La pauvreté apostolique d’après le Nouveau Testament
Jean-Marie Hennaux, s.j.
N°1974-5 • Septembre 1974
| P. 257-268 |
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Nous voudrions essayer, dans les pages qui suivent, de mieux apercevoir la nécessité interne qui lie, aux yeux de Jésus et du Nouveau Testament, mission et pauvreté, ou encore la vie ecclésiale et un certain type de vie économique. Si nous arrivions à entrer dans la logique de ce lien, nous serions à pied d’œuvre, semble-t-il, pour nous demander ensuite comment nous pouvons, aujourd’hui, être fidèles à ses exigences. Mais nous n’irons pas ici jusqu’à ces conséquences. Notre but est seulement, pour le moment, de retrouver, si possible, l’inspiration originelle qui doit nous guider.
I. Deux préceptes du Seigneur
Si nous cherchons ce que nous dit le Nouveau Testament de la vie économique de l’apôtre, nous voyons que son enseignement peut se résumer en deux préceptes du Seigneur qui apparaissent, à première vue, presque contradictoires :
Donnez gratuitement ce que vous avez reçu gratuitement (Mt 10,8 ; de même 1 Co 9,18) ;
Le Seigneur a ordonné à ceux qui annoncent l’Évangile de vivre de l’Évangile(1 Co 9,14).
L’apôtre doit donc, d’une part, « donner gratuitement l’Évangile » et, d’autre part, « vivre de l’Évangile ». N’y a-t-il pas là quelque contradiction ?
Notre étonnement vient de ce que nous ne sommes pas assez entrés dans la « logique » de la grâce et de la gratuité. Au contraire, comprendre comment ces deux préceptes s’appellent et s’impliquent mutuellement, ce sera pénétrer dans cette logique ; ce sera saisir l’économie nouvelle de la grâce [1].
a) Donnez gratuitement...
Commençons par réfléchir au premier précepte de Jésus. On ne peut donner la Parole de Dieu que gratuitement. Cela tient à l’essence même de cette Parole, qui nous a été donnée gratuitement par le Père. Ce que nous avons à dire, c’est que Dieu a aimé gratuitement le monde au point de lui envoyer Son Fils unique (Jn 3,16). Ce contenu de la prédication détermine aussi son mode : sa gratuité.
Dans la mesure où l’apôtre ne transmet pas la Bonne Nouvelle comme une chose, comme une marchandise, mais la « dit », l’« annonce », c’est-à-dire s’engage lui-même en la donnant et veut en être le témoin, il veut témoigner qu’il s’agit d’un message de « grâce », de « gratuité ». Il ne peut donc que la donner gratuitement.
Dans la même mesure aussi, il veut faire apparaître que la Parole qu’il prêche n’est pas de lui, mais de Dieu ; il ne peut donc se faire payer pour sa prédication, comme s’il s’agissait d’un travail ordinaire, comme s’il avait droit à une rémunération quelconque pour ce travail. Il ne peut introduire la Parole de Dieu dans les circuits économiques ordinaires du travail et du salaire, de la vente et du paiement. Il veut précisément annoncer un dépassement définitif de cet « ordre de justice » : un ordre de grâce et de gratuité pures. « Donner la Parole » n’appartient finalement qu’au Père : pour faire apparaître cette origine unique du don de la Parole, l’apôtre ne peut que la transmettre gratuitement.
Par conséquent, si l’apôtre veut être le témoin de la Parole qu’il annonce, il ne peut se présenter que comme un pauvre comblé par cette Parole, comme un pauvre dont cette Parole est le tout, le seul trésor, la seule nécessité. Plus il voudra montrer cela – que la Parole est sa seule richesse – plus il voudra vivre dans la pauvreté. « Ne vous procurez ni or, ni argent, ni monnaie à mettre dans vos ceintures, ni sac pour la route, ni deux tuniques, ni sandales, ni bâton » (Mt 10, 9). Il prêche le Royaume, c’est-à-dire l’au-delà de l’économie intramondaine. Il possède une Parole qui suffit. Il veut faire comprendre que « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de ‘la Parole de Dieu’ ». Cela l’amène, s’il veut le crier par sa vie, à ne plus « se soucier du pain », mais uniquement de la Parole, comptant bien que le reste lui sera donné « par surcroît » (Mt 6,33).
Ainsi apparaît en toute clarté le lien logique, ou mieux le lien « théologique » existant entre le « ministère de la Parole » et la pauvreté. Le ministère de la Parole appelle la pauvreté effective de son témoin. Celui-ci veut se présenter comme « ne sachant que Jésus » (1 Co 2,2), la Parole Elle-même. Son seul titre à être écouté, c’est qu’il a été appelé et envoyé par Jésus, c’est qu’il prêche Jésus. Ce titre ne réside dans aucune compétence humaine, aucun diplôme, fût-ce un diplôme de théologie. Il se présente comme un pauvre, n’ayant pour toute richesse que Jésus. « Prêcher dans la pauvreté », n’ayant pour toute richesse que Jésus, c’est là cette prédication qui est « démonstration faite par la puissance de l’Esprit » (1 Co 2,4). Elle manifeste – par sa pauvreté – qu’on ne se fie qu’en la puissance de Dieu, et permet ainsi que « la foi ne soit pas fondée sur la sagesse humaine, mais sur la puissance de Dieu » (1 Co 2,5).
On voit donc pourquoi Jésus envoie ses apôtres prêcher dans la pauvreté. Tout le contenu du message appelle cette pauvreté. Elle est exigée par une nécessité et une logique auxquelles on ne peut plus échapper dès que l’on accueille dans la foi la Parole de Dieu. Cette nécessité qui lie « ministère de la Parole » et « pauvreté » n’est appelée habituellement « convenance » que parce qu’il s’agit d’une « nécessité de l’amour ». Mais la grâce et la gratuité ont aussi leur logique et leur nécessité internes, leur « économie ». Le ministère de la Parole de Dieu est « nécessairement » et par essence gratuit. Le principe de la gratuité des ministères spirituels est donc un principe théologique. Cette gratuité est impliquée par la Parole elle-même [2].
b) Vivre de l’Évangile
D’autre part, parce que l’apôtre veut faire apparaître que le service de la Parole est son tout, qu’il le prend par conséquent tout entier (toute son activité, tout son temps, etc.) et qu’il est tout son travail, il voudra ne vivre, même économiquement parlant, que d’elle. Nous en arrivons ainsi au second des préceptes du Seigneur rappelés plus haut. L’apôtre voudra montrer que la Parole de Dieu est pour lui, même économiquement, son seul trésor, son seul moyen de subsister. Il voudra mettre un lien le plus étroit possible entre son travail au service de la Parole et sa subsistance et faire dépendre celle-ci de son travail apostolique lui-même.
Cela veut dire concrètement que, pour sa propre vie économique, l’apôtre s’en remet à ceux auxquels il est envoyé (Mt 10,10). Il lie volontairement sa vie économique à la foi ou à la non-foi de ceux qui l’écoutent. S’ils croient, il sera nourri, vêtu. S’ils ne croient pas, il aura faim.
La destinée de l’apôtre est ainsi liée, même de manière physique, à la destinée de la Parole de Dieu en ce monde. Si elle est accueillie, il mange ; si elle n’est pas accueillie, il a faim et soif. Il expérimente par là, dans son corps, le drame spirituel de son temps, qui est toujours lié à la foi ou à la non-foi.
En apportant gratuitement la Bonne Nouvelle de l’amour gratuit de Dieu, l’apôtre espère faire surgir, en réponse, l’action de grâce de la foi-espérance-charité. La réponse parfaite à son ministère sera l’ Eucharistie de Jésus, célébrée à la gloire du Père.
En effet, ce n’est pas l’apôtre, fondamentalement, qui donne la Parole, mais bien le Père. C’est pourquoi le fruit du travail de l’apôtre, le pain qu’il procure, c’est d’abord l’Eucharistie. L’apôtre, le tout premier, « ne travaille pas pour une nourriture périssable, mais pour une nourriture qui demeure en vie éternelle » (Jn 6, 27-29). Le résultat de son travail, c’est l’Eucharistie.
La relation travail-subsistance est ainsi transformée, transportée dans un ordre économique inconnu des circuits simplement intramondains. Cependant, précisément parce que cette transformation est réelle, elle ne peut rester « en l’air », en pur « parallélisme » avec l’économie intramondaine, elle doit s’y exprimer. L’économie de la grâce doit donc s’exprimer dans la vie économique concrète de l’apôtre et de la communauté chrétienne.
Cela se vit de la manière suivante. Quand l’apôtre prêche, il met toute son espérance en Dieu. Il espère que Dieu va agir à travers sa parole et se répondre à lui-même par la foi des auditeurs. Il espère la foi de ses auditeurs et il espère leur Eucharistie. Mais en même temps, il espère aussi d’eux sa subsistance. S’ils croient en sa parole comme étant la Parole de Dieu, ils comprendront qu’il leur apporte le bien des biens. Ils comprendront donc aussi qu’il est bon et souhaitable qu’il consacre tout son temps et tout son travail à la Parole de Dieu, ce qui les amènera à prendre en charge sa vie économique. Par conséquent, l’espérance de l’apôtre est également qu’il pourra vivre de l’« hospitalité » et des « aumônes » que lui offriront ceux qui croient. Ce merci matériel ne lui est pas dû en stricte justice, puisque l’apôtre offre gratuitement la Parole, mais il est réponse gratuite, apparentée à l’Eucharistie, à la prédication, à la Parole même de Dieu. Ce merci est un « surcroît » matériel de l’Eucharistie ; il inaugure une répartition des biens non plus basée sur un ordre de justice, mais sur un ordre de gratuité. En effet, les croyants consacrent une partie de leurs biens ou de leur argent à quelque chose qui est sans valeur pour l’économie purement intramondaine. La venue de la Parole et de la Grâce de Dieu détermine donc une « économie » nouvelle, une économie de gratuité, chez l’apôtre d’abord et ensuite dans la communauté qui l’accueille. L’offre de l’apôtre suscite une réponse tout aussi gratuite : l’eucharistie de la communauté et un partage nouveau des biens.
L’apôtre est donc « livré », comme la Parole elle-même qu’il annonce, à l’hospitalité ou non de ceux qui l’écoutent : « Mangez et buvez ce qu’on vous donnera » (Lc 10, 7). Ici encore apparaît comment le sort de l’apôtre est lié au sort de la Parole de Dieu. D’où l’importance aussi de la vertu d’hospitalité dans le Nouveau Testament.
La confiance de l’apôtre en la Providence divine est inséparable de sa confiance dans les hommes. Il espère d’eux l’accueil et l’hospitalité [3].
Nous comprenons peut-être mieux maintenant la liaison paradoxale des deux préceptes du Seigneur. Nulle contradiction entre eux. Au contraire, c’est la gratuité du salut qui détermine tout d’abord la pauvreté de l’apôtre et ensuite la réponse gratuite des croyants qui le font vivre. Mais pour susciter, en même temps que la foi, cette gratuité, il faut que l’apôtre ait accepté le risque de la pauvreté. Cette pauvreté implique précisément qu’il ne compte, pour vivre, que sur son travail apostolique. Son identification à la Parole va jusque là.
II. Les « droits » de l’apôtre
La pauvreté de l’ouvrier apostolique réside donc tout d’abord dans le fait qu’il renonce au droit de rien exiger de ceux auxquels il adresse son ministère [4].
Il ne peut partir de l’idée que quelque chose lui soit dû en justice pour son travail. Le faire, ce serait ravaler la Parole de Dieu au rang d’une marchandise ordinaire. Sa mission appartient à un ordre qui dépasse celui de la justice : c’est celui du don gratuit.
Ce n’est donc que la foi de ceux qui accueillent sa parole qui crée un certain « droit » de l’apôtre à recevoir d’eux quelque chose pour son ministère.
En effet, si la justice est dépassée, elle n’est pas pour autant supprimée. L’ordre de la grâce et de la charité inclut « son » ordre de justice. Mais il faut bien voir ce statut du « droit » ecclésial à l’intérieur de l’ordre de la chanté, ordre qui n’est créé que par la foi-charité commune.
Quand Jésus dit : « l’ouvrier mérite son salaire » (Mt 10,10), ce « mérite » est le même que celui par lequel nous pouvons, à l’intérieur de la gratuité totale du salut, « mériter » cependant celui-ci. C’est en ce sens aussi que Paul dit aux chrétiens de Corinthe qu’il a renoncé à son « droit » de vivre d’eux (1 Co 9,4-18).
Si Paul renonce à ce « droit », ce n’est pas qu’il méconnaisse le précepte du Seigneur qui « a ordonné à ceux qui annoncent l’évangile de vivre de l’évangile » (1 Co 9,14). Au contraire, il le rappelle, et considère cela comme la situation normale. Lui-même s’engagera, à cœur et à corps perdus, dans la « collecte » pour l’Église de Jérusalem, qui était le « merci matériel » des Églises païennes à l’Église-mère, de laquelle tous les biens spirituels leur étaient venus et qui était maintenant dans le besoin. Il vit donc profondément la « logique » de l’« aumône » matérielle rendue en action de grâce pour les biens spirituels. C’est pourquoi d’ailleurs il n’hésite pas à donner un nom sacré et liturgique à cette fameuse collecte : elle est un « ministère » (2 Co 8,4), une « liturgie » (9,12). Mais ce « merci matériel » est second par rapport à la gratuité du ministère puisqu’il lui répond, et il y a des cas où, pour mieux faire apparaître la gratuité pure de ce qu’il apporte, dans le désintéressement absolu, l’apôtre doit renoncer à son « droit » et pourvoir lui-même à son entretien. Si Paul travaille, c’est donc parce qu’il veut faire « redoubler » en quelque sorte la gratuité de l’évangile : « quel est donc mon salaire ? C’est d’offrir gratuitement l’Évangile que j’annonce, sans user des droits que cet Évangile me confère » (1 Co 9,18) [5].
III. L’économie de la grâce et les pauvres
Jésus appela les Douze. Il leur donna autorité. Il les envoya en mission en leur disant : « Proclamez que le royaume des Cieux est proche. Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, expulsez les démons. Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. Ne vous procurez ni or, ni argent, ni menue monnaie pour vos ceintures, ni besace pour la route, ni deux tuniques, ni chaussures, ni bâton : car l’ouvrier mérite sa nourriture » (Mt 10,1-10).
Après avoir dit : « Proclamez », Jésus ajoute : « Guérissez les malades, etc. ».
Si l’on parcourt la Bible, on y voit que « guérir les malades, ressusciter les morts, purifier les lépreux, expulser les démons » s’y effectue toujours d’abord par une « parole ». Ces additions du Christ ont donc pour premier rôle d’expliciter l’efficacité pratique – au bénéfice de tout l’homme – de la proclamation du Royaume elle-même. Cependant, elles indiquent en second lieu que la prédication de la Parole – qui est parole d’amour adressée par le Père à l’humanité – doit s’accompagner d’actes d’amour effectif et de service des hommes. Sans eux, la Parole n’est pas vraiment « dite ».
Mais nous trouvons aussi en Mt 10,1-10, un critère pour le choix de nos travaux. En effet, les bénéficiaires des actes mentionnés par Jésus comme étant signes du Royaume ont cela de particulier qu’ils sont tous des pauvres : malades, morts, lépreux, possédés. Les pauvres sont un critère de nos choix apostoliques. Nous serons jugés – et donc nous devons juger et choisir – à partir de ceux qui sont les « plus petits » (cf. Mt 25,31-45).
Le « travail » apostolique qui est le service de la Parole de Dieu, apparaît donc lié par essence au « travail pour les pauvres ». Cette liaison est proprement théologique [6]. En tout premier lieu parce que le Père – toute la Bible nous le prouve – veut dire sa Parole en premier lieu aux pauvres. La rigueur théologique de notre prédication est liée par nature au souci des plus pauvres : la parole devient folle, si elle ne reste pas en contact avec ce sacrement du « Verbe fait chair » que sont les pauvres. Un sens vrai du Christ et de l’Incarnation est lié à un tel contact.
La parole que nous avons à dire n’est plus la Parole de Dieu et elle devient « fausse », si elle n’est pas prêchée d’abord aux pauvres. C’est une question de vie ou de mort. « Lorsque nous lisons dans l’Évangile : le Royaume de Dieu est parmi vous, car la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres (Lc 17,21 et Mt 11,5), la question cruciale à poser n’est-elle pas la suivante : ’si l’Évangile n’est plus annoncé aux pauvres, peut-on encore bien dire que le Royaume de Dieu est parmi nous’ [7] ? »
« La Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres » : c’est un des signes du Royaume (Lc 4,18 ; 7,22). C’est à eux que le Royaume est d’abord destiné : « Heureux, vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous » (Le 6, 20). Cette disposition divine doit régler étroitement le ministère apostolique. L’économie de la grâce donne aux pauvres la première place, celle qui leur revient de « droit ».
IV. Conclusion
La vie économique d’aujourd’hui n’est plus celle que Jésus et ses premiers apôtres ont connue. Mais voir comment « l’économie de la grâce » a entraîné, pour ces apôtres et leurs communautés, une nouvelle « économie » tout court, voilà qui est, semble-t-il, très éclairant. Car si nous arrivons à discerner, avec l’aide de l’Esprit, en quoi les aspects économiques de la mission chrétienne, tels que le Nouveau Testament nous les décrit, ne sont pas purement accidentels ou liés aux circonstances d’une époque, mais sont bel et bien déterminés par le contenu et la forme de la Parole de Dieu, alors il y a des exigences avec lesquelles nous ne pouvons transiger. Le Nouveau Testament, certes, n’est pas un traité d’économie, mais la vie économique des chrétiens a quelque chose de spécifique. Et ce « spécifique » ne peut s’accommoder de n’importe quel système, comme s’il n’était qu’un « esprit de pauvreté », capable d’animer ou d’assainir n’importe quelle structure.
N’avons-nous pas perdu le « sel » ?
Rue du Collège Saint-Michel 60
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[1] Comme on le sait, le mot « économie » transcrit deux termes grecs qui signifient « maison » et « ordonnance, administration ». Il désigne donc, étymologiquement, l’ordonnance ou l’administration des biens d’une maison. En parlant d’« économie politique », nous avons élargi cette signification aux biens de la Cité ou de l’État.Ce mot grec d’« économie » a été repris par le Nouveau Testament. Chez saint Paul, par exemple, il désigne l’ordonnance du dessein de Dieu, qui règle les temps de l’histoire du salut et les conduit à leur plénitude avec Jésus (Ép 1,10 : « l’économie de la plénitude des temps »), qui dispense sa grâce et mène à bien l’œuvre du salut des hommes. C’est « l’économie ou la dispensation du Mystère », dont parle l’épître aux Éphésiens (Ép 3,9). De cette économie fait partie le choix des apôtres (Ép 3,2 ; Col 1,25), qui sont devenus les « économes » ou les « intendants » des mystères de Dieu (1 Co 4,1-2 ; 9,17 ; Lc 12,42 ss).Il y a donc une « économie de la grâce ». Nous pourrions la définir : l’ordonnance des biens spirituels et matériels de la maison de Dieu, c’est-à-dire de l’Église, ordonnance déterminée par la révélation et le don de la libre grâce de Dieu.Ce mot « grâce » signifie aussi en grec « gratuité ». Il exprime le caractère absolument « gratuit » et « gracieux » du salut que Dieu nous a donné en Jésus. L’économie de la grâce est une économie de la gratuité.Le travail est un élément important de toute économie. Or, l’avènement du salut crée, dans l’histoire humaine, un nouveau travail : c’est le travail missionnaire. L’ancien travail des disciples est remplacé par un autre, le travail apostolique (cf. Lc 5,10-11). Créateur d’un nouveau travail, le salut apparaît déjà comme créateur d’une nouvelle économie. Il l’est aussi par le fait que la nouvelle économie, l’économie de la grâce, règle, comme toute économie d’ailleurs, le rapport existant entre travail et subsistance. En effet, le Nouveau Testament ne nous révèle pas seulement le souhait de Jésus que l’apôtre fasse du travail missionnaire tout son travail, mais il nous éclaire encore sur les moyens de subsistance de cet apôtre.
[2] Cette gratuité risque de ne plus guère apparaître dans nos sociétés très fonctionnalisées où la rétribution des ministres de l’Évangile est minutieusement organisée, parfois par l’État. Le principe théologique que nous rappelons implique au moins que l’apôtre en fasse plus que ce pourquoi il est payé et qu’il montre qu’il travaille, non en fonctionnaire, mais en homme qui aime gratuitement son Dieu et ses frères, au-delà des considérations économiques. Cependant ce principe implique sans doute beaucoup plus encore.
[3] Cette réciprocité entre l’apôtre et la communauté, que nous venons d’esquisser – réciprocité dans la gratuité, s’exprimant jusqu’au niveau matériel –, semble à peine encore vivable dans nos sociétés hyperréglées et quasi entièrement basées sur un ordre de justice. Ce n’est plus vivable à la lettre qu’avec les pauvres, semble-t-il. Paradoxalement, ceux-ci comprennent cette loi de gratuité (cf. J. Bouchaud et F. Kunz, L’ânesse de Balaam, Paris, Éd. Ouvrières, 1971). Ne serait-ce pas un motif suffisant pour l’apôtre d’aller vivre avec les pauvres, pour faire apparaître avec eux la beauté simple de l’Évangile, presque à l’état pur ? N’avons-nous pas besoin de cette apparition ? D’autre part, nous ne devons pas croire trop vite que, dans nos sociétés occidentales, plus rien de cela n’est vivable. A nous de nous laisser interpeller par le Nouveau Testament et de chercher comment nous pouvons le vivre aujourd’hui.
[4] Cf. Paul Chapelle, « Méditation sur la pauvreté religieuse », dans Vie consacrée, 1973, p. 143-155, en particulier p. 153.
[5] Il n’est pas rare que l’on entende dire aujourd’hui : « Notre pauvreté exige d’abord que nous gagnions notre vie ». Et l’on sous-entend : « ensuite, nous nous consacrerons à l’annonce ». Mais nous devons prendre garde de ne pas raisonner à rebours de la logique évangélique qui dit : « vends tes biens et puis, suis-moi » (Lc 10, 21 et 26-31). Le « souci » d’assurer notre subsistance ne peut être premier ni déterminer essentiellement notre ministère. Au contraire, nous l’avons vu, pour le Nouveau Testament, nous devons mettre tout d’abord notre confiance dans notre ministère, en faire si possible tout notre travail et espérer qu’il nous apporte, comme en surcroît, notre subsistance. Ce n’est que si ce n’est pas possible, comme pour Paul à Corinthe, ou si « gagner notre vie » est reconnu une nécessité interne de la prédication (les prêtres-ouvriers, par exemple), que nous aurons à pourvoir nous-mêmes par le travail de nos mains aux nécessités de notre vie. Mais alors, cela sera intégré à notre ministère lui-même ; ce ne sera en rien un « à-côté » ou un « préalable ».
[6] Cf. « Vers une pauvreté “politique” ? » dans Vie consacrée, 1973, p. 113-120, surtout p. 115-117, en dialogue avec Y. Ledure, « Pour une pauvreté religieuse au service des pauvres », ibid., p. 99-113.
[7] E. van Broeckhoven, Journal de l’amitié, Bruxelles, Éd. Foyer N.D., 1972, p. 155.