Mariage et célibat dans la première aux Corinthiens
Clairette Ers, s.m.r.
N°1974-2 • Mars 1974
| P. 65-77 |
À l’heure actuelle il est sans doute intéressant, sinon nécessaire, de chercher à approfondir et à éclaircir le sens biblique de la virginité consacrée. Dans le cadre précis de la première Épître de saint Paul aux Corinthiens, ces quelques pages voudraient cerner la pensée de Paul par rapport au mariage et au célibat, pensée qui s’exprime plus particulièrement dans le chapitre 7 de l’Épître.
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Il faut rappeler cependant que ce chapitre, chaînon indispensable pour l’intelligence chrétienne du mariage et du célibat consacré parce que mettant en évidence le rapport même de ces deux états de vie, ne forme pas un tout en lui-même. Il se situe dans la seconde grande partie de l’Épître, celle qui va du chapitre 5 au chapitre 10 et qui traite des problèmes concrets de vie chrétienne. Paul y manifeste toute sa sollicitude pour le Corps du Christ vivant dans le monde concret de Corinthe. Pour tenter de pénétrer un peu la pensée de Paul, nous nous efforcerons d’abord de préciser, autant que possible, à qui il s’adresse et comment ce chapitre se situe dans l’ensemble de l’Épître. Puis, entrant plus avant dans l’étude du texte, nous essayerons de discerner de quelle manière Paul s’adresse aux différentes catégories de personnes dont il fait mention : y a-t-il un principe général qui donne l’éclairage du chapitre ? Enfin nous nous demanderons quel est l’apport particulier de ce chapitre 7 à la théologie du mariage et du célibat consacré.
I. À qui Paul s’adresse-t-il dans ce chapitre ?
De toute évidence à des gens mariés et à des gens non mariés qui, les uns et les autres, s’interrogent au sujet du mariage et du célibat volontaire.
En y regardant de près, X. Léon-Dufour [1] croit distinguer trois groupes de personnes dans chacune des deux catégories.
Les gens mariés : il y a d’abord des époux qui vivent normalement ensemble, nous les rencontrons dans les versets 3, 4 et 5 et au verset 10 ; ensuite il y aurait les époux qui sont séparés, au verset 11 ; enfin il y a ceux qui, vivant ensemble, sont séparés par leur croyance, nous les trouvons du verset 12 au verset 16.
Les gens non mariés se répartissent vraisemblablement eux aussi en trois situations différentes. Il y a ceux qui simplement ne sont pas encore engagés dans les liens du mariage et que Paul appelle vierges (parthénoi) au verset 25 ; garçons ou filles comme les versets 27 et 28 semblent bien le confirmer. Ensuite il y a les célibataires et les veuves dont Paul parle au verset 8 ; que recouvrent ici ces célibataires (agamoi) juxtaposés aux veuves ? D’autres bien sûr que les vierges du verset 25, ce qui se confirme encore par le verset 34 où les deux catégories sont énumérées, la femme sans mari (agamos) et la jeune fille (parthénos) ; vraisemblablement ces célibataires sont des hommes qui ne sont plus liés à une femme, soit parce qu’ils sont veufs, soit parce que leur foi chrétienne les a séparés de leur épouse restée juive ou païenne. Enfin il y a ceux dont il est question aux versets 36 à 38 ; les commentateurs sont d’accord, pour la plupart, pour penser qu’il s’agit là de fiancés judéo-chrétiens, non passés encore à la co-habitation, le contrat matrimonial existant avant la consommation du mariage [2].
Une remarque : en parlant du verset 8 « Je dis donc aux célibataires et aux veuves qu’il est bon de rester ainsi, comme moi », X. Léon-Dufour [3] estime qu’il est permis de supposer que l’Apôtre se range parmi ces célibataires qui ne sont plus liés à une femme (agamoi), car c’est à ceux-ci qu’il se propose comme modèle et non aux vierges (parthénoi) qui n’ont pas été mariés. C’est aussi l’avis de J. Jeremias [4] que Paul, en tant que rabbi, avait dû se marier à l’âge normal, c’est-à-dire entre dix-huit et vingt ans. Paul serait donc veuf ou vivrait séparé de sa femme demeurée fidèle à la loi juive. L’intérêt que Paul accorde à ce qui fut appelé le « privilège paulin » (versets 12-16) ne serait-il pas précisément une généralisation de sa propre histoire ? J. Giblet [5], par contre, estime cette interprétation peu fondée.
Une dernière remarque au sujet des correspondants de Paul. Il semble qu’il y ait parmi les commentateurs un large accord sur le fait que la seconde partie du verset 1 : « Il est bon pour l’homme de s’abstenir de la femme » est une réflexion émanant des correspondants de Paul, provenant sans doute de son enseignement mais interprété erronément, et que l’Apôtre va rectifier ou nuancer dans la lettre-réponse qu’il leur adresse.
II. Situation du chapitre 7 dans l’ensemble de l’épître
Comment ce chapitre se situe-t-il dans l’ensemble de l’Épître ? Et tout d’abord a-t-il un rapport avec le chapitre précédent ? Pour répondre à cette dernière question, ne suffit-il pas de lire le premier verset du chapitre 7 en l’enchaînant immédiatement aux derniers versets du chapitre 6 ? On constate qu’il découle assez logiquement de ceux-ci. Ce début du chapitre 7 semble ainsi se rattacher très normalement au chapitre 6. L’on pourrait traduire dans un autre langage : glorifiez donc Dieu dans votre corps ; et venons-en maintenant aux applications concrètes en considérant quelques situations précises, tout en gardant bien clair devant les yeux que vous avez à glorifier Dieu dans votre corps ; et si vous devez ainsi glorifier Dieu dans votre corps en toute situation c’est parce que, comme il vient d’être dit (6,13), le corps est pour le Seigneur et le Seigneur pour le corps. Le corps, qui est considéré ici comme le mode de communication de la personne tout entière, est appelé à la résurrection avec le Christ (6,14). En effet : « Quelqu’un a payé le prix de votre rachat » (6,20). Et pour marquer davantage encore cette unité de la pensée de Paul qui se poursuit dans le chapitre 7, nous retrouvons en 7,23 exactement la même exclamation : « Quelqu’un a payé le prix de votre rachat ».
Ne pourrions-nous pas dire dès maintenant que ce qui domine dans ce chapitre, c’est cette vision du corps appelé à la résurrection qui a été décrite au chapitre 6 : « il (le corps) est pour le Seigneur et le Seigneur est pour le corps. Or, Dieu, qui a ressuscité le Seigneur, nous ressuscitera aussi par sa puissance ». La fécondité nouvelle de la résurrection transforme la vie, et tous les problèmes doivent être traités à cette lumière. La glorification des corps va donner son statut au mariage comme au célibat pour le Seigneur. Dans le sillage du chapitre 6, ce chapitre 7 nous donnerait donc une sorte de théologie du corps appelé à la résurrection, qui aurait été commencée dans la seconde partie du chapitre 6. Cette importance donnée à la glorification des corps dans la résurrection est d’ailleurs la ligne de force de l’Épître tout entière ; celle-ci, pour être lue correctement, ne peut l’être qu’à la lumière du chapitre 15, pièce maîtresse de l’Épître. Seul l’éclairage de la résurrection permet de situer les différentes parties de l’Épître et de donner aux affirmations et conseils de notre chapitre 7 toute leur signification et leur densité : « semé corruptible, le corps ressuscite incorruptible ; semé méprisable, il ressuscite éclatant de gloire ; semé dans la faiblesse, il ressuscite plein de force ; semé corps animal [6], il ressuscite corps spirituel » (1 Co 15,42-44).
III. Paul propose-t-il des solutions concrètes ? un principe général de solution ?
Nous sommes au cœur de la recherche du début de l’Église, où se lit déjà un sens chrétien très ferme. Finalement, la question sous-jacente du premier verset n’est pas tellement de savoir s’il vaut mieux, moralement, être marié que célibataire, mais si le mariage, en tant que tel, n’a pas pris fin à cause de la nouveauté radicale du temps inauguré par l’effusion de l’Esprit. Or, en face de ceux qui, sous le prétexte que les derniers temps sont commencés, voudraient abolir le mariage, Paul va se poser en défenseur de l’institution matrimoniale. Et à partir de leur question (7,1b), il rappelle aux époux leur devoir conjugal (7,2-5a). Au chapitre 6, verset 12, Paul proclamait : « je ne me laisserai asservir par rien » (exousiasthèsomai). Ici, il rappelle à chacun des conjoints qu’il n’a pas à dominer (exousiazei) lui-même son propre corps, à en être le maître, mais à le laisser dominer par son conjoint, à laisser celui-ci en disposer (7,4). Au verset 5b, il marquera cependant son accord à une continence dans le mariage, mais dans des conditions bien précises : que ce soit d’un commun accord, pour un certain temps, et dans le but de la prière. J. J. von Allmen [7] pense que cette interruption de ce que Paul appelle la vie commune, ne signifie pas simplement une période de continence, mais une séparation totale. Parmi les commentateurs, il y a divergence d’opinion sur la portée exacte du verset 6 concernant la concession de Paul. Quel est l’objet de cette concession ? X. Léon-Dufour pense que Paul concède ici le « retour » aux relations sexuelles normales ; il justifie cette interprétation par l’orientation du verset suivant où Paul souhaite que tous soient comme lui. Par contre, J. J. von Allmen et J. Giblet interprètent ce verset de façon opposée en disant que l’objet de la concession de Paul est « l’arrêt » des relations sexuelles. Quoi qu’il en soit, le motif de cette continence momentanée n’est nullement d’ordre ascétique, mais trouve son sens dans la prière seule. Il ne s’agit pas d’une limitation mais d’une ouverture vers le haut, désirée conjointement par les deux époux. C’est l’affirmation implicite qu’au-delà de la rencontre des personnes que les époux cherchent à travers l’union des corps, il y a un univers à la fois personnel et social qui ne s’accomplit qu’en Dieu. C’est l’affirmation que le mariage n’est pas un dialogue qui se ferme sur lui-même, mais qu’il s’ouvre vers la rencontre avec l’unique Seigneur des esprits et des corps.
Dans les versets 7 et 8, Paul souhaiterait que tout le monde fût comme lui. Mais en même temps, il reconnaît qu’il s’agit là d’un charisme, ce qui suppose à la fois la compréhension d’une valeur et une grâce donnée pour s’y tenir fidèlement. Or chacun reçoit de Dieu son don particulier, l’un celui-ci, l’autre celui-là, comme il le dit lui-même au verset 7. Peut-on extraire de ce verset l’affirmation que seul le célibat est un charisme et non pas l’état de mariage ? Certains le diront, tandis que d’autres y verront précisément la preuve que le mariage est lui aussi un charisme. Avec X. Léon-Dufour [8], nous retirerons cependant au mariage la prérogative d’être un charisme au sens strict, car, à partir du donné de la condition féminine ou masculine, il est la voie normale de la création, et comme tel, n’implique pas un appel « spécial » du Seigneur. Le célibat volontaire, par contre, suppose un choix libre répondant à un appel particulier du Seigneur ; seul il pourrait donc être appelé charisme, car il est réponse à un don, une vocation particulière.
Le verset 9 « il vaut mieux se marier que brûler » fera dire à certains que Paul considère le mariage comme un mal nécessaire. Mais n’est-ce pas dire plutôt : si vous voulez vous marier, faites-le ; reconnaissez simplement que le célibat volontaire n’est pas votre charisme.
Avec le verset 10 vient la seule chose que Paul présente comme un ordre, et comme un ordre du Seigneur, dit-il positivement. L’indissolubilité du mariage est ici affirmée avec force et sans exception ; et ceci est d’autant plus remarquable si l’on songe que cette lettre de Paul est antérieure de vingt ou trente ans aux textes écrits des Évangiles.
Les versets de 12 à 16 traitent du problème de l’union d’un chrétien avec une non-chrétienne et vice versa. Deux cas sont possibles que le Chanoine Giblet [9] résume ainsi : dans le premier cas le mariage est réussi et le conjoint non croyant se trouvera sanctifié par celui qui est croyant, car l’un et l’autre s’appartenant se transforment mutuellement ; le conjoint non croyant sera ainsi dans une sphère chrétienne : la foi de l’un est ainsi, pour celui qui ne l’a pas, sauvegarde et espérance. Naître dans cette sphère est déjà pour les enfants un signe de vocation chrétienne (7,14b). Dans l’autre cas, la partie non croyante veut se séparer. Qu’elle le fasse : c’est le privilège paulin. La foi est première. On n’est pas sûr de pouvoir sanctifier l’autre (7,16). Dieu vous a appelés à vivre en paix ; il n’est pas possible de maintenir toujours une telle tension dans une vie (7,15c).
Viennent alors les versets 17 à 24 : ils forment un tout pouvant être intitulé : la relativité des situations humaines au regard de l’appel chrétien. Ces versets sont en quelque sorte le principe général de ce chapitre, principe que l’on pourrait tenter d’exprimer ainsi : le changement apporté par l’événement Jésus et l’appel qui vous a été adressé à partir de lui sont tels qu’au regard de cette transformation les autres changements n’ont plus de raison d’être. Ici apparaît clairement la perspective eschatologique du chapitre 7. L’appel à la foi bouleverse tellement toutes les perspectives de l’histoire que vous n’avez rien de mieux à faire que de rester chacun dans la vie qui est la vôtre. L’appel de Dieu à rencontrer le Christ est d’une transcendance telle que tout autre changement est inutile, n’a plus de signification. Ce mot (« appel » ou « appelé ») revient huit fois en ces huit versets. Il y a une insistance marquée de la part de Paul pour signifier que l’appel du Seigneur n’amène pas à un changement d’état : il atteint l’homme dans une situation humaine concrète qu’il n’y a normalement pas lieu de changer. Juif ou Grec, maître ou esclave, marié ou non marié, l’appel à la foi en Jésus mort et ressuscité donne un sens nouveau à ces situations concrètes, à n’importe quelle situation. Il s’agit d’une transformation à l’intérieur de la situation humaine que l’on vit et qui, par elle-même, est contingente. Chacun a donc à rendre grâces à Dieu de l’avoir saisi, là où il se trouvait. Puisque le Seigneur a pu parvenir jusqu’à lui, la situation qu’il occupe ne peut être un obstacle à sa communion au Christ, à sa transformation finale qui le fera ressusciter avec lui et en lui. Le verset 24 est comme le refrain de ce passage et le leitmotiv de ce chapitre : « Que chacun demeure devant Dieu dans l’état où l’a trouvé son appel ». Cet appel relativise tout en fonction de sa transcendance. D’ailleurs, dans cette reconnaissance du relatif au sein du transcendant et là seulement, tout dynamisme humain prend corps de façon féconde. Ceci fait apparaître clairement combien Paul invite chacun à une insertion active et fidèle dans le réel. De là il est aisé de voir combien inadéquat est le reproche, trop facilement formulé, que ce passage inviterait à une passivité paralysante. En effet, chacun est concerné par la Résurrection du Seigneur dans la situation concrète de sa vie et c’est à partir de cette espérance que tous et chacun ont, suivant l’appel du Seigneur, soit à assumer le sens plénier de toute situation dans le Christ, soit à œuvrer à transformer des situations existantes, travaillant ainsi et exprimant déjà l’unité du corps du Christ jusqu’à ce qu’il revienne.
Dans les versets 26, 28 et 29 se retrouve un vocabulaire eschatologique qui va donner la tonalité à tout le passage. Au verset 26 « J’estime donc qu’en raison de la détresse présente », le terme « anankè » employé ici est parfois traduit par « nécessité » présente, mais le contexte semble plaider en faveur de la traduction adoptée par la Bible de Jérusalem, la « détresse » présente, qui est un terme technique pour signifier la crise des derniers temps. Nous le retrouvons par exemple en Lc 21,23, dans 1 Th 3,7, etc. – Au verset 28b « mais ceux-là connaîtront des épreuves en leur chair », nous avons le terme « thlipsis ». La Bible de Jérusalem le traduit par « épreuves », mais il semblerait mieux traduit par « tribulations ». Ce terme se rapproche du précédent et possède également une résonance apocalyptique. Nous le trouvons en Mt 24,9-29, Ap 1,9 et 7,14, 2 Tm 1,6 etc. – Enfin au verset 29 « Je vous le dis, frères, le temps se fait court », le mot « kairos » est employé généralement pour la période qui précède la venue du Christ et nous le retrouvons entre autres en Rm 13,11, He 9,9, 1 P 1,5 et 11.
De cette convergence de termes ainsi que du contexte, on peut vraisemblablement conclure que Paul situe la virginité sur un arrière-fond eschatologique. Cela veut-il dire qu’il pense la fin des temps imminente ? Pas nécessairement [10]. Mais pour Paul et les chrétiens de son époque, le temps où nous vivons est le temps eschatologique. La dernière heure a commencé avec la mort de Jésus et peu importe combien de temps elle durera. Mais nous vivons en un temps où, dans le Christ, l’histoire touche à son terme. La parousie surplombe notre vie ; même si elle est chronologiquement éloignée elle est théologiquement proche. Elle constitue le seul développement nouveau que l’histoire du salut nous réserve encore, et cette attente donne toute son orientation à notre existence. « Le temps se fait court » : même les gens mariés doivent comprendre qu’ils ne sont plus du monde où ils sont (7,29). Tous, bien qu’usant des biens de ce monde, nous avons à nous en détacher (7,29-31) car elle passe la figure de ce monde (7,31b).
« Je voudrais vous voir exempts de soucis – dit Paul au verset 32 –. L’homme qui n’est pas marié a souci des affaires du Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur. Celui qui s’est marié a souci des affaires du monde, des moyens de plaire à sa femme ; et le voilà partagé. » – Le verbe « plaire » a ici une signification plus profonde que celle que nous lui donnons habituellement. Nous le retrouvons par exemple au chapitre 10, verset 33, où Paul dit qu’il s’efforce de plaire à tous en tout, ne cherchant pas son propre intérêt. Quand Paul parle ici de plaire au Seigneur ou de plaire à sa femme, il entend : se donner et servir. Ce n’est donc pas que les gens mariés soient tiraillés entre le Seigneur et leur conjoint, ne pouvant donner leur cœur ni à l’un ni à l’autre. C’est, qu’étant enracinés dans le monde, le mariage tend, par le poids des circonstances, à rester une chose de l’âge présent, tandis que la virginité consacrée, tournée vers l’âge à venir, est libre pour se donner entièrement aux travaux et préoccupations des choses du Seigneur, aux soucis des Églises.
IV. Apport particulier à la théologie du mariage et du célibat consacré
La pensée de Paul ne se laisse pas facilement maîtriser, disent les commentateurs. Une tension court tout au long de ce chapitre ; elle se manifeste, d’après X. Léon-Dufour [11], dans cet enchevêtrement de ce qui a trait au mariage et au célibat : on dirait que Paul se refuse à parler de l’un sans dire un mot de l’autre ! (cf. bien des passages de ce chapitre). Il ne traite de la virginité qu’à propos du mariage, et du mariage qu’à propos de la virginité. Cette tension ne serait-elle pas l’espérance de gloire réservée à notre corps depuis que Jésus est ressuscité ? Autrement dit : ne peut-on lire ici une théologie du corps à la lumière de la résurrection, en relation avec l’état du mariage et du non-mariage. Les divers aspects de l’existence ont à se laisser assimiler par le lien qui attache au sort de Jésus le sort de ceux qui croient en lui, à la lumière de l’événement décisif de Jésus : sa mort-résurrection.
Une lecture superficielle de ce chapitre pourrait mener à la conclusion hâtive que le mariage y est sous-estimé. En fait, ce chapitre contient une doctrine équilibrée sur le mariage, qui sera complétée en Ep 5, où Paul montrera la profondeur mystérieuse de l’état de mariage et son rapport au Christ et à l’Église. Ici, le mariage est envisagé dans le cadre, selon le but poursuivi et d’après les questions qui se posaient à Corinthe ; il ne faut donc pas y chercher une « théologie » du mariage. Il s’agit dans ce chapitre de l’impact de l’au-delà dans la vie concrète. Paul n’oppose pas mariage et virginité comme bien et mal, comme matière et esprit ; mais par le moyen de leur comparaison, il montre le contraste entre l’âge à venir (qui est déjà commencé) et l’âge présent. Dans la situation nouvelle créée par le Christ, le mariage conserve toute sa valeur, sa bonté, sa dignité dans l’ordre de la création ; mais il a perdu le caractère exclusif absolu qu’il avait dans l’Ancien Testament. Fait digne d’être remarqué : en parlant de la vie conjugale, Paul n’absolutise plus le devoir de la procréation qui était la fin première du mariage dans l’Ancien Testament ; ainsi Jésus donne au mariage comme amour, comme union de deux personnes, un sens plus profond englobant en lui les valeurs déjà reconnues dans l’Ancien Testament. Le mariage n’existe plus seulement en vue d’une reproduction, le premier devoir de l’homme n’est plus de continuer l’espèce humaine. Dans la perspective eschatologique, loin d’être aboli, le mariage trouve un sens nouveau, son sens dernier, dans le rapport Christ-Église ; promu à la dignité de symbole sacramentel qui exprime l’union du Christ et de l’Église, le mariage s’avère cependant insuffisant à en dire la totalité, il ne peut à lui seul symboliser le mystère de l’amour du Christ.
De cet impact de la transcendance du Christ sur la vie concrète, naît le charisme de la virginité consacrée jaillissant de la nouveauté. Paul ne veut pas remplacer une institution par une autre ; simplement il prend acte des répercussions de la venue du Christ et du changement radical survenu dans l’histoire, il donne droit de cité à un nouvel état à côté de celui qui semblait unique dans l’Ancien Testament : la condition du mariage est liée au temps présent, mais la figure de ce monde passe (7,31). Désormais la stérilité n’est plus un mal, une humiliation, un opprobre ; et il faut nous rendre compte que ceci est une nouveauté inouïe dans la bouche d’un Juif : ne pas se marier était un défaut d’engagement, l’on péchait dans ce cas contre le sang ; dans le Talmud, on compare celui qui ne se marie pas à quelqu’un qui tue. – A côté des gens mariés qui poursuivent l’ordre créateur, les célibataires pour le Christ répondent à l’appel charismatique du Seigneur qui est venu et qui vient. Pour rappeler la liberté à l’égard d’un monde fugace et la présence de la conjoncture nouvelle déterminée par la venue du Christ, il y a maintenant dans l’Église le surgissement d’un autre état que le mariage, le charisme de la virginité, apparenté à celui de prophétie. Le célibat consacré est prophétie en acte : il crie au monde qu’il est appelé à disparaître. Signe visible de la rencontre immédiate que chaque être est appelé à faire avec son Seigneur : tel est l’état du célibat consacré.
Entre le temps de l’Ancien Testament où la fécondité était un devoir premier pour perpétuer le peuple de Dieu, et la Parousie où le mariage sera aboli, deux formes de vie coexistent donc dans l’Église ; deux états, deux catégories de l’existence chrétienne, toutes deux indispensables dans leur relation mutuelle pour rendre compte de la réalité dont elles ne manifestent chacune qu’un aspect : le mariage, que transfigure le mystère du Christ et de l’Église et qui le signifie ; le célibat consacré que Paul estime le meilleur (7,8.25 et 28), non parce qu’il méprise le mariage, mais parce que ce nouvel état est le sien, qu’il y a été appelé par le Seigneur, et parce qu’en s’attachant au Seigneur sans partage pour ne plaire qu’à Lui seul (7,32.35), l’on est tourné immédiatement vers le retour du Seigneur et l’on atteste que la figure du monde présent, à laquelle l’institution matrimoniale est corrélative, s’achemine vers sa fin (7,31).
Si l’on parle de supériorité de l’état de virginité consacrée, ce ne peut donc être dans une perspective ascétique ou dans un projet de perfection personnelle. Mais, tandis que le mariage signifie la poursuite de l’œuvre créatrice et la relation du Christ et de l’Église menant ainsi à son terme l’Alliance projetée par Dieu avec l’humanité dès son origine, le célibat consacré exprime la figure du monde eschatologique qui, avec le Christ, fait irruption dans le monde de la création première. Il est une création nouvelle : figure du Nouveau Testament comme tel, par rapport à l’Ancien.
Rue du Méry 2
B-4000 LIÈGE, Belgique
[1] X. Léon-Dufour, s.j., « Mariage et continence selon saint Paul », dans À la rencontre de Dieu, Mémorial Albert Gelin, Le Puy, X. Mappus, 1961, 320-321.
[2] La traduction de la Bible de Jérusalem, qui parle de « père » et de « fille », semble inadéquate. En note, il est vrai, la traduction du mot « fille » par « vierge » est suggérée, avec allusion à la protection d’une vierge chrétienne par un jeune chrétien ; mais cette hypothèse, qui supposerait au point de départ un choix et une décision nette de continence, paraît en contradiction avec le texte, car Paul envisage pour eux la possibilité du mariage tout autant que celle du non-mariage. La traduction œcuménique de la Bible parle de « fiancée ».
[3] X. Léon-Dufour, art. cité, 321, note 4.
[4] J. Jeremias, « War Paulus Witwer ? », Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft..., 25 (1926) 310-312.
[5] J. Giblet, Cours sur les Épîtres pauliniennes, 1970-1971, Faculté de Théologie de l’Université Catholique de Louvain.
[6] « Littéralement : psychique. Il s’agit de l’homme réduit aux seules possibilités de sa nature, voué à la mort » (note de la traduction œcuménique de la Bible, p. 519, note k).
[7] J. J. von Allmen, Maris et femmes d’après saint Paul, coll. « Cahiers théologiques », 29, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1951, 44.
[8] X. Léon-Dufour, s.j., « Signification théologique du mariage et du célibat consacré », dans Mariage et Célibat, coll. « Cogitatio fidei », 14, Paris, Cerf, 1965, 38.
[9] J. Giblet, cours cité.
[10] L. Legrand, m.e.p., La virginité dans la Bible, coll. « Lectio divina », 39, Paris, Cerf, 1964, 29-30.
[11] X. Léon-Dufour, art. cité à la note 1, 322-323.