociales, les arts, l’éducation. En bref, les religieuses formées en théologie dans les dix dernières années ont, dans l’ensemble, reçu une formation théologique plus complète et plus intégrée que la plupart de leurs collègues, laïcs ou prêtres, dans l’Église actuelle. Cette formation théologique plus saine dans de nombreuses congrégations religieuses a engendré une spiritualité plus équilibrée et une approche plus ouverte et plus créative des problèmes de l’Église et du monde.

Un second facteur est que, jusqu’à ces tout derniers temps, la participation directe des femmes au ministère spirituel était structurellement impossible dans l’Église catholique. En conséquence, la plupart des congrégations apostoliques ont exercé leur ministère spirituel dans et à travers les occupations professionnelles : éducation, service de santé, travail social, etc. Le résultat est que la plupart des congrégations féminines, même les petites, ont dans leurs rangs une variété de compétences professionnelles et de points de vue divers. L’effort de certains diocèses pour commencer à former leur jeune clergé dans différents domaines professionnels en est encore à ses débuts alors que, dans beaucoup de congrégations religieuses féminines, c’est un fait accompli. Cette richesse professionnelle dans leurs rangs est non seulement une source de créativité dans les idées, mais aussi d’efficience dans l’action.

Un troisième facteur est que la plupart des congrégations religieuses ont envoyé leurs membres hors des limites du diocèse où elles ont leur maison-mère. Que l’envoi ait eu lieu pour des motifs d’apostolat ou de formation, il en est résulté l’explosion, sous la pression de contacts toujours plus larges, des points de vue limités caractéristiques de ceux qui ont grandi, furent élevés, travaillent et travailleront toujours dans un seul diocèse. Les religieuses ont vu – et ce qu’elles ont vu a pénétré leur conscience communautaire, donnant, même à la religieuse moyenne, une conscience des problèmes du monde et de l’Église universelle souvent plus large que celle qui caractérise l’Église locale dans laquelle elle travaille.

Un quatrième facteur est que, dans l’Église catholique, les femmes chargées de ministère ne reçoivent jusqu’ici pas d’ordination et, en conséquence, n’administrent pas directement certains sacrements. Paradoxalement ceci les a laissées relativement plus libres dans la recherche pastorale. Parce qu’il est indirect, l’effet de la « sœur-ministre » sur la discipline et la pratique a provoqué moins de réactions effarouchées. De plus, les sanctions qui peuvent être appliquées à des ministres non clercs ne sont généralement pas du type de celles qui privent ceux-ci de leur charge. Il en est résulté que l’expérimentation moins timorée de nombreuses femmes en matière de ministère a généralement été capable de se concentrer plus sur le bien à réaliser que sur le mal à éviter. En général, les congrégations religieuses féminines ont été, au moins ces dix dernières années, l’élément le plus créatif dans le domaine pastoral. Ceci est évident en éducation, dans le champ des missions étrangères, dans le ministère spirituel direct et dans l’engagement pour la justice sociale.

Pour terminer, je voudrais mentionner ce que l’on pourrait nommer, en caricaturant un peu, une mentalité « Avis [1] » Parce qu’elles ont toujours occupé le second rang, les femmes ont tendance à persévérer dans l’effort. Elles n’ont pas eu l’occasion de devenir contentes d’elles-mêmes ni d’admettre que ce qu’elles ont appris durant leur études les dispense de formation ultérieure. Dans les congrégations orientées vers l’avenir, les Sœurs assistent aux réunions, se rendent aux ateliers, prennent part aux sessions. Cours de vacances, recyclages, cours du soir, sessions de formation durant les week-ends ont fait partie de la vie de la religieuse moyenne presque autant que la liturgie ou l’apostolat. Pour cette raison, les congrégations religieuses se sont trouvées en contact plus étroit avec les nouveaux développements, les nouvelles approches, spécialement dans les sciences sociales, la théologie, l’éducation, les arts. Cela a certainement influencé notre approche de la vie spirituelle aussi bien que de l’apostolat.

Renouveau spirituel et justice sociale

Les résultats de ces facteurs sont nombreux et variés. Je voudrais souligner l’un d’entre eux qui, à mon avis, donne sa structure dominante au type d’auto-évangélisation que nous devons entreprendre si nous voulons assumer nos responsabilités envers l’Église et, à travers elle, envers le monde.

Les congrégations religieuses féminines ont déjà progressé plus qu’aucun autre ensemble comme ensemble dans l’Église vers une saisie de la radicalité des crises dans le domaine du renouveau spirituel et de la justice sociale. De plus, de nombreuses religieuses en particulier et, en conséquence, de nombreuses congrégations comme congrégations se sont rendu compte de l’étroite connexion qui existe entre ces deux domaines. La préoccupation de développer une spiritualité apostolique qui soit réellement en contact avec la crise contemporaine de la vie intérieure et avec la crise contemporaine en matière de justice sociale a pris naissance dans les congrégations religieuses féminines. Elle est rapidement devenue l’objectif des efforts de renouveau dans presque tout groupe de réflexion dans l’Église, et certainement dans tous les groupes dont on puisse attendre une contribution de valeur.

Trois conséquences

Nombreuses sont les conséquences de cette situation frontière dans l’Église pour l’auto-évangélisation dans son rapport au renouveau spirituel et à la justice sociale. Je voudrais attirer l’attention sur trois d’entre elles, à mon avis les plus importantes et les plus urgentes.

Accepter cette responsabilité

En premier lieu, les religieuses doivent accepter la responsabilité qui leur est venue par un concours de circonstances qu’elles n’ont pas créées. Si nous reculons devant les réformes et le renouveau de notre vie spirituelle qu’exige radicalement un engagement apostolique vraiment actuel, si nous cédons au désespoir devant l’énormité de l’injustice sociale dans laquelle toute institution, sans exclure l’Église, est impliquée, il y a toute chance que l’Évangile devienne un vain mot pour nos frères et nos sœurs en de nombreux endroits de ce globe. Mais si, au contraire, nous acceptons ce double défi (longue marche intérieure de recherche contemplative de Dieu et longue marche extérieure d’engagement intégral et passionné pour la justice sociale), l’Église pourrait bien devenir, de notre vivant encore, un signe d’espoir et de libération dans un monde d’oppression quasi universelle. Mais les religieuses acceptent que de se trouver sur la frontière signifie qu’on est pour une large part laissé à sa propre responsabilité. Les pistes ne sont pas tracées devant nous parce qu’on n’y a pas encore cheminé. Cela veut dire que nous n’avons pas et que nous ne pouvons pas perdre notre temps et notre énergie à soupirer pour une direction qui nous décharge des risques et nous garantisse contre les erreurs.

Nous former

Ceci m’amène à la seconde conséquence pour l’auto-évangélisation : la nécessité d’une formation intellectuelle et spirituelle sérieuse pour toutes nos Sœurs et la formation spécialisée, surtout en théologie et dans les sciences sociales, de quelques membres de chaque congrégation. Nous devons avoir dans nos propres rangs des Sœurs qui puissent servir de « personnes-ressources [2] » dans les importants processus de décision que la prochaine décade nous imposera de façon croissante. Le temps est passé où nous pouvions importer de l’extérieur de la vie religieuse féminine les compétences nécessaires pour planifier le futur. De fait, nous devons accepter notre part de responsabilité : il nous faut fournir, non seulement pour nous-mêmes, mais pour nos coopérateurs laïcs, pour nos frères dans le clergé et pour l’Église institutionnelle, les compétences dont l’Église a besoin pour devenir une servante des opprimés plus évangéliquement simple, pauvre, non coercitive. Et la formation sérieuse de l’ensemble de nos membres est nécessaire pour garantir cet accord lucide et généreux qui est la seule base viable de l’efficience apostolique d’un groupe à une époque où l’usage autocratique de l’autorité tend à devenir anachronique.

Mais la formation intellectuelle de tous nos membres et la formation spécialisée de certaines Sœurs n’aboutiraient qu’à créer de nouveaux oppresseurs potentiels (ou actuels) à moins qu’elles ne soient accompagnées d’une formation spirituelle de plus en plus radicale. « Radicale » signifie « plongeant jusqu’aux racines », non poussant seulement sur une branche. Si nous nous trouvons devant de plus en plus d’options décisives dans l’apostolat avec de moins en moins de guides ou de directives valables, nous nous trouvons donc devant un besoin croissant de sagesse spirituelle. Nous devons être capables, comme individus et comme communautés, de discerner non seulement le mal et le bien, mais aussi le bien et le meilleur. Nos communautés ont souvent aujourd’hui à choisir entre une croissance pleine de dangers et un lent suicide. Les enjeux deviennent toujours plus élevés alors que nos ressources, en personnes et en argent, vont diminuant et que les choix augmentent en nombre et et en variété. La maturité spirituelle qui permette non seulement de survivre à ces choix, mais encore d’en faire un chemin de croissance personnelle et d’efficience apostolique pour la communauté, on ne peut l’obtenir par un simple désir ni par un fol emballement pour la nouveauté. La maturité spirituelle est essentiellement une liberté intérieure radicale polarisée par un unique amour passionné. Dans notre cas, cet amour, c’est Jésus, glorieusement régnant, mais souffrant intensément dans ses membres. Ce ne sont pas des « recettes » qui nous rendront libres ou nous apprendront à aimer. La voie royale de la sainteté est celle de la contemplation transformante. Nous devons parvenir à former nos membres comme d’authentiques contemplatives dans un monde qui ne semble nous laisser ni temps ni repos même simplement pour penser.

Frayer nous-mêmes la route

Enfin, une troisième conséquence de notre position frontière est que nous ne pouvons pas attendre que d’autres, dans l’Église, nous frayent la route dans notre engagement actif pour la justice sociale. Tant qu’une seule personne n’est pas libre, nous restons tous et toutes des esclaves. Tant que les Noirs, les Indiens, les pauvres, les femmes, les travailleurs étrangers, les affamés, les immigrants ou n’importe quel autre groupe est opprimé ou marginalisé, nous restons tous au pouvoir du Mauvais et la lumière de l’Évangile ne passe pas. Tant qu’un être humain n’est pas libre, lui ou elle n’est pas pleinement en état de répondre à l’Évangile ; et tant que nous tolérons l’oppression de cette personne ou y contribuons, nous avons éteint, pour lui ou pour elle, la lumière de l’Évangile. L’engagement actif et effectif de nos membres en faveur de la justice sociale continuera à secouer les congrégations plus que rien d’autre, à l’exception de la prière, n’est capable de le faire. Notre empressement à risquer même notre existence comme institution et notre bien-être personnel au service de la liberté de nos frères et sœurs est la mesure de notre auto-évangélisation aujourd’hui.

Si les congrégations religieuses occupent une position frontière dans l’Église, les dirigeants des communautés devraient occuper une position frontière dans leurs congrégations. Il devient de plus en plus évident que c’est vers la vie religieuse en général et vers les congrégations féminines en particulier que l’Église doit se tourner pour trouver le développement d’un modèle tout à fait neuf d’autorité, un modèle qui porte au maximum la responsabilité et la créativité de chacun dans sa recherche de Dieu et de la justice sociale. Si les religieux et les religieuses sont en train d’être évangélisés, c’est-à-dire amenés à une maturité spirituelle traduite en engagement apostolique effectif, la vie religieuse doit devenir une école de liberté.

L’Église dans sa totalité a besoin de trouver un modèle évangélique d’autorité, un modèle où la coercition n’ait pas plus de place qu’elle n’en avait dans l’appel de Jésus à le suivre, un modèle dans lequel l’exercice du pouvoir soit aussi étranger qu’il l’était à Jésus cloué sur la croix pour notre libération, mais aussi un modèle dans lequel l’autorité, par un service d’amour jusqu’à la mort, rende chacun plus libre, plus uniquement dévoué à la grandiose tâche de Jésus en ce monde :

« Je suis venu pour témoigner de la vérité... et la vérité vous rendra libres. »

Via Gregorio VIII 111 - Int. B-26
I-00165 ROMA, Italie

[1Allusion à la publicité de cette firme de location de voitures, basée sur le slogan : « Nous sommes la seconde firme dans ce secteur, nous devons donc nous efforcer d’autant plus de vous satisfaire » (N. du Tr.).

[2Terme emprunté à la psychologie des groupes : celui ou celle qui est capable de guider avec compétence le groupe dans sa recherche. (N. du Tr.).

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