Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Religieuses et monde ouvrier

La Mission du C.A.O.R.

Anne Gauthier, o.p.

N°1974-2 Mars 1974

| P. 89-93 |

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Comme toute l’Église d’aujourd’hui, les religieuses cherchent de nouvelles façons d’envisager leur mission dans le monde de ce temps. Comme elles l’ont fait hier, elles s’insèrent dans les secteurs les plus démunis pour répondre avec audace aux appels du monde et à ses besoins les plus urgents.

Mais quel est l’appel actuel ? Où est l’urgence pour l’Église ?

Les religieuses ne sont pas d’abord consacrées à l’enseignement, aux malades..., mais à Jésus-Christ pour qu’il soit connu et aimé. Permanentes à temps plein dans l’Église, elles doivent se mettre à l’écoute des « signes des temps ». Fidèles à l’esprit de leur fondateur, elles doivent l’être également aux appels du monde contemporain. Et s’il est certes un problème d’Église qui ne peut les laisser indifférentes, c’est celui du monde ouvrier.

De par leurs fonctions : enseignantes, hospitalières, infirmières à domicile, animatrices de homes de jeunes travailleuses, de crèches, de maisons de vieillards ou de handicapés, elles se trouvent en contact naturel avec tout ce monde du travail que l’Église a tant de peine à rejoindre. Elles ont là une place spécifique et souvent privilégiée ; cependant elles ne sont pas toujours conscientes de cette mission qui est la leur ni assez préparées à la remplir, ni alertées sur leur part dans la pastorale ouvrière.

Si elles sont proches du travailleur de par leurs professions, le sont-elles par leur mode de vie ? Ainsi, un travailleur disait à propos des religieuses habitant près de son usine : « Ce sont pour nous des étrangères » ; il les voyait en effet très éloignées de sa vie et de ses préoccupations.

De cette double constatation : proximité du monde ouvrier et éloignement par une méconnaissance de la vie ouvrière, est né le C.A.O.R., c’est-à-dire la Commission Apostolique Ouvrière des Religieuses. Cette commission veut aider celles-ci en leur faisant percevoir concrètement les aspirations, les appels du monde du travail, pour rejoindre les ouvriers « sur le tas » afin de donner une réponse à leurs questions et de communier à leur désir d’une vie plus digne.

Régulièrement se réunissent, pour réfléchir ensemble, des religieuses d’un secteur, d’un quartier ou d’une région, de fonctions ou d’activités différentes, qui autrefois se connaissaient peu, et gardaient entre elles une « distance religieuse ». Leur participation au C.A.O.R. n’entraîne pas forcément un supplément de travail, ni « autre chose » à faire, mais les incite à effectuer « autrement » le travail habituel, à lui trouver des formes nouvelles face aux besoins ressentis.

Il leur faut porter une grande attention à l’histoire du monde et du mouvement ouvriers depuis plus d’un siècle et à l’incapacité de l’Église, malgré ses tentatives de rapprochement, de saisir par l’intérieur le projet de libération mis en œuvre par les travailleurs. Sans doute, devant l’ampleur du travail à faire, les religieuses sont-elles souvent submergées et, de fait, il y a là un risque d’étouffement de ce qui fait l’essentiel de leur vie sous le poids des choses entreprises et de celles qui les sollicitent. Mais n’est-ce pas aussi parce que l’Église avait beaucoup « d’autres choses à faire » que de suivre la naissance et l’évolution du monde ouvrier, qu’aujourd’hui elle est si éloignée de ses problèmes concrets ?

En France, on a vu des évêques se mettre pendant deux ans à l’écoute des militants ouvriers pour saisir leurs aspirations profondes afin d’y communier et de comprendre le sens de leur démarche : la recherche de la justice en vue d’une libération qui rejoint le projet de Jésus-Christ sur l’homme.

C’est donc à une conversion des mentalités, à une façon nouvelle de regarder et de comprendre le monde ouvrier que le C.A.O.R. nous entraîne. Et cela d’abord par une écoute des travailleurs. On n’y parle pas des ouvriers, mais on parle avec eux. Cette écoute est provocante par les faits concrets que ces travailleurs proposent et qui ne peuvent pas ne pas interpeller.

Se faisant plus proches d’eux par la compréhension et l’amitié, les religieuses saisissent combien l’Église est loin d’eux. « Nous sommes mal à l’aise dans l’Église », écrivait dernièrement un groupe de travailleurs.

Les membres du C.A.O.R. veulent aussi se mettre à l’écoute des responsables des mouvements ouvriers. Ceux-ci leur font découvrir les réalités collectives qui unissent les travailleurs entre eux et qui sont la force et la dynamique de leurs mouvements. « Il y a vingt ans qu’on attend cela ». Telle fut la réponse d’un travailleur d’une grosse entreprise métallurgique, lorsque nous lui avons demandé de venir parler de son travail au groupe C.A.O.R. « Vingt ans qu’on attend que dans l’Église on puisse parler et qu’on nous écoute ».

À Bruxelles, le C.A.O.R. a entendu :

– une jeune immigrée expliquant le sort de beaucoup de ses compatriotes (qui fut le sien) ; ne connaissant pas les lois du travail, elle fut exploitée, laissée sans sécurité sociale et sans salaire juste. « Ne sommes-nous pas les esclaves des temps modernes ? » Et elle ajoutait : « Merci de m’avoir permis de crier ma détresse et peut-être celle de beaucoup d’employées de maison ».

N’a-t-on pas vu sur les feuilles d’impôt provincial, ce titre : « Taxes sur les gens de maison et les chiens », gens de maison de plus de 18 ans et chiens de plus de trois mois ?

– Des travailleurs de métallurgie lourde : « Nous sommes moins que des machines ; elles coûtent très cher, alors il faut les soigner ; un homme, un manœuvre, ça ne vaut pas cher ; on en trouve au bureau de chômage. Un hiver où nous avions réclamé du chauffage dans le hall ouvert à tous les courants d’air, on a répondu : « Si vous n’êtes pas contents, la porte est là ». Mais un jour, surprise, il y a eu du chauffage : « Oui, l’ingénieur est passé hier soir, le froid commence à abîmer les machines ».

– Des employés de trams de Bruxelles, des grands magasins, des entreprises de nettoyage sont venus parler de leur vie.

À partir de ces témoignages, on perçoit mieux quelle solidarité profonde unit tous ces travailleurs dans leur combat pour plus de justice et de dignité.

C’est pour le C.A.O.R. une prise de conscience qui aide à évoluer vers une visée missionnaire commune, à renouveler les comportements, l’accueil et l’ouverture des maisons jusqu’à ce partage simple et vrai d’une jeune travailleuse avec une communauté religieuse : « Je suis seule pour Noël, je viens le passer avec vous. »

À cette écoute des travailleurs l’on joint une attention et une réflexion particulière sur les événements qui les touchent : grèves, manifestations, élections, reconversion qui pose de graves problèmes pour la sécurité de l’emploi.

Des causeries avec les personnes engagées dans les mouvements entraînent une connaissance mutuelle et une collaboration qui va jusqu’à l’amitié dans un travail missionnaire commun entre prêtres, laïcs et religieuses.

Sont organisées des révisions de vie à partir de faits concrets de la vie ouvrière ; elles entraînent des remises en cause et une découverte des valeurs en jeu.

De la meilleure connaissance des mouvements ouvriers, jaillit aussi une vraie collaboration : des sœurs s’efforcent d’amener de nouveaux membres à Vie Féminine, à la JOCF, aux Équipes Populaires ; d’autres y participent comme membres de Vie Féminine ou comme animatrices de groupe JOCF. Il est souhaitable que ce travail en commun s’intensifie, chacun gardant son rôle propre et sa place spécifique dans ce grand travail d’Église.

Chaque groupe C.A.O.R. (il y en a vingt-cinq dans la partie francophone du pays) établit son programme selon les circonstances, l’évolution des religieuses et la mouvance de la vie ouvrière du secteur. Dans les groupes, on veut vivre cette double fidélité qui, au fond, n’est qu’une : fidélité à ce que vivent réellement les hommes et fidélité à Jésus-Christ présent en eux et par eux. Nous cherchons à discerner la trace de ses pas dans la trame quotidienne de la vie des hommes.

Le comité national pense que le C.A.O.R. peut intéresser les jeunes religieuses en formation.

Les monastères de contemplatives sont alertés régulièrement par des circulaires concernant la vie ouvrière de leur région et le travail des sœurs de la Commission. Elles participent à l’effort de toutes et tiennent dans ce mouvement leur place propre et indispensable.

Depuis sa naissance, le C.A.O.R., mouvement relativement jeune (il a sept ans), a vu surgir d’heureuses initiatives :

  • ouverture de homes pour travailleuses isolées (certaines régions en ont un besoin urgent) ;
  • comité d’accueil aux immigrés ;
  • cours d’alphabétisation ou leçons particulières ;
  • maisons religieuses ouvertes pendant les vacances pour les enfants de travailleurs qui ne partent pas ;
  • crèches avec changement des heures d’ouverture après avoir constaté les départs matinaux des travailleuses dans les régions où les déplacements sont longs et difficiles ;
  • religieuses quittant les postes de direction pour se situer comme employées ou travailleuses dans un organisme (hôpital civil ou CAP) ;
  • sœurs refusant une promotion pour rester « à la base », solidaires des ouvriers ;
  • participation de religieuses à des événements de la vie ouvrière après l’éclairage reçu au C.A.O.R. ;
  • garderies d’enfants de travailleuses, ouvertes dans certaines maisons d’enseignement situées en plein quartier ouvrier ; ces garderies ne connaissent pas de vacances scolaires ; elles obligent les sœurs à assurer une garde supplémentaire ;
  • insertion de petits groupes de religieuses en quartier ouvrier ou dans les secteurs les plus pauvres pour « vivre avec » ;
  • jeunes ouvrières pouvant réaliser leur vocation à la vie religieuse en continuant leur travail : une religieuse peut devenir ouvrière, mais une jeune travailleuse peut suivre le Christ en restant ce qu’elle est ; en effet, porteuse de toute la richesse ouvrière, elle peut rejoindre des sœurs dans une communauté à visée missionnaire commune, qui réalise une vie de fraternité et de prière adaptées à la vie de travail.

Étant donné que le C.A.O.R. a pour but de faire percevoir les besoins et les appels du monde ouvrier, les adaptations et les nouvelles implantations ne se font pas pour résoudre des problèmes personnels, mais elles doivent être une réponse jaillie de la vie elle-même et des interpellations concrètes des plus démunis.

« Créé à l’image de Dieu, le plus petit d’entre les hommes est appelé à se réaliser et à s’accomplir en participant à la marche de l’humanité. Nulle chrétienne, nul chrétien ne peut être tranquille tant qu’un seul de ses frères est, quelque part, victime de l’injustice, de l’oppression ou dégradé. Dieu ne nous a-t-il pas confié la terre pour que nous nous efforcions d’en faire un lieu de justice et de fraternité ? ». Cette phrase ouvrant l’assemblée plénière de l’épiscopat français en 1972 nous concerne tous.

Vouloir rejoindre Jésus-Christ présent dans la vie et l’action ouvrière entraîne nécessairement une conversion. Ce regard de foi bousculera peut-être les habitudes, les façons de penser et de se comporter. Il faudra parfois passer d’une attitude de dévouement à une attitude de communion avec le monde des travailleurs, communion qui éclairera et guidera le dévouement.

Une jeune religieuse nous disait lors d’une réunion : « Ayant opté pour le monde ouvrier, je me sens vraiment solidaire de tout ce qui fait ou touche la vie ouvrière, et je ressens comme une injustice, une oppression pour moi-même et en moi tout ce qui concerne les travailleurs et les brime ».

Ensemble, des religieuses cherchent à établir de plus en plus un lien avec les efforts apostoliques effectués dans le monde ouvrier ; elles savent en effet qu’elles ont un rôle spécifique à y tenir ; ce rôle est autre que celui des prêtres et des laïcs ; mais pour bâtir l’Église, il doit s’exercer avec eux. Et il est important que prêtres et laïcs comprennent la valeur et la spécificité de la présence de communautés religieuses en monde ouvrier [1].

La recherche et la réflexion de ces religieuses sont ponctuées d’expériences nombreuses et variées, fructueuses à des degrés divers, mais toutes révélatrices de la vie qui anime ces groupes et des attentes et exigences du monde ouvrier. Le C.A.O.R. se veut ouvert à toutes les formes de vie et de présence ; il avance dans l’espérance, sûr que, dans cette recherche loyale et fraternelle, la vie religieuse continuera son vrai renouveau missionnaire et apostolique, appuyée sur Celui qui, seul, fait toutes choses nouvelles.

Rue des Sept Actions 27
B - 6060 GILLY, Belgique

[1« C’est une présence de « consacrées à Dieu », un rappel permanent de la transcendance de l’amour de Dieu et une prédication silencieuse de son nom » (Mgr Huyghe). C’est une présence de consacrées vouées entièrement au service de tous dans une communion fraternelle.

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