Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

À propos des moniales

Louis-Albert Lassus, o.p.

N°1975-5 Septembre 1975

| P. 278-285 |

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La tradition de l’Église chrétienne a, de tout temps, considéré les moniales [1] comme l’œil et le cœur du peuple de Dieu. Pourquoi ne le seraient-elles pas encore en nos jours difficiles ? Berdiaev disait volontiers : « L’Église du Christ ne peut se passer d’évêques et de prêtres, quelles que soient leurs qualités morales, mais elle ne vit et ne respire que par les saints et les prophètes, les moines et les martyrs. » Cela, je ne puis pas dire que je le devine, mais, après trente ans de vie passée à rompre le pain de Dieu dans les monastères de tous Ordres, je le sais.

Je ne parlerai d’elles qu’avec beaucoup de discrétion, vu que, un peu par ma vocation de Prêcheur et beaucoup par mon tempérament, je suis l’instabilité faite homme, que je n’ai rien d’un moine et que j’ai une peur panique de me contenter de parler de ce que je ne connais pas vitalement.

Disons tout d’abord que, depuis la Contre-Réforme jusqu’à nos jours, les moniales ont été traitées par le droit de l’Église et les différents coutumiers comme des « mineures » et ont dû vivre leur appel au désert pour Dieu dans des conditions qui, aujourd’hui, nous paraissent ridicules, un environnement coûteux et souvent grotesque : murs d’enceinte de plusieurs mètres, doubles grilles parfois armées de pointes fort dangereuses pour les visiteurs qui se hasardaient à approcher de trop près, voiles baissés, même pour recevoir le Seigneur, « afin de ne jamais rencontrer le regard du prêtre » et réciproquement, présence d’une tierce personne aux conversations du parloir, sorties rarissimes ou même inexistantes dans des cas pourtant graves de santé ou de drames familiaux, asservissement des sœurs à « Madame » dont chaque parole devait être reçue tel un oracle de Jupiter, relations complètement « in »-humaines et donc artificielles des sœurs entre elles, même à des moments institués pour se récréer. Et je ne parle pas de la façon dont les évêques, les supérieurs ecclésiastiques, les « visiteurs canoniques » imposaient leurs façons de voir d’hommes et d’hommes parfois sadiques (pardon !), n’ayant nullement à vivre une si difficile aventure, mais se délectant secrètement de leurs « pouvoirs » sur le « sexe faible ». De cet état d’esprit nous trouvons encore un écho, bien qu’affaibli, dans la fameuse Lettre romaine Venite seorsum, qui, tout en comportant de très beaux passages sur le sens de la vie chrétienne monastique, n’en est pas moins encore dans la ligne de la législation précédente, pensée par des hommes, qui restent des hommes, fussent-ils de robes habillés, souvent fort ignorants de la psychologie féminine et désireux de ne rien perdre de leurs « droits de regard ».

Il faut cependant aujourd’hui se rendre à l’évidence. Dans le désir d’émanciper, de libérer, de rendre aux moniales leurs droits fondamentaux de femmes, de femmes libres dans le Christ, n’est-on pas en train de tomber dans l’excès contraire ? Ce n’est pas sans une profonde tristesse et des larmes, que j’essaye de dissimuler le plus possible, que je constate la « conversion » de tant de monastères et maisons où l’accueil, le partage fraternel, la prière spontanée, charismatique ou non, les discussions sur tous les sujets d’actualité et les autres, les allées et venues « dans le monde » et du monde, sont à l’ordre du jour. – Mais sont-ils encore des « monastères » ?

Je comprends certes assez bien tout cela d’abord comme une réaction de santé due au moment où chacun dans l’Église essaye de se refaire un visage authentique, mais aussi, et c’est infiniment dommage, comme la conséquence fâcheuse d’une totale inconscience de ce que peut et doit représenter dans le monde un « désert chrétien ». Je me rappelle la réflexion d’un paysan de Haute-Savoie au lendemain d’une avalanche qui avait emporté trois jeunes Parisiens. « Quel dommage, me disait-il, ils ne savent pas que la montagne, on ne la touche pas comme on veut ». Je prêchais alors dans un monastère voisin. Immédiatement j’ai fait le rapprochement et me suis dit : « La vie monastique est, elle aussi, une montagne et quelle montagne ! Elle ne peut révéler son nom et sa beauté qu’à ceux et celles qui traitent avec elle, humblement, amoureusement, avec une infinie patience. » Un monastère chrétien est, à mes yeux, le même « mystère de la foi » que nous évoquons au cœur de la Divine Liturgie et dont nous chantons qu’il est grand... Mais c’est un mystère de sang et le sang fait peur et l’on se tourne vers des solutions « raisonnables », vers des issues de secours, « tant de bien à faire », une vie enfin « évangélique et fraternelle ». Le plat de lentilles, vous dis-je. Rien ne m’afflige plus que le bluff, surtout dans le monde de Dieu, et je pense alors le plus naturellement du monde qu’il serait préférable de ne plus appeler « monastère » ce qui n’est plus un monastère, « moniale » celle qui n’est plus une moniale.

Mais qu’est-ce donc qu’un monastère chrétien, une moniale chrétienne ?

Un monastère est tout d’abord une solitude, un désert, donc une enclave insolite dans le monde des hommes. Et les moines et les moniales, ces gens bizarres qui, un beau jour, à la suite d’Antoine, de Pacôme, de Benoît, de Romuald, de Thérèse, ont décidé de partir, de s’en aller, de « vivre avec les bêtes sauvages » (Mc 1,13). La moniale chrétienne est une femme que hante le désir de voir Dieu et de connaître, pourquoi pas dès la terre, quelque chose de la Fête éternelle à laquelle elle se sait et se veut invitée par le Christ. Fascinée par l’Ailleurs, par l’Absolu de la connaissance d’amour, Dieu lui apparaît de plus en plus comme la seule explication de sa vie, l’unique débouché à sa soif de bonheur. Mais comment réaliser son rêve ? Innombrables, dans l’Église de Dieu, sont les demeures. La moniale chrétienne est celle qui enveloppe sa vie de silence, vaque à l’étude du donné révélé, à l’écoute de la Parole, aux prières secrètes, à l’émerveillement liturgique. Elle opte donc délibérément pour la séparation et la solitude du désert jusqu’à la mort. Elle veut être une solitaire, même si elle vit en communauté, parce que deux appels de Dieu retentissent très fort en elle : « Va-t’en » et « Oublie ». L’érémitisme lui apparaît donc non pas comme le refuge des originaux et des maniaques (même s’il y a énormément de gens de cette espèce chez les ermites !), mais comme un moment possible et désirable de sa quête de Dieu. « Aux assoiffés de Dieu, la solitude d’or », proclame Bruno de Querfurt. Et voilà la pierre de scandale ! Cette « fuite », selon le terme consacré, est si peu humaine (« seul un dieu ou une bête peut vivre au désert » dit Aristote), elle est apparemment si peu chrétienne, lorsqu’on entend Jésus nous envoyer aux frères : « Vous êtes la lumière du monde, vous êtes le sel de la terre, vous êtes une ville bâtie sur la montagne, si belle que tous glorifient l’architecte » (cf. Mt 5,13.18), et saint Paul : « Vous êtes le corps du Christ et membre chacun pour sa part » (1 Co 12,27).

Évidemment, le départ au désert ne peut se justifier que pour un exode en Dieu et parce que le désert, montagne, vallée, forêt, île ou tout simplement clôture monastique (serait-elle seulement un tracé de pierres) peut être en effet pour certains et certaines le lieu où l’on peut se libérer, se purifier, se désapproprier pour aller vers Dieu, mais aussi se recueillir, se convertir à l’Unique, se laisser captiver par l’Unique et habiter par la « mémoire de Dieu ». Or le désert ne peut aider à atteindre ce but que s’il est un vrai désert, je veux dire un lieu de silence, de paix, un lieu dépouillé, pauvre, austère, ce qui n’exclut ni la beauté ni la joie, un lieu où ni l’habitat ni les moyens de vivre ni les façons de faire ne sont en contradiction avec la définition du désert.

Je ne doute pas, pour en avoir fait quelque temps l’expérience, qu’un tel environnement, lorsqu’on se laisse patiemment stigmatiser, ne puisse dilater « les yeux illuminés du cœur » et introduire dans la connaissance savoureuse de l’Être aimé, donc amener à la réalisation, au moins inchoative, de cette prière pure et continuelle qui est en vérité une anticipation de la Fête du ciel.

Il n’est donc pas tellement indiqué de « jouer » avec le désert, soit en le caricaturant par des conditionnements ridicules, soit en l’abandonnant fréquemment pour des motifs futiles, voire même en flagrante contradiction avec le propos initial, soit en le laissant envahir par radio, télévision, journaux et revues de toutes sortes, conférenciers et sermonneurs « tous azimuts ». Que peut apporter à une moniale, du point de vue strictement monastique, tel séjour d’études dans un Studium de Frères Prêcheurs, telle session à but culturel n’ayant aucun impact dans la recherche de Dieu, telles vacances prolongées en famille, chez des amis, ou même chez « les frères de l’Ordre », malgré tout le positif que cela peut représenter d’un autre point de vue ? Rien, sinon la dispersion de l’esprit et du cœur et, peu à peu, la fameuse « acédie » que les Pères redoutaient si fort.

Quant à la presque totale disparition de la clôture, à l’église, au cloître, au réfectoire, en récréation, je ne connais rien de plus dangereux que de telles façons de faire. Bien sûr, on ne s’en aperçoit pas tout de suite ; il faudra même attendre deux ou trois générations. Mais, sans être prophète, je pressens le résultat plutôt fâcheux d’une telle légèreté. Ce sera autre chose, peut-être très valable, mais autre chose que certainement Dieu ne demandait pas à ces femmes qu’il n’avait voulues pour l’enfouissement du grain qui meurt. Il faut évidemment savoir accueillir et partager ; mais accueillir qui, et pour quoi et comment ? Nos anciens, malgré leur sens incontestable de l’hospitalité, savaient se défendre des visiteurs importuns, fussent-ils gouverneurs ou archevêques. Ils savaient aussi résister à la tentation de faire ce pour quoi ils ne se sentaient pas mandatés. « Si tout le corps était œil, où serait l’ouïe ? Si tout était oreille, où serait l’odorat ? » (1 Co 12,17).

Merton écrivait peu de temps avant sa mort : « Il ne saurait être question que l’Église demande aux contemplatifs de s’engager dans des travaux pour lesquels ils ne sont pas qualifiés, travaux que d’autres peuvent accomplir beaucoup mieux qu’eux. Il n’y a pas lieu d’exiger que les Carmélites enseignent l’arithmétique aux enfants de dix ans. 11 n’est pas nécessaire non plus que les Cisterciens s’établissent dans des paroisses pour vaquer à la prédication. Ce dont l’Église a besoin, ce sont des contemplatifs qui partagent avec les autres leurs privilèges de silence, d’adoration et de méditation, leur capacité d’écouter plus attentivement et de pénétrer davantage la Parole de Dieu, leur intelligence du sacrifice, leur perception des choses surnaturelles ».

Il y a aujourd’hui, en notre monde, de nombreux chercheurs de Dieu qui se tournent vers les monastères, pensant que là, dans ces lieux que Dieu seul explique, ils pourront calmer leur faim et connaître quelque chose de la joie qu’ils soupçonnent. Évidemment, ni moines ni moniales ne peuvent se dérober. Mais ce qu’on leur demande et qui va les rendre prudents et sérieux, ce n’est ni un seul accueil gentil, ni une seule bonne table, pas plus qu’un seul langage de spécialistes des sciences humaines ou divines, mais la parole et le témoignage d’un homme ou d’une femme dont le propre est de chercher Dieu, qui vit habituellement sous son regard et même dans son intimité et est donc capable non pas simplement de « livrer des réalités contemplées », mais « des réalités à contempler ». Et qui pourra se poser en « homme de Dieu » sinon l’homme ou la femme buriné par le désert et qui s’est perdu en Dieu ? Pour cela, il faut du temps, de la patience, des larmes et un long et fidèle amour de son monastère, une inlassable quête de Dieu.

C’est alors que, même sans paroles, la vie de la moniale est un laisser-passer de lumière. Et c’est peut-être de la trop grande rareté de ces « sacrements du Royaume » que le monde languit et meurt.

Que l’on me permette cependant d’aller plus avant dans l’intelligence du désert chrétien. J’oserais dire en effet que je ne me sens pas tout à fait à mon aise lorsque je me contente d’épiloguer sur l’environnement de la vie monastique et sa fonction « contemplative », car enfin, tout le monde est d’accord, il n’a rien de spécifiquement chrétien. D’ailleurs, interrogeons les premiers Pères : ils nous diront tous, chacun à sa façon, qu’ils n’ont eu d’autre désir que de « suivre Jésus », si bien que leur forme d’existence a été ainsi désignée : la sequela Christi. À un jeune homme qui lui demandait le secret du désert, abba Paul répondait : « Accompagne Jésus ». C’est bien cela qui me fait dire que la seule lampe du moine, c’est le Christ, que le monastère, c’est le Christ, et que le Christ, c’est le monastère.

Bien sûr, la moniale, comme toute chrétienne, fait de Jésus le chemin de son chemin, la lumière de ses pas, son Sauveur et la vie de sa vie. Mais la présence, humaine et divine à la fois, de celui qu’au désert du Jourdain Jean-Baptiste reconnaissait comme l’Agneau qui porte et emporte le péché du monde a dans son être et sa vie un retentissement singulier. Elle se sent saisie, « empoignée » comme l’apôtre Paul, pour « être-avec » Jésus.

Et l’on voit bien ce que cela veut dire. Il s’agit non seulement que la moniale fasse du Christ son air, son climat, son horizon, sa science (« je ne sais plus que Jésus », confesse saint Paul) ; non seulement qu’elle se laisse habiter, envahir par sa grâce, qu’elle en arrive au troc et à l’échange (« je vis et cependant ce n’est plus moi, c’est Christ qui a pris la place », dit encore l’Apôtre) ; mais qu’elle suive Jésus, l’Agneau de Dieu, partout où il va et la conduira. Il y a dans sa vie une invitation de plus en plus expresse à entrer dans l’œuvre du salut, à continuer l’heure du salut, à être pour le Christ cette « humanité de surcroît en laquelle il va perpétuer tout son mystère » d’amour. C’est un appel à aller « en dehors des portes », au lieu du Crâne, pour « compléter dans sa chair ce qui manque à la Passion » (Col 1,24) du Seigneur pour son Église et pour le monde.

Lorsqu’on saisit cela, on ne peut que réaliser la gravité, le sérieux d’une telle vocation et on entrevoit quel sera nécessairement l’environnement d’une telle existence. Le monastère chrétien, ce ne sont ni les murs, ni les grilles, ni la clôture, mais le lieu du combat contre l’Adversaire, la steppe où s’avance le Fils de l’homme qui n’a pas où reposer la tête, la colline où il continue à se retirer, seul, de nuit, pour prier pour les hommes avec des cris et des larmes, le Golgotha où saigne l’Agneau pour les péchés de la multitude et enfin le Thabor où le visage resplendit comme le soleil. Voilà, me semble-t-il, ce qui fait le monastère chrétien et le distingue nécessairement de tout autre lieu. Oui, il est une enclave insolite en ce monde comme est insolite la glorieuse croix de Jésus, parce qu’il s’agit uniquement pour la moniale de s’enfouir, de perdre son nom, de vivre le mystère de l’Amour en ce qu’il comporte de plus essentiel et d’incommunicable. Le reste n’étant que le reste...

La terre est et restera la terre, le lieu de l’imperfection, du péché et du désir. Et il sera toujours tellement plus facile de parler ou d’écrire que de vivre ! Aussi faut-il bien se garder de la colère si, dans la Sainte Église comme ailleurs, les choses ne sont pas toujours ce qu’elles devraient être, ce que nous rêvons qu’elles soient. N’empêche que la falsification ou la démission est la pire des tristesses quand on a reçu de Dieu ce « métier » formidable : continuer, comme l’Agneau, à saigner pour ses amis.

Rue Saint-François-de-Paule, 9
F-06300 NICE, France

[1Ces réflexions à propos des moniales pourraient sans doute s’appliquer en bonne partie aux moines. Pour tout consacré, elles peuvent être une invitation à s’interroger sur l’authenticité de sa vie : celle-ci est-elle une inlassable quête du Royaume et le sacrement du salut pour le monde ? (N.D.L.R.).

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