Les Instituts Séculiers
Anne Dubois
N°1974-4 • Juillet 1974
| P. 193-198 |
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Vatican II a mis en lumière la place des laïcs dans l’Église : ceci a aidé les Instituts Séculiers à prendre une conscience plus claire de leur vocation propre. Nous essayerons de réfléchir sur l’intuition qui est à l’origine de celle-ci. Nous serons amenée à dire ce que sont les Instituts Séculiers, ce que leurs membres essaient de vivre. Pour succincte qu’elle soit, cette étude voudrait faire pressentir l’importance de cette vocation pour l’Église à l’heure actuelle [1].
I. Un peu d’histoire
Ce qui frappe dans l’histoire des Instituts Séculiers, c’est une intuition commune qui, à des nuances près, est à l’origine de toutes les fondations : cette intuition pourrait se résumer ainsi : il faut que des chrétiens, tout en restant pleinement laïcs, vivent un don total à Dieu en plein monde. Cette idée trop neuve a du mal à se préciser à elle-même, et surtout à se faire admettre, même dans l’Église.
Un siècle après le grand précurseur que fut le Père de Clorivière, de nombreuses associations ont surgi dans plusieurs pays d’Europe occidentale. Leur but : vivre la parole du Seigneur : « Je ne te prie pas de les retirer du monde, mais de les garder du mal » (Jn 17,15), et répondre aux besoins apostoliques de l’Église.
Pie XI discerne dans ce mouvement l’action de l’Esprit Saint et s’y intéresse personnellement. Il encourage le P. Gemelli, fondateur de l’un de ces groupements. En 1938, il demande à l’évêque de Saint-Gall (Suisse) de présider une réunion où pourraient se rencontrer les responsables de cette recherche. Ils se retrouvent au nombre de 25. Après la réunion le P. Gemelli rédige un rapport qu’il soumet au Saint-Office, à la Congrégation des religieux et à celle du Concile (Congrégation chargée des laïcs), à qui le P. Gemelli avait déjà demandé l’approbation de sa fondation.
La mort de Pie XI et la deuxième guerre mondiale retardèrent la reconnaissance officielle par l’Église de cette vocation nouvelle. Il reviendra à Pie XII de la faire solennellement par la Constitution « Provida Mater Ecclesia » en 1947.
Après la parution de ce document très important, une ombre persiste cependant, au point que la fondatrice de l’Institut des « Missionnaires de la Royauté du Christ », reçue par Pie XII, lui déclare que sa fondation n’est pas concernée par ce texte. Pie XII, surpris, fait réétudier la question et en 1948 paraît « Primo Feliciter », Motu proprio qui reproduit les termes mêmes du rapport du P. Gemelli après le congrès de Saint-Gall, et met l’accent sur la sécularité, « caractère spécifique qui doit paraître en tout [2] ».
Depuis cette date, l’Église n’a cessé de souligner le caractère des Instituts Séculiers. Les trois discours de Paul VI, en septembre 1970, février et septembre 1972, et le discours du Cardinal Antoniutti, en septembre 1970, apportent d’intéressantes précisions sur ce point.
II. Nature des Instituts Séculiers
C’est bien de ce caractère séculier que les membres d’Instituts Séculiers ont une conscience très claire, celle d’être appelés à un don total à Dieu sans rien abandonner de leur condition laïque, sans rien y changer. Ils vivent les charges familiales, professionnelles, civiques, politiques qui sont celles de tous les hommes, à l’exception du mariage, car ils ont choisi le célibat pour le Royaume. Ils sont d’un milieu, d’une profession, et n’y pénètrent pas comme venant de l’extérieur. Leur vocation c’est de vivre le baptême, dans le célibat pour Dieu, « un parmi les autres », « avec la forme de vie commune à tous dans le siècle [3] ». Soutenue par les moyens de vie chrétienne offerts à tous les baptisés, cette vocation est caractérisée par la volonté ferme de vivre l’Évangile, afin qu’à travers elle le Christ révèle son amour aux hommes.
La mission des membres d’instituts Séculiers est celle-là même que Lumen gentium assigne aux laïcs : « chercher le royaume de Dieu en administrant les affaires temporelles et en les ordonnant selon Dieu ». C’est ce que Paul VI leur a redit avec force dans son discours du 2 février 1972 lorsque, reprenant ce passage [4], il le leur appliqua tout particulièrement.
Les membres d’Instituts Séculiers travaillent, dans le dialogue et l’amitié avec tous les hommes, à la promotion des valeurs temporelles du monde. Ils savent que ces valeurs viennent de Dieu et que, dans son plan d’amour, Dieu a voulu associer l’homme à son œuvre créatrice en le chargeant de dominer l’univers et d’en développer toutes les richesses. Aussi les membres d’instituts Séculiers se font-ils un devoir, comme tous les vrais chrétiens et avec eux, d’accroître leur compétence, afin de participer selon toutes leurs possibilités à la construction du monde.
Leur mode d’action ne se distingue pas de celui des autres hommes. Tout au plus voudraient-ils faire preuve d’un désintéressement toujours plus grand et d’une foi plus vive. En leur révélant dans tous les événements la main créatrice de Dieu, cette foi les amène à communier sans cesse à la volonté aimante du Père, les rend toujours plus disponibles à leurs frères, plus amicaux avec tous.
Soucieux de vivre l’Évangile dans tous ses appels, désireux que leur vie, par sa simplicité et sa vérité, pose question à ceux qui les entourent et les prépare peut-être à recevoir la Bonne Nouvelle, les membres d’instituts Séculiers mettent l’accent sur l’espérance, la fraternité, la solidarité, le service, l’accueil, la justice, la pauvreté, qui est pour eux partage de leurs biens mais aussi, dans toute la mesure où ils le peuvent, engagement dans la réforme des structures pour qu’il y ait moins d’injustice dans le monde.
Là non plus, rien ne leur est propre, si ce n’est une attention constante à l’Esprit pour discerner à sa lumière les appels que Dieu leur fait entendre, et une attitude intérieure qui voudrait être toujours plus semblable à celle du Christ se faisant l’un de nous pour que se réalise le plan de salut de Dieu : « Voici que je viens, pour faire, ô Dieu, ta volonté » (He 10,71). Ce n’est pas ici le lieu de développer toutes les attitudes concrètes, tous les engagements, les appels personnels à la prière et au dépouillement, sans lesquels il serait si facile de sombrer dans l’illusion.
On peut donc se poser la question : « en quoi consiste dès lors la spécificité des Instituts Séculiers ? » Ni dans leur genre de vie qui est celui de tout laïc célibataire, ni dans leur mission qui est celle de tout baptisé, mais dans une attitude intérieure de constante conversion, attitude fortement marquée par l’appel au célibat et soutenue par la communion fraternelle entre tous ceux qui ont entendu le même appel. A cet appel de Dieu, c’est par leur vie quotidienne de laïcs qu’ils répondent. Cette vie, telle qu’elle se présente pour tous les chrétiens et tous les hommes, devient matière de leur consécration. Seuls ceux qui s’engagent dans cette voie en découvrent les exigences de plus en plus grandes : c’est l’être tout entier avec ce qu’il a de forces et de talents que Dieu envahit peu à peu pour le faire servir à la construction de son Royaume.
III. Actualité de cette vocation
Voilà ce que sont les membres des Instituts Séculiers : des laïcs dont toute la vie se veut au service du monde pour le rendre à Dieu par qui et pour qui il a été créé. Est-il exagéré de dire qu’une telle vocation répond aux besoins de l’heure ? Il ne le semble pas.
Le monde d’aujourd’hui en effet a besoin de chrétiens qui trouvent dans leur foi un principe capable de donner un sens aux réalités terrestres, un principe qui aide à juger ces réalités et à les utiliser selon le plan de Dieu ; des chrétiens qui assument tous les problèmes du monde actuel au plan professionnel, social, politique, et cherchent, à la lumière de l’Évangile, une solution à ces problèmes. Certes, les membres d’instituts Séculiers ne peuvent pas tous jouer un rôle important dans la vie et l’organisation des sociétés, mais chacun dans sa sphère, si petite soit-elle, doit faire son possible pour que les valeurs de l’Évangile soient respectées ; même si son action est parfois très limitée, ce qui importe d’abord, c’est que son regard et son cœur restent toujours ouverts aux soucis actuels du monde et de l’Église.
L’Église a besoin plus que jamais de chrétiens dont toute la vie révèle aux autres que Dieu n’est pas hors du monde mais au-dedans. « En lui nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes » (Ac 17,28), qu’il a donné à notre vie son vrai sens et sa plénitude en se faisant l’un de nous pour nous sauver ; elle a besoin de chrétiens capables de prendre des responsabilités, capables d’engager le dialogue avec les autres croyants et avec les non-croyants, capables de participer à la confrontation des idées avec la foi, toujours dans le respect de l’opinion de chacun.
Ce monde érotisé n’a-t-il pas besoin de chrétiens qui, en choisissant librement le célibat, montrent que l’amour humain a des dimensions plus profondes et que l’amour de Dieu peut épanouir pleinement une vie et l’ouvrir à tous les hommes dans une charité authentique ?
La course actuelle à l’argent, au bien-être et au confort toujours plus grands avec ce qu’elle apporte de déceptions, d’angoisse et d’injustices, ne doit-elle pas trouver une contrepartie dans le désintéressement de chrétiens qui veulent un monde plus juste et crient à tous leur espérance ?
Sans doute tous les chrétiens doivent être les témoins de ces valeurs humaines et chrétiennes mais, pour les aider à avancer dans cette voie, le Seigneur demande à certains de marcher à sa suite, de ne pas donner à leur vie d’autre but que le travail en vue de la construction de son Royaume, d’être, en un mot, ses témoins dans le monde.
Vivre l’Évangile sans compromis, marcher avec son temps, un parmi les hommes d’aujourd’hui, pour les aider à entendre le message du Seigneur et à croire que le monde va vers le salut, aider l’Église à retrouver son vrai visage, celui du Christ, voilà ce que voudraient vivre ces laïcs, membres d’instituts Séculiers. Cela sans bruit, dans et par toute leur vie de chaque jour, parce qu’ils savent que la plus haute participation au mystère du Christ, celle de Marie, s’est inscrite dans la vie la plus simple, la plus ordinaire. Tel est leur modèle.
N.d.l.R. Dans une de nos prochaines livraisons, le thème de la consécration séculière fera l’objet d’une étude du P. G. Martelet, S.J.
[1] Cet article ne traitera que des Instituts Séculiers de laïcs, non des Instituts sacerdotaux.
[2] Primo feliciter, II ; cf. R.C.R., 1948, 175.
[3] Paul VI, discours du 26 septembre 1970 ; cf. Doc. Cath., 1970, 914.
[4] Lumen gentium, n° 31 : « Le caractère séculier est le caractère propre et particulier des laïcs... La vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu. Ils vivent au milieu du siècle, c’est-à-dire engagés dans les divers devoirs et ouvrages du monde, dans les conditions ordinaires de la vie familiale et sociale dont leur existence est comme tissée. À cette place, ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d’un ferment, en exerçant leurs propres charges sous la conduite de l’esprit évangélique, et pour manifester le Christ aux autres avant tout par le témoignage de leur vie, rayonnant de foi, d’espérance et de charité. C’est à eux qu’il revient, d’une manière particulière, d’éclairer et d’orienter toutes les réalités temporelles auxquelles ils sont étroitement unis, de telle sorte qu’elles se fassent et prospèrent constamment selon le Christ et soient à la gloire du Créateur et Rédempteur. »