Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

L’exigence de la foi

Jean-Marie Roger Tillard, o.p.

N°1974-1 Janvier 1974

| P. 26-48 |

Chapitre du livre Religieux : un chemin d’Évangile, à paraître en 1974 aux Éditions Lumen Vitae, Bruxelles, publié avec l’aimable autorisation de celles-ci.

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Les religieux et les religieuses de toutes catégories redécouvrent peu à peu que leur projet de vie s’édifie autour d’une confession de leur foi en Jésus-Christ. Que l’on parle de « témoignage rendu à l’absolu de Dieu », de « concentration de l’existence sur la radicalité de l’Évangile », de « confession en vie humaine de l’unique nécessaire », de « mise en relief de la transcendance », c’est bien de la foi qu’il s’agit en effet. Le projet religieux trouve en celle-ci son nerf, et la vie de chaque religieux sa cohésion en dépit de la multiplicité des activités.

On serait tenté de croire que cet accent remis sur la foi fournirait à la plupart des communautés, depuis plusieurs années en quête de leur identité, la branche à laquelle elles pourraient enfin s’accrocher pour reprendre pied. Témoigner du Christ et de son Évangile dans un monde en mutation, n’y a-t-il pas là de quoi infuser une bonne dose d’enthousiasme à une existence de chrétien ?

On commence à le rappeler aux religieux, non sans quelque hargne, en plusieurs milieux ecclésiaux. « Au lieu de vous complaire à dresser des bilans de vos problèmes ou à contester vos institutions, appliquez-vous à vivre avec passion l’amitié de Jésus-Christ et vous verrez que tout ira mieux » leur conseille un écrivain connu, leur donnant pour exemple « la belle aventure de Taizé ». Lors d’une rencontre œcuménique de religieuses, un anglican réagit dans la même ligne : « vous n’êtes pas appelées, vous, aux grandes tâches sociales mais à ce que la vie chrétienne a à la fois de plus commun et de plus profond : ne vivre que de l’Évangile, ne parler que de lui, aimer avec un cœur modelé par la prière tous ceux que Dieu met sur votre chemin, ne jamais refuser les plus humbles besognes ; faites ceci, faites-le bien, et la petite poignée que vous êtes rendra au monde le service que Jésus-Christ attend d’elle ». Parfois, il est vrai, on est plus caustique : au micro d’un poste de radio un romancier se dit outré de voir « ceux qui devraient être les spécialistes de Dieu » parler « de politique et de progrès, d’essais nucléaires et de grèves, rarement des béatitudes et de la croix ». Il y va lui aussi de sa prophétie : « parions que si nos moinillons rouges et nos cornettes syndiquées consentaient à retourner à leurs affaires, ils ne s’en porteraient que mieux et nous aussi ».

Difficultés de la foi aujourd’hui

Généreuses protestations. Indignations respectables. Mais ne simplifient-elles pas, de façon très irréaliste, la situation ? Car tout n’est pas si simple. Le « vivre de la foi » est précisément devenu, pour une fraction de plus en plus large des religieux et des religieuses, le problème le plus difficile, celui dans lequel il leur est le plus malaisé d’y voir clair. Sous peine, en effet, de retomber dans un verbalisme vide et de faire naître un nouveau triomphalisme – non plus celui de la « perfection éminente » mais celui du « témoignage éminent » – ils ont à se demander ce que revêtent les formules que nous avons rappelées et à s’interroger sur la véritable signification de cette foi autour de laquelle ils entendent bâtir leur existence d’une façon particulière. Ici les difficultés recommencent.

Nous ne sommes plus en effet à l’époque d’une possession naïve de l’Évangile et de la foi. L’influence de ceux que l’on a appelés les « maîtres du soupçon » s’est fait sentir aux divers registres de notre vie de croyant. Et qui, aujourd’hui, oserait prétendre que tout, dans les thèses de Marx, de Freud, de Nietzsche, est à refuser, que leur vision n’est que négative et destructrice ? Ce serait renier les droits de l’intelligence, faire profession d’absurde. Aussi le chrétien quelque peu éclairé ne peut-il plus lire l’Évangile avec un regard entièrement transparent, en ne s’appliquant qu’à comprendre la lettre des textes. Il le fait en utilisant ce qu’il sait par ailleurs. Sa lecture devient critique, toujours soupçonneuse. Peut-il aborder, sans un brin de scepticisme, surtout s’il a quelque peu fréquenté les exégètes, plusieurs récits bibliques ? Lorsqu’il entend les auteurs des Livres Saints parler de culpabilité, de punition, de responsabilité personnelle, comment ne penserait-il pas aux thèses de Freud et de ses disciples lui enseignant que le moi n’est pas nécessairement maître dans sa propre maison et que la vie instinctive échappe aux pouvoirs de la raison ? S’il s’arrête aux implications religieuses de la foi traditionnelle, saurait-il mettre entre parenthèses tout ce qu’il sait du procès de la religion, ce qu’il a lu de sa tendance à devenir comme un calmant engourdissant ? Plus radicalement encore, ne se pose-t-il pas, avec son temps, des questions fondamentales sur la valeur du langage religieux, si revêtu d’autorité soit-il, et sur le recours à la conscience personnelle, dont on lui apprend qu’elle est elle-même profondément marquée par le dehors et par le jeu d’obscures règles enfouies bien au-delà du sujet ?

Dans un tel contexte, qui devient de plus en plus la norme, beaucoup de religieux sincères se demandent comment concevoir « l’accent radical sur la foi » qu’ils se proposent comme idéal. La question est infiniment plus complexe, mais aussi plus grave que celle de leur type d’insertion dans le monde, car elle la commande. Et comment ne seraient-ils pas inquiets, parfois tentés de se décourager ? Il n’est guère loyal d’ironiser sur leurs maladresses en leur faisant la leçon.

Une impasse

Une première solution est à écarter, et de façon catégorique. Il arrive hélas que – probablement sous le poids d’une lassitude, bien compréhensible, devant l’enchevêtrement des questions et les désaccords des experts – elle ait la sympathie de quelques milieux et que des religieux se disent tentés par elle. Il s’agit d’une tentation à saveur fondamentaliste, rejoignant d’ailleurs d’attitude qui a caractérisé par le passé certains mouvements protestants « évangéliques » face aux drames du libéralisme théologique et doctrinal de leurs Églises : on retourne à une intelligence personnelle, spontanée, de l’Écriture, faisant fi des interprétations des spécialistes et tout juste consentante à puiser chez les pères. Car on recherche avant tout une « lecture spirituelle ». L’Esprit Saint, guide intérieur, n’a guère besoin, nous dit-on, des rationalisations des érudits et s’il a permis que telle péricope que « les savants » disent inauthentique vienne jusqu’à nous, c’est « qu’il entend nous parler par elle ». Une fidélité non critique à la lettre de la Bible devient ici garante de la fidélité à l’écoute intégrale de la Parole de Dieu. La mise en commun des interprétations – que l’Esprit Saint est censé présider – suffit à prévenir des erreurs. Il arrive alors qu’on en vienne à une attitude teintée d’intimisme ou de piétisme, où l’accent mis sur la relation strictement personnelle entre le Christ et le sujet envahit presque l’horizon. Dans le protestantisme et dans le catholicisme, des communautés encore jeunes semblent depuis quelque temps s’orienter assez nettement dans cette ligne.

Si une option de cette sorte représente sans nul doute un symptôme important de la faim spirituelle dont commence à souffrir le Peuple de Dieu et s’il faut y voir un sursaut de la vie selon l’Esprit, refusant de demeurer plus longtemps en veilleuse, on se sent néanmoins profondément gêné devant elle. Ne met-elle pas en cause – dans le but sincère de « sauver la dimension intérieure du christianisme » – une des lois essentielles du mystère de la foi, la loi d’incarnation ? Si Dieu a voulu que sa manifestation en Jésus-Christ – qui est normative – soit liée à un destin historique venant de l’histoire concrète d’un peuple et se prolonge dans l’histoire d’une communauté de disciples, et si l’Esprit Saint a choisi de graver sa révélation en des documents humains nés dans une civilisation bien particulière, il faut prendre au sérieux ces composantes. Sur elles se tisse ce que la Parole de Dieu entend dire. Respecte-t-on le vouloir de Dieu si pour préserver certains aspects de la foi traditionnelle on refuse d’envisager de front toutes les implications de l’incarnation, de sa révélation dans l’humain, avec ce que celui-ci a de problématique et peut-être de troublant face à ce que les sciences nouvelles y découvrent ? Dans la mesure au contraire où nous pouvons mieux connaître ce que la communauté véhiculant les témoignages sur Jésus considérait comme les traits normaux de l’homme et de son monde, il devient loisible de mieux comprendre ce qu’elle a voulu transmettre parce qu’elle y voyait précisément une Bonne Nouvelle de salut pour cet homme et son monde tels qu’elle les concevait. Et s’il arrive qu’aujourd’hui nous apprenions par ailleurs les limites, voire les erreurs, de cette vision de l’homme, il nous appartient alors de décanter le donné biblique pour séparer 1 essentiel de l’accessoire. C’est pourquoi affirmer avec certains « peu importe ce que les sciences de l’homme ont à nous dire, lisons l’Écriture avec un regard d’enfant ne se posant pas les questions sophistiquées des faux sages » (sic) revient en fait à refuser de comprendre ce que Dieu a vraiment voulu dire, donc à bloquer les chemins d’une contemplation vraiment à l’écoute de Dieu. La lectio divina doit porter les questions que les sciences et les techniques de l’homme posent à l’Évangile. Sans cela elle risque fort de courir après des mythes. Même l’expérience la plus intime de l’Esprit ne peut faire l’économie d’un effort de l’intelligence pour « venir à la vérité ».

Position trop absolue donc, et extrémiste, que celle que nous critiquons. Mais aussi position stérile. L’histoire nous a appris, depuis la Renaissance, la Réforme de Luther, la crise moderniste, que, selon une loi inexorable, le refus du défi de l’intelligence ou la mise à l’écart des grandes questions que la science pose à la foi ne servaient qu’à retarder le moment des inévitables repensées et parfois à priver longtemps le Peuple de Dieu de bénéfiques redressements. Songeons à plusieurs décisions liturgiques de Vatican II qui font aujourd’hui la joie des chrétiens – messe en langue populaire, communion sous les deux espèces, simplification des rites, participation des laïcs à la conduite de la communauté locale, etc. – alors que déjà Luther et les Pères de la Réforme les réclamaient en vain. Que n’avons-nous accepté plus tôt les questions du seizième siècle ! Les religieux ne peuvent construire leur projet de vie que sur une foi ouverte, accueillante au progrès, à l’écoute des interrogations des hommes. Comment d’ailleurs des communautés engagées en plein monde sauraient-elles autrement témoigner du Christ près de leurs contemporains, nécessairement habités par la mentalité où ils baignent ? Le Jésus des textes évangéliques est celui que la foi reconnaît comme le Seigneur de la création et de l’histoire. Il serait bien étrange que l’attention à la vérité de l’histoire et à la réalité de la création puisse constituer un obstacle au service authentique de ce Seigneur.

Vivre une foi de plein vent

Religieux et religieuses doivent donc vivre une foi de plein vent, refusant de se mettre à l’abri des questions qui ne peuvent manquer de l’assaillir non seulement du dehors, mais du dedans même de ceux qui la professent. Car ils sont de leur temps, et les interrogations de leurs frères les labourent eux aussi. Comment pourraient-ils l’éviter si ces questions portent sur l’expérience la plus fondamentale qui soit, celle de leur propre humanité ? Décidés, de par un vouloir mystérieux qui naît en eux, à centrer leur existence sur « l’unique nécessaire » qu’est pour eux le Jésus révélé dans l’Évangile, ils se demandent pourtant jusqu’où peuvent aller les soupçons que leur temps nourrit en eux, jusqu’où leur fidélité à cet « unique nécessaire » leur permet d’être également loyaux envers les exigences de leur propre vérité sur eux-mêmes. Et comme ils ont mis tout le poids de leur vie sur ce Jésus et cet Évangile, le bourdonnement de ce questionnement devient pour plusieurs l’affaire centrale. Mais aussi, parfois, la souffrance qui les ronge. C’est dans ce climat intérieur qu’ils ont à « témoigner de la radicalité de l’Évangile » et à confesser « l’absolu de Dieu ».

Foi : confession et pratique

Or, pour les catholiques comme pour les fidèles des Églises nées de la Réforme, il devient de plus en plus clair que l’expérience de la foi ne peut être aujourd’hui menée avec une certaine cohérence que si elle s’édifie sur un mouvement constant de la conviction à l’engagement et de l’engagement à la conviction. Le refus de toute dichotomie entre l’adhésion à l’Évangile et l’agir est d’ailleurs au cœur même de la foi et détermine sa nature. La Tradition n’a cessé de le dire. Car pour « croire », au sens où les documents évangéliques entendent ce mot, il ne suffit pas de s’attacher à l’orthodoxie d’un discours ou d’un Credo exact sur Dieu et son dessein, Jésus et son œuvre. Pour des religieux ou des religieuses il ne suffit donc pas de l’adhésion chaleureuse à une Règle décrivant avec fermeté les lignes de force de la confession évangélique de l’« unique nécessaire ». « Croire » c’est accueillir une proposition de Dieu qui veut enserrer la vie, donc nécessairement s’exprimer dans les gestes et les comportements qui font l’existence quotidienne de l’homme.

Mais là encore, une vision trop simpliste de « la foi qui agit » risque de fausser les perspectives et d’ôter à la vie chrétienne son sérieux. Car il ne s’agit pas d’une part de « confesser » une doctrine, appuyée sur le témoignage de l’Écriture et de la Tradition, et d’autre part de « pratiquer », c’est-à-dire de se montrer assidu à un ensemble de devoirs religieux fondamentaux rayonnant autour de l’Eucharistie dominicale et exigeant qu’on se conforme à un code moral assez strict réglant le comportement courant. Il faut faire que l’Évangile, qui est une Bonne Nouvelle de Dieu pour l’homme, se lise au creux de l’engagement quotidien, qu’il y apparaisse, qu’en un certain sens il s’y révèle. La page où Matthieu décrit le jugement dernier – si souvent commentée depuis une dizaine d’années – ne dit pas simplement que le Seigneur a été rencontré dans les petits, les affamés, les prisonniers. Elle souligne surtout que les gestes très spontanés de l’aide à ces frères dans la souffrance sont ce par quoi les disciples ont trouvé le Seigneur lui-même. L’action, la pratique humble de l’amour fraternel leur ont fait connaître des traits majeurs du mystère de Jésus : en particulier qu’il est intensément proche des plus petits et des plus méprisés et que le service de sa personne passe par le chemin obligé du service des mal aimés. L’attitude envers les hommes conduit à découvrir qui est le Seigneur auquel on croit. La lumière sur Dieu et sur Jésus n’a ainsi son plein éclat qu’au bout de la démarche humaine : celle-ci donne une consistance à ce qui au départ n’était encore qu’adhésion confiante et sûre. Croire, ce n’est donc pas uniquement vivre en sorte que le dire et le faire se répondent étroitement, que l’action manifeste le contenu de la confession de foi et qu’à son tour celle-ci rende compte de cette action. C’est aussi vivre de telle façon que l’agir auquel pousse l’Évangile fasse que le chrétien découvre pour lui-même de plus en plus profondément qui est Jésus-Christ et en témoigne. Connaissance du Dieu de Jésus-Christ, pratique de la foi, témoignage rendu à l’Évangile sont en fait inséparables.

Le risque de croire

Nous retrouvons sans doute ici le point d’enracinement de la grande intuition de Pascal sur le risque de croire. Nous avons été habitués à établir des ordres de priorité à l’intérieur des divers moments de la foi. Et d’ordinaire nous avons privilégié le moment intellectuel en l’isolant. Or dans l’Écriture la foi est indissociablement doctrine et pratique, Credo et action, connaissance naissant de l’engagement de l’homme et engagement de l’homme motivé par sa connaissance. La pleine vérité de Dieu se reçoit dans la démarche de l’homme qui fait miséricorde, se renouvelle dans la fidélité, pardonne, fait la paix, ne cesse de « chercher la face de Dieu ». Nous le disons chaque jour dans la prière du Seigneur : « pardonne-nous nos offenses – et ainsi nous te connaîtrons comme le Dieu du pardon et de l’amour – comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ». Le texte de Matthieu ajoute : « oui, si vous pardonnez aux hommes leurs manquements, votre Père céleste vous pardonnera aussi » (Mt 6, 14). La première lettre de Jean est encore plus catégorique :

Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l’amour est de Dieu et que quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est Amour (...) Dieu, personne ne l’a jamais contemplé. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, en nous son amour est accompli (1 Jn 4,7-8.12).

La foi n’est pas un savoir tout fait une fois pour toutes, qu’on se contenterait de recevoir pour tâcher de l’actualiser dans un comportement en harmonie avec ses exigences. Elle est aussi une découverte de Dieu, qui se fait en vivant, un don qui brille au fond de la pratique courageuse de l’Évangile, une pratique se décantant lentement pour donner son relief à l’essentiel. Le tout, dans l’Esprit Saint. On apprend la vérité d’un Évangile d’amour en agissant dans cette vérité. Croire n’a ainsi rien à voir avec une évasion pieuse dans l’univers d’un savoir sur Dieu consolant, permettant de s’assurer à assez peu de frais la béatitude éternelle. C’est la démarche de celui qui, dans l’Esprit de Dieu et guidé par la Parole dite en Jésus, à laquelle il adhère, en arrive peu à peu à connaître Dieu par et dans l’expérience de sa propre vie. Dans sa pauvre miséricorde, son effort pour la réconciliation, son engagement pour la justice, son service des hommes, il découvre un reflet de la miséricorde, de la réconciliation, de la justice, de l’amour de Dieu. Ainsi il apprend Dieu. Un Dieu dont Jean a donné la définition : « Dieu est Amour ».

Le salut de la foi du religieux

Pour le religieux, cette osmose entre confession de foi et pratique de ce qui est confessé représente aujourd’hui plus qu’un souci de fidélité à l’authentique nature de la foi. Elle est le salut de sa propre foi et par ricochet de la loyauté envers son projet de vie. Elle lui donne en effet les raisons de continuer de chercher le visage de Dieu, alors même que de partout surgissent des soupçons qui tendent à relativiser des pans entiers du donné traditionnel. A une certaine période de sa vie, le savoir positif sur Dieu peut en venir pour lui à se réduire au noyau des certitudes essentielles – reçu de l’Écriture et de la foi ecclésiale – autour duquel rayonne un ensemble de perceptions sur l’inaccessibilité, l’impénétrabilité de Celui dont la mort et la résurrection de Jésus ont laissé entrevoir le mystère. Le reste baignant dans des questions. On renoue ainsi d’ailleurs d’une façon neuve (quoique bien différente en ses causes) avec la grande tradition « apophatique », qui, sans refuser de savoir quelque chose sur Dieu, constate que Dieu ne laisse jamais percer son mystère et se connaît surtout par ce qu’il n’est pas. Comme s’il se plaisait à nous déconcerter. Mais ce noyau de certitude – sans lequel il n’est pas de véritable foi et qui pousse à rechercher toujours plus d’évidence – trouve alors appui dans la démarche de ce croyant s’efforçant de traduire par son propre comportement la Parole de l’Évangile qu’il a accueillie. D’une certaine façon, sa pratique de l’Évangile manifeste au religieux la certitude de ce qu’il a reçu de l’Esprit Saint. Il « se fait » la vérité en obéissant à la Parole. Et si, en dépit de tout et en ne cessant jamais d’entendre aux oreilles de sa conscience le murmure des voix du soupçon, il continue de confesser la vérité d’une Parole dont il n’a pas l’évidence, son expérience et l’impact de l’Évangile sur sa vie poussent alors son esprit à dire « oui ». Il « connaît » en quelque sorte la véracité de l’Évangile en la « reconnaissant » en son propre agir. Pascal écrivait : « c’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison ; voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au cœur, non à la raison » (Pensées, éd. L. Brunschvicg, 278). Il ajoutait « nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur (...) et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours » (282). Or ce que nous appelons ici expérience ou impact de l’Évangile sur la vie rejoint au moins pour l’essentiel cet « instinct » plus senti que raisonné dans lequel la personne saisit que là est son bien.

Le projet religieux se voit ainsi concerné en ce qu’il a de plus caractéristique. Il ne saurait aujourd’hui, pour des hommes et des femmes honnêtes, se nourrir d’une orthodoxie tournant à vide. L’engagement actif dans le risque évangélique lui apporte la puissance d’auto-genèse sans laquelle il en vient vite soit à se muer en une entreprise chimérique, obstinément attachée à une vision non critique de Dieu et du monde, soit au contraire en une aventure légère prête à abdiquer même sur l’essentiel parce qu’elle perd pied devant ce qui conteste celui-ci. La solidité de l’adhésion aux lignes centrales de la foi est pour la vie religieuse, comme d’ailleurs pour toute forme de vie chrétienne éclairée, le fruit d’une rude mise de fonds impliquant les énergies humaines.

De l’observance à l’obéissance de foi

C’est d’ailleurs pourquoi la notion de fidélité religieuse évolue pour passer de l’accent mis sur l’observance méticuleuse de règles détaillées à l’accent mis sur l’obéissance radicale aux valeurs centrales de l’Évangile, traduites par le charisme de l’Institut. Car ce qui est aujourd’hui en cause n’est plus l’observance d’une somme de petites prescriptions visant à polir, en lui donnant tout son éclat, une dévotion inébranlable. Nous ne pouvons plus hélas nous permettre ce luxe ! Même pour les religieux, l’enjeu devient plus grave : dans un monde où la foi se sent inconfortable il faut donner à l’acte de croire une qualité qui rende acceptable, crédible, son contenu au croyant lui-même. Religieux et religieuses ont à incarner dans le quotidien de leur vie, à travers la conformité à leurs Règles ou Constitutions, la foi de l’Évangile en accomplissant, avec une intensité particulière et sous une forme propre, la vérité qui rend compte de l’identité chrétienne. Règles, coutumes, spiritualités particulières sont des chemins pour cette authenticité. Leur observance veut déboucher sur une obéissance à l’Évangile dans laquelle Dieu fait percevoir ce qu’est sa Bonne Nouvelle. La parole de leur profession doit en venir à coïncider avec l’Amen – « c’est bien vrai » – que l’Esprit Saint murmure en leur cœur alors qu’ils vivent leur fidélité.

Témoin sérieux de l’Évangile

Mais cette transparence de l’action est également ce qui habilite le religieux à devenir au milieu des hommes un témoin sérieux de l’Évangile. Effort pour l’authenticité de la foi personnelle et fidélité à l’appel apostolique se compénètrent, se nourrissent l’un de l’autre et, à la limite, ne font qu’un. S’il est clair, en effet, qu’on n’entre pas en religion dans le but spécifique d’être un signe – ce serait une forme camouflée de pharisaïsme – cette fonction découle néanmoins, comme une conséquence normale, du projet explicite de centrer son existence sur la radicalité de l’Évangile, au cœur de la vocation de tout le Peuple de Dieu appelé comme tel à témoigner du Christ. Car l’Église entière reçoit de l’Esprit Saint la mission d’être signe, symbole de ce que Dieu en Jésus-Christ propose aux hommes. Les religieux ont à entrer de la façon qui leur est propre dans cette « annonciation » à travers laquelle Dieu lui-même se dévoile. Us ont à « dire » l’Évangile. Mais à le dire de façon telle que les hommes se sentent interpellés, concernés par lui.

Or, sauf rares exceptions, les hommes sont devenus sceptiques sur les philosophies brillantes, les théories profondes, les beaux savoirs que la réalité ne corrobore pas. D’ordinaire ils accueillent comme question valable qui les interpelle la parole d’hommes disant ce qu’ils font vraiment et faisant vraiment ce qu’ils disent. Aux parleurs abstraits ils ne prêtent d’instinct qu’une oreille distraite. Le témoignage qui les atteint est moins la proclamation verbale d’une conviction que l’affirmation pouvant se présenter comme le langage d’une pratique efficace. Une certaine évidence de l’impact de la vérité proclamée sur la vie concrète donne droit de parole et droit de prétendre être entendu. On risque fort autrement d’être classé parmi les « baratineurs » ou les vendeurs de vent.

Pour prétendre rendre témoignage à l’Évangile – qu’il s’agisse de l’Église en son ensemble, de groupes de croyants réunis dans un but apostolique ou de chaque chrétien pris individuellement – il faut donc pouvoir se présenter comme prenant son contenu au sérieux. Ce qui implique qu’on en fasse concrètement le moteur de sa vie. Mais ici encore il est exigé que cette emprise ne soit pas une demi-emprise. La parole aujourd’hui audible ne saurait plus être celle d’un langage moralisant ou édifiant, conviant au bon ordre, concerné uniquement par les impératifs de la vertu à pratiquer et du mal à éviter. Elle doit jaillir du profond de la réalité humaine. Aussi le religieux est-il appelé à montrer à travers la réalité bien concrète de son être d’homme, grâce à l’espace de transparence que creusent en lui les grandes décisions de sa pauvreté, de son célibat, de son obéissance, de son partage communautaire, que l’Évangile est une parole allant droit au cœur du mystère humain en lui ouvrant un chemin de sens et de plénitude dont la source ultime est le Dieu que nous a révélé Jésus-Christ. La démarche par laquelle le religieux se redit à lui-même l’axe de sa foi, en « faisant la vérité » qui lui manifeste l’Évangile, coïncide ainsi avec le point d’ancrage de son témoignage.

On devine déjà combien il devient difficile, aujourd’hui, à un religieux ou à une religieuse de se penser fidèle à sa vocation, même si son assiduité aux exercices communautaires, sa prière, son obéissance, sa garde du célibat, sa pauvreté sont exemplaires. Car, précisément ce faisceau de moyens doit permettre d’aller au-delà de leur accomplissement : jusqu’au bout du chemin de la foi.

Inventer dans l’Esprit

S’il n’était question en cette rude marche que de reproduire le décalque d’un modèle plus ou moins précis, tracé d’avance, la tâche serait plus aisée. Mais il n’existe pas de modèle tout fait. Et ce que les récits évangéliques nous rapportent de Jésus ne suffit pas pour permettre de trouver dans l’Écriture la solution à toutes les situations. Le religieux se voit très souvent laissé à son invention et à sa « prudence » (au sens que Thomas d’Aquin donne à ce terme), en ne pouvant s’appuyer que sur l’assurance de la présence de l’Esprit de Dieu en sa vie. Il ne peut plus se contenter de fouiller dans les évangiles pour voir ce que Jésus aurait fait ou suggéré de faire. D’une part, en effet, les situations où nous sommes impliqués n’ont pas toujours leur répondant dans ce que nous connaissons de l’attitude de Jésus, vivant dans un contexte social très différent du nôtre. D’autre part, nous savons que, si le Seigneur ressuscité nous donne son Esprit, c’est afin que dans la puissance de celui-ci nous engagions nous aussi notre liberté et notre responsabilité. Jésus « laisse aux autres » (Péguy) : il les respecte. Ce qui exige de notre part une faculté toujours renouvelée de discernement et de décision, arc-boutée aux normes et aux repères que donne l’Écriture, au sentiment de l’ensemble du Peuple de Dieu guidé par ceux qui ont mission de l’éclairer (sans pouvoir lui dicter tout ce qu’il doit faire et comment le faire), aux perceptions de ceux qui, croyants et incroyants, scrutent avec quelque compétence les enjeux des situations en cause. La liberté des religieux s’engage ici, très souvent, sur un risque. Mais un risque que le vouloir d’obéir à la Parole de Dieu vivifie du dedans. Contre la tentation, sans cesse renaissante, des fondamentalismes qui affirment trouver dans la lettre même de l’Écriture tous les chemins de l’engagement évangélique, il nous est aujourd’hui demandé de « faire la vérité » de notre action, dans le sens que nous avons jusqu’ici explicité, à l’intérieur de notre fidélité à la Parole révélée. L’Esprit Saint qui vit en nous est notre garantie unique. D’où parfois le tourment de l’obéissance. Jusqu’où concorde-t-elle avec cette responsabilité confiée à chacun ? Jusqu’où doit-elle risquer ? Quand l’initiative devient-elle trahison de la volonté du Seigneur ?

La condition humaine, lieu de l’engagement

Car il faut en outre, nécessairement, s’interroger sur le contenu ou l’objet de ce « faire », de cette « pratique » ouverte sur une Parole de Dieu. A ce registre, pour une large part influencés par l’écoute attentive des requêtes du marxisme, des critiques portant sur toutes les conceptions de la religion qui mettent en veilleuse la vocation historique de l’homme et sa tâche de créateur de son monde, des appels d’une conscience nouvelle du destin communautaire de l’humanité, les chrétiens ont considérablement modifié leur regard. L’arrêt des exégètes sur l’aspect politique de la geste de l’Exode et la méditation des implications de la Seigneurie du Christ sur la création et l’histoire leur ont fourni la toile de fond sur laquelle une réflexion neuve pouvait se situer, tout en demeurant à l’intérieur des grandes coordonnées de la révélation. Le contenu de l’obéissance évangélique s’est élargi. Il veut dorénavant enserrer toute la condition humaine.

L’homme et son destin terrestre, avec le dynamisme interne qui pousse irrésistiblement l’humanité vers son devenir, voilà le lieu où déjà s’ébauche le Royaume dont la Résurrection de Jésus est le foyer planté en notre histoire. Création et salut ne sont pas, en effet, deux volets indépendants ou artificiellement articulés du dessein de Dieu tel que la Bible le connaît. Le Jésus de la Pâque est celui « par qui et pour qui tout a été créé » (Col 1,16). Dieu crée l’humanité pour faire d’elle tout entière un Peuple en communion avec lui. D’une part, les dynamismes par lesquels l’homme – son image, c’est-à-dire son « chargé d’affaires » au sein de ce monde – se fabrique peu à peu un univers à sa mesure n’échappent pas à la visée profonde de cet unique dessein. Et d’autre part, la communauté « nouvelle » jaillie du souffle de l’Esprit donné par le Seigneur ressuscité n’est pas un groupe s’exilant de la communauté « humaine » et de sa destinée. Non seulement elle demeure solidaire de l’ensemble de l’humanité et de ses projets, mais elle n’existe que dans le tissu des liens sociaux ordinaires, dans les lieux ordinaires de la vie humaine, dans les besognes ordinaires des hommes, portée par l’espoir qui habite toute l’humanité. Elle vit, en un mot, la vie humaine commune.

Elle le fait toutefois d’une façon propre, différente. Car si le contenu de la vie évangélique saisit le faisceau des solidarités et des projets humains, ce faisceau se trouve alors référé à Jésus-Christ. Or cette référence n’a rien d’une pure affirmation verbale, comme si l’Évangile n’était qu’une idéologie dont on se réclamerait. L’adhésion au Christ exigera des choix concrets, souvent radicaux, portant précisément sur ces réalités de la vie humaine commune. Pourquoi ? A cause de la foi en celui qui y introduit une nouvelle profondeur de sens, en les ouvrant sur l’espérance dont sa Résurrection est le gage. Elles seront vécues « autrement », en fonction d’un nouvel horizon. Il ne s’agit donc pas d’un choix parmi les éléments qui tissent l’existence humaine collective, mais d’une façon propre de vivre la condition commune en toute son ampleur.

Même vue en ce qu’elle a de plus spécifique, la vie chrétienne n’est donc ni étrangère ni surajoutée à ce que vit tout homme. Elle est une manière spéciale de mener son métier d’homme, en solidarité avec les autres hommes et en communion intense à leurs projets. C’est dire que la relation de l’agir du chrétien au Royaume qui vient passe par sa relation aux tâches ordinaires des hommes et aux grandes entreprises de l’humanité. Tel est le matériau dans lequel se construit le Royaume.

Le monde, lieu de la fidélité à l’Esprit

Mais s’il en est ainsi, la parole évangélique d’amour et de service que le religieux épelle par sa vie quotidienne ne peut pas faire l’économie d’un service concret de la communauté humaine. Pour le religieux comme pour tout chrétien, la vérité de l’Évangile « se fera » dans le creuset difficile de l’engagement en pleine vie sociale, économique, politique, culturelle : elle jaillira d’une communion à la situation réaliste des hommes et à leurs entreprises. Même s’il appartient à une communauté contemplative. Pour parler strictement, et en évitant les expressions qu’un mauvais usage a chargées d’harmoniques qui les rendent inexactes, il n’aura ni à « sortir du monde » ni à « aller au monde », comme si par tout lui-même il ne faisait pas nécessairement partie de ce monde et comme si l’appel à « suivre le Christ » retirait de la situation humaine. Il trouvera dans le monde le lieu de sa fidélité à l’appel de l’Esprit. Et c’est dans les situations de l’humanité en quête de son authenticité qu’il vivra le témoignage de sa pauvreté, de son célibat, de son obéissance, de sa prière, de sa communauté fraternelle avec d’autres frères habités du même idéal. L’acte radical de « croire » dont il a choisi librement de faire l’arête autour de laquelle se construit son « projet » sera donc inséparablement la confession de l’« unique nécessaire » (grâce aux éléments propres à sa vie) et la participation à la création du monde nouveau par son engagement dans les réalités où peu à peu s’accomplit la marche de la société vers sa pleine stature. Là il manifestera ce qu’il espère et dira quelle est sa foi. Et ce que son propos de « suite du Christ », avec l’accent mis sur l’unique nécessaire, entend signifier – la certitude que dans les projets humains est à l’œuvre un dessein de Dieu qui veut aller plus loin que ceux-ci et ne s’y réduit pas – apparaîtra à la surface de sa participation courageuse à l’entreprise humaine.

Dans ces perspectives, qui sont celles de l’Église aujourd’hui, le projet du religieux et de la religieuse vu de façon globale ne se définit donc pas en termes de « fuite du monde », mais en termes de fidélité radicale à la vision du monde révélée en Jésus-Christ. Aussi la foi du religieux et de la religieuse pousse-t-elle au don de la personne entière – jusque dans ses fibres les plus profondes – pour la création du monde nouveau dans lequel le projet de Dieu lui-même doit fleurir. Les ruptures avec le style ordinaire d’existence, loin de signifier une mise à l’écart de l’entreprise commune, proclament au contraire le vouloir (inspiré par l’Évangile) de se donner intégralement – jusque dans son désir de puissance, de jouissance, de possession – pour que cette entreprise commune croisse en authentique humanité. Car la foi du religieux est la foi en un Dieu qui, depuis les premières lignes de la Bible, se révèle comme un Dieu « pour l’homme ». Centrer son existence sur la foi, de façon radicale, c’est la centrer sur ce que Karl Barth a appelé, dans une formule merveilleuse, l’« humanité de Dieu ». Et la parole d’Évangile qui peut se lire dans cette existence donnée aux valeurs transcendantes du Royaume révèle toutes ses harmoniques lorsqu’elle se détache sur la toile de fond d’un service effectif de l’humanité.

Signe de l’absolu de Dieu dans la cité humaine

Voilà donc le signe de « l’absolu de Dieu », de « la radicalité de l’Évangile », de « la transcendance », bref de « l’axe de la foi » donné par une présence active et solidaire aux questions et aux projets des hommes. L’apostolat lui-même – dont nous avons souligné le lien étroit avec l’acte de « faire la vérité » pour se la dire à soi et la manifester aux autres – trouve ainsi son contenu habituel dans des tâches qui sont celles de la cité humaine. La plupart des Congrégations n’ont-elles pas d’ailleurs été fondées pour témoigner de la charité de Dieu dans des activités aussi à ras de sol que l’enseignement, le soin des malades et des vieillards, la création d’orphelinats, l’accueil de certaines catégories de personnes que la société du temps mettait en péril ? N’ont-elles pas toujours affirmé que leur fidélité à la pratique de la charité dans ces besognes très humaines était ce qui rayonnait leur foi et la rendait « croyable » ? Il s’agit aujourd’hui de relire cette conviction traditionnelle en fonction de la nouvelle conscience que prend le Peuple de Dieu de son enracinement au cœur de l’entreprise humaine.

Solidarité « en pointe » ou « quotidienne »

Mais ici encore, lorsqu’on a compris comment la foi et l’engagement se trouvaient en osmose et se nourrissaient mutuellement, il importe d’être réaliste. D’une part cette solidarité variera nécessairement selon les régions du monde et les milieux. La présence n’aura pas les mêmes exigences concrètes en Amérique latine, au Zaïre, à Londres, à Chicago. Précisément parce qu’il y a solidarité concrète, il devient impossible de présenter des normes universelles, de dessiner des gabarits. La solidarité doit inventer ses formes sur place. Il faut ici se méfier de la tentation subtile de recopier partout les modèles les plus enthousiasmants. La situation de l’Amérique latine, par exemple, avec ce qu’elle exige d’engagement intensif des religieux et des religieuses, ne saurait être le schéma pré-fabriqué dont s’inspirerait nécessairement l’action des religieux du monde entier. On ne respecte pas le courage et la souffrance de ces Églises en pleine communion avec les problèmes de leur peuple lorsqu’on fait de leurs décisions si rudement conquises des recettes. Et si, dans une région, le besoin d’une solidarité étroite avec des sursauts pour la justice oblige des religieux et des religieuses à des options fortes, où peut se lire leur espérance évangélique, il serait grotesque de mépriser pour cela les communions plus humbles et plus ordinaires qui, elles aussi, composent les projets humains et, à leur façon, infléchissent la ligne de l’histoire.

Il n’est pas vain de le rappeler. Parfois en effet on semble oublier que la foi en Jésus-Christ se vit et se dit non seulement dans les courageuses insertions en pointe mais aussi dans les méandres des petites fidélités quotidiennes aux personnes et à leurs milieux modestes. L’Évangile ne se contente pas des investissements dans les grandes options ou les grandes causes, encore qu’il les appelle. Souvent d’ailleurs ceux-ci sont par nature abstraits, c’est-à-dire ne rejoignent pas immédiatement les personnes mais les institutions sociales qu’ils entendent transformer. Il veut également que dans le contact de personne à personne, dans les gestes simples du type évoqué par Matthieu dans le récit du Jugement dernier, dans la préoccupation des servitudes quotidiennes, se dise toute la miséricorde, la tendresse et la fidélité de Dieu. Le religieux qui enseigne avec toute sa compétence dans un lycée vit autant la solidarité aux hommes que tel autre poussé par l’Évangile à s’engager dans une activité pilote. Et la vieille religieuse qui assidûment visite les familles d’émigrés du quartier en aidant les mamans à trouver un peu d’espérance n’est pas nécessairement en marge de l’effort pour la construction d’un monde humanisé. Ne retombons-nous pas souvent dans les ornières d’un aristocratisme des tâches – un aristocratisme se mesurant à de nouveaux canons – qui risque de laisser de côté de larges pans de l’humain ?

Et la communauté ?

D’autre part, il ne saurait être question, aujourd’hui surtout, de mettre dans l’ombre le fait que le propre bonheur du religieux et l’épanouissement de sa communauté appartiennent eux aussi à cette pratique de la foi. Le témoignage du croyant serait en fait une bien piètre parole d’espérance si, dans les lieux et les moments où il essaie de vivre avec des frères ou des sœurs le mystère de ce qui anime son action, il ne trouvait que désillusion, souffrance, sentiment d’échec. Sa communauté de vie apostolique ou son monastère sont pour le religieux une de ces cellules d’humanité où doit se vérifier, pour lui-même d’abord puis pour les autres, l’Évangile dont il entend faire, de façon radicale, le nerf de son existence. Cela requiert qu’il se montre attentif à rendre ses frères heureux et les aide à atteindre eux aussi leur pleine humanité. Or des questions de tempérament, d’expériences passées, et surtout d’âge font que de plus en plus tous ne peuvent plus faire la même chose. Il existe, par exemple, une manière de vouloir pousser toute une congrégation dans telle nouvelle ligne d’implantation qui ne peut en réalité qu’aboutir à éteindre l’enthousiasme d’une large fraction des membres et surtout à diviser profondément les communautés. Alors que la reconnaissance d’un sain pluralisme aurait permis plus de sérénité, tout en laissant les groupes plus jeunes ou plus dynamiques (parce que leur âge et leur santé ne sont pas pour eux un handicap insurmontable) se lancer dans des expériences neuves ouvertes sur l’avenir. Et puis, ne nous faisons pas d’illusions. Les religieux et les religieuses ne sont pas plus géniaux, plus doués, plus résistants que les autres. Ne nous attendons donc pas à ce que tous puissent s’engager dans des services humains exceptionnels. Que chacun trouve une tâche à sa mesure, à l’intérieur de l’engagement particulier de son Institut, et y découvre sa propre joie, tel est l’idéal. A condition bien entendu que là il s’efforce de vivre en solidarité profonde avec les questions et les projets de ceux qui œuvrent avec lui, les rejoignant dans leurs angoisses, les éveillant dans la prise de conscience des enjeux de leurs entreprises, communiant s’il le faut à leur contestation de tout ce qui brime l’homme, ne renonçant jamais à s’engager avec eux pour que leur milieu devienne un véritable milieu d’humanité. Ce qui compte pour beaucoup de religieux et de religieuses, incapables de tâches grandioses, est souvent moins la nature du métier ou de la profession que la détermination absolue de ne jamais se détacher du destin de la petite portion d’humanité où ils travaillent. Car la foi se signifie et se dit, essentiellement, moins par la nature des œuvres que par la qualité de la communion. L’Évangile n’est-il pas d’abord mystère de réconciliation et d’agapè ?

Le cœur de la solidarité chrétienne

Rude exigence, donc, que celle que son projet de foi impose au religieux. Et pourtant, si cette exigence veut aller jusqu’au bout d’elle-même, elle doit encore creuser plus profond. Car la solidarité avec l’entreprise humaine ne saurait contredire la certitude, véhiculée par l’Écriture et la Tradition, que néanmoins l’Église vit tout cela « autrement », qu’elle se différencie – à un plan fondamental – de la vision du monde. Nous l’avons fortement souligné. Autrement, à quoi bon se réclamer de Jésus-Christ ? Si, dans la pratique du croyant et l’espérance qu’elle révèle, les hommes peuvent reconnaître leur propre espoir, ils perçoivent également que, vécu par des chrétiens, cet espoir prétend aller au-delà de ce que les forces humaines peuvent attendre d’elles-mêmes (si on est réaliste) et que d’autre part il fait alors obligatoirement référence à une intervention de Dieu dans le destin du monde, et pour lui. Car la foi tient qu’au plus creux de l’entreprise humaine, avec ses projets et ses travaux, se cache l’appel à un dépassement, à une ouverture sur autre chose que les simples efforts des hommes. La résurrection a allumé une espérance dont le point d’appui est la « puissance de Dieu » intervenant dans l’histoire, non afin de faire l’économie des énergies dont dispose l’homme pour être lui-même, mais afin de les entraîner au-delà de leurs limites, dans la plénitude d’un Royaume qui coïncide avec l’authentique achèvement de « l’homme que Dieu veut ». Or cela donne une signification nouvelle à l’entreprise humaine. L’homme se découvre autre que ce que spontanément il pensait de lui-même : il se sait appelé à entrer en communion avec son Dieu.

Il y a donc, dans la vision chrétienne du destin humain, à la fois rencontre en profondeur avec l’espoir de tous les hommes droits et certitude que le dessein de Dieu sur sa « créature royale » ne s’enferme pas dans les réalisations des hommes. Communion telle que le Royaume de Dieu prend pour matériau les projets humains, mais néanmoins veut les conduire au terme mystérieux dont seul le Dieu de la croix et de la résurrection détient en définitive le secret et la puissance. C’est bien là, au point précis où ces deux aspects de la communion s’articulent, que s’inscrit le projet religieux, tel que nous le présentons. Et c’est là, nous semble-t-il, que l’acte de foi sur lequel il se fonde trouve son authentique couleur.

Révéler Jésus-Christ mort et ressuscité

En effet, alors qu’il œuvre en solidarité avec la recherche de ses contemporains, le religieux prend dans sa vie personnelle une distance à l’endroit de l’utilisation de certains de ces biens fondamentaux qu’il s’efforce de procurer aux autres hommes. Pourquoi ? Pour souligner, d’un trait fort, sa conviction de la présence d’un Dieu transcendant, « tout autre que le monde », en plein centre de la vie humaine. Mais la transcendance de ce Dieu ne s’est-elle pas révélée de façon éminente dans la résurrection de Jésus, qui est précisément l’ouverture en notre histoire de l’espace nouveau dans lequel doit déboucher le Royaume ? La grande Tradition n’a d’ailleurs jamais cessé de lire dans le projet religieux une accentuation réaliste de la relation du Royaume à la résurrection. Elle y a vu, à cause de cela, un « signe eschatologique ». De ce fait, à l’intérieur du témoignage global de l’Église, ce que le projet religieux a de particulier porte sur cette reconnaissance par la foi – non pas au-dessus des efforts humains ni même de façon juxtaposée, mais en leur cœur – d’un engagement de Dieu pour l’homme, amenant les créations de celui-ci à se dépasser dans l’accueil de ce dont la résurrection de Jésus est l’annonce et le gage.

On voit donc comment, s’il veut être logique avec son projet de vie axé sur la foi, le religieux doit donner à son action évangélique une dimension de distance critique face aux réalisations auxquelles lui-même, à sa mesure, participe du dedans. Il a en quelque sorte à témoigner surtout que le salut de l’homme, quoiqu’il passe nécessairement par les œuvres de plus en plus grandioses de celui-ci, vient pourtant d’un non-enfermement en elles. Une « autre dimension » est en lui. Et elle veut s’instaurer non pas en balayant les fruits de la créativité humaine, mais en les situant à leur vraie place, sur l’horizon du projet de Dieu.

Contestation des idoles

C’est pourquoi la fidélité du religieux à son option le conduit à une sorte de contestation en acte des faux absolus et des idoles sans cesse réincarnées sous des noms nouveaux. Alors que d’autres chrétiens peuvent avoir surtout à dénoncer les manichéismes et les fuites dans une religiosité stérile ou, en sens inverse, les ambiguïtés qui s’infiltrent dans les meilleurs succès et risquent de les détourner de leur vraie fin, sa vocation à lui semble avant tout de situer ce que les projets humains ont de plus valable dans la grande perspective de l’agapè de Dieu. Il ne dit pas que les réussites humaines sont vaines et étrangères au Royaume, comme des valeurs accidentelles dans le plan du Créateur et Seigneur de l’histoire. Ce serait pécher contre l’Évangile. Il affirme simplement que ces résultats ont encore à s’ouvrir à un au-delà d’eux-mêmes ne pouvant venir que de « celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts ». Celui, précisément, dont son existence personnelle veut proclamer la place unique et déterminante dans le destin humain. L’humanité ne peut prétendre trouver sa vraie stature et sa plénitude de vie que si elle mène son entreprise en s’ouvrant au « Dieu qui vient » et qui entend la conduire, à travers une Pâque, vers ce que la résurrection de Jésus annonce et prépare. La vie du religieux et de la religieuse rappelle cette priorité de Dieu et de son intervention.

La communauté, lieu de reconnaissance

Ceci, pour être possible, veut que la communauté religieuse, dans le moment même où elle nourrit, provoque, porte, critique l’engagement de chacun de ses membres dans les tâches humaines, se soucie également d’être un lieu de reconnaissance et d’adoration de ce Dieu agissant dans le projet de l’humanité. Tout se tient dans les éléments qui tissent la vie de chaque religieux. Cette fidélité à un arrêt gratuit d’action de grâces et de louange nous paraît essentielle, aujourd’hui surtout. Nous parlions du questionnement actuel de la foi et de la nécessité de vivre celle-ci dans un « risque de croire » où la pratique reflue sur le contenu de la confession de foi. Or, au moment même où les religieux cherchent douloureusement – et ils ne sont pas les seuls – comment vivre leur présence au monde et comment articuler le nom de Jésus-Christ de façon vraie, il leur est nécessaire, plus que jamais, de se reformuler leur identité. C’est bien celle-ci, en effet, qui essaie de trouver sa manière et son statut dans ces recherches et ces tâtonnements où succès et échecs s’entremêlent. Car il ne suffit plus de vouloir « suivre le Christ ». Il faut aussi découvrir le comment d’une fidélité qui ne soit pas intemporelle, mais prenne corps dans nos aspirations et nos questions d’hommes et de femmes que leur temps marque au plus vif d’eux-mêmes. La vérité, disions-nous, « se fait » certes à la lumière de la Parole de vérité qui vient de Dieu seul, mais néanmoins à travers les piétinements d’un quotidien où il n’est plus toujours aisé d’y voir clair. Pour qu’elle puisse malgré tout émerger, le dialogue fraternel, la confrontation avec le milieu de vie représentent des voies nécessaires. Mais comment éviter que dans la solitude de sa propre conscience – à ne pas confondre avec l’isolement – chacun se sente en définitive renvoyé « devant Dieu » pour lire là son appel ? Échanges fraternels et prière personnelle dans laquelle ils mûrissent deviennent les chemins obligés grâce auxquels, dans le risque de « croire à fond », le religieux « se trouve ».

Le point secret de l’existence religieuse

D’ailleurs, la vie de foi comporte nécessairement une dimension primordiale, irréductible à l’engagement dans le social quel qu’il soit. Bien qu’elle interdise au croyant de chercher un salut personnel en se détachant du souci de l’humanité, elle ne s’identifie pas en effet pour autant à un pur et simple dynamisme tout tourné vers l’efficacité. L’Évangile ne se réduit pas aux perspectives d’un Social Gospel. Il existe dans l’expérience chrétienne un point secret de rencontre personnelle avec le Dieu du pardon, de la miséricorde et de la fidélité qu’ont révélé les gestes et les paroles de Jésus. Et il suffit de relire les lettres de Paul pour découvrir combien cette dimension est déterminante : « il m’a aimé et s’est livré pour moi ! » (Ga 2,20). Cette certitude est en fait le foyer des énergies nouvelles que l’Esprit pousse à déployer au service de l’entreprise humaine. Car c’est dans cette rencontre avec son Seigneur, au plan où l’attachement à celui-ci ne sent pas le besoin de se justifier par ce qu’il apporterait immédiatement et directement aux projets de la collectivité humaine, donc au plan où il pourrait apparaître socialement « in-utile », que le religieux vit de façon privilégiée « l’acte de croire » autour duquel il construit son projet. Cela au milieu des dénuements, des silences, des lourdes solitudes, des questions, voire des doutes. Ce « devant Dieu » est en vérité l’âme du « pour le monde », car il est le moment d’accueil où le chrétien dit « oui » à Celui qui s’offre à lui pour renouveler le sens de sa vie et de sa vocation d’homme. Et ce moment a sa propre densité qui justifie son existence aux yeux du croyant, avant même que celui-ci fasse ce à quoi il se voit nécessairement poussé, de par accueil de la proposition du Dieu révélé en Jésus. Le Dieu de la Pâque n’est-il pas paix et pardon, et en cela même guérison de ce qui fait obstacle à la communion ?

Au sein du concert des voix d’incertitude et de soupçon qui, aujourd’hui, pénètrent jusqu’en sa propre conscience, chaque religieux est appelé par l’Esprit à donner à ce moment d’accueil une ampleur de plus en plus envahissante qui en vienne à dominer son existence. Même si le « oui » dit à Dieu se grave alors au creux d’une pauvreté de plus en plus totale elle aussi. Mais parce que, bien qu’il ne se confonde pas avec lui, le « devant Dieu » de la foi se vérifie et se nourrit dans l’engagement « pour le monde » tel que nous l’avons compris, cette nappe de gratuité théologale sera tout à la fois un don absolument premier de Dieu et une conquête du religieux. Il n’y a là ni contradiction ni cercle vicieux. Ainsi se noue – dans une unité toujours à renouveler au rythme des âges de la vie – le projet du religieux ou de la religieuse apostolique. Il n’est plus question simplement de chercher à déverser dans l’action le trop-plein d’une contemplation surplombant l’engagement dans les tâches du monde et ne pouvant que le vivifier du dehors. Encore moins de s’étourdir dans une action auto-suffisante. Il s’agit d’une osmose où l’une se nourrit de l’autre en même temps qu’elle la vivifie. La Parole venant de Dieu, toute première dans une vocation de cette sorte – et donc l’acte de foi qu’elle suscite en une rencontre personnelle de Dieu et du croyant – est aussi la semence qui germe lentement sous les sueurs, les tentations, les dénuements du religieux. S’il accepte de courir le risque de ne pas s’arrêter à mi-chemin, un jour plus ou moins éloigné viendra sans doute où celui-ci, peut-être dans le fugace instant d’une intuition aussitôt balayée par quelque souci nouveau, pourra murmurer à son Dieu : « tu ne m’as pas trompé, je ne me suis pas trompé en misant ma vie entière sur toi et ton dessein ». La vie elle-même aura été pour lui le commentaire de la Parole qui l’a fait vivre. Une Parole qui est déjà l’annonce de la mystérieuse béatitude vers laquelle il chemine, avec tous ses frères les hommes.

Une prière de pauvre

Mais pour que cette germination puisse se faire, il aura fallu que dans le secret de son silence, jour après jour, porté par la communauté de foi des frères auxquels il a lié son destin, ce religieux ne cesse de se tourner vers la part de son existence qui transcende son action. Il aura dû creuser en lui le désir de cet instant de plénitude. Probablement dans une prière de pauvreté. Notre contemplation n’a plus – même elle – la sérénité des heures de méditation de nos années de noviciat. Pour la plupart d’entre nous, elle est un cri vers Dieu : « montre-nous ta face ». Mais ne serait-ce pas une forme privilégiée de la béatitude des pauvres ? Nous devenons tous à quelque degré des chercheurs inquiets de Dieu, non certes d’un Dieu inconnu, mais d’un Dieu dont le visage néanmoins reste voilé. « Qui es-tu Seigneur ? »

Nous aurions tort de suspecter ce questionnement, comme s’il impliquait une infidélité. Il est au contraire la marque de notre attachement à l’Évangile. Il se peut que la vogue actuelle de nombreux religieux et religieuses pour les techniques orientales de méditation ou de « contemplation » masque un refus obscur de cette expérience de la pauvreté, du désir tendu vers un Dieu qui semble avare de se manifester. On oublie peut-être de se demander si le Dieu de l’Évangile est bien au diapason de ce que ces méthodes postulent. Le « devant Dieu » de la foi n’est-il pas plutôt le cri d’une vie en attente d’une évidence toujours fuyante ? Moins les délices d’une présence savourée que l’appel pauvre naissant des traces dans nos vies de Celui qui nous entraîne dans la Pâque de son Fils. « Pourquoi, Seigneur, restes-tu loin ? » dit le psalmiste (Ps 10,1) ; « nul n’a jamais vu Dieu » enchaîne Jean (Jn 1,18), nul ne l’a jamais saisi. Même pas dans la rencontre brutale d’un Saül sur sa route de Damas. La lettre aux Philippiens le dit dans une formule qu’il ne faut pas aplatir en lui ôtant son réalisme : « je poursuis ma course pour tâcher de saisir, ayant été saisi moi-même par le Christ Jésus... ; oubliant le chemin parcouru je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être et je cours vers le but » (Ph 3,13-14).

Une prière qui porte cette qualité de pauvreté et d’attente silencieuse de la manifestation de Dieu ne risque pas de se confondre avec la fuite dans la sécurité ou la quête d’un intimisme trop coupé de la préoccupation des hommes. Elle est au contraire ferment pour la recherche des voies d’une fidélité jamais satisfaite d’elle-même, toujours ouverte à l’imprévu des vouloirs de ce Dieu insaisissable. Car elle naît au cœur des efforts que fait la foi pour « se dire ». Mais elle ne le peut que si dans la partie la plus secrète de sa vie le religieux ou la religieuse garde toujours ardente la soif du Dieu vivant, ne cessant jamais de chercher quelque reflet du visage dont Jésus a annoncé la beauté. Plus le religieux se sent appelé à entrer en solidarité active avec les projets et les tâches de ses contemporains, et plus il devient nécessaire que se creuse en lui le désir de Dieu. Autrement, sa vie risque de se diviser, sa profession religieuse de ne devenir qu’une vague étiquette formaliste à laquelle l’existence quotidienne ne répond pas. Plus que son célibat ou son obéissance, cette pauvreté de sa recherche de Dieu en arrive aujourd’hui à faire de lui en pleine Église un témoin particulier de « l’absolu de Dieu ». Ici encore le cri du psalmiste devient le sien : « Dieu, toi mon Dieu, je te cherche, mon âme a soif de toi » (Ps 63 [62],2).

Conclusion

Le projet du religieux et de la religieuse, tout centré sur l’expérience de la foi, n’a donc rien d’une entreprise étrangère à la condition chrétienne normale. Il est le projet d’un homme ou d’une femme inscrits dans un milieu historique et culturel bien précis en quête de progrès et aux prises avec les problèmes sociaux ou politiques qui sont le lot de toute portion d’humanité désireuse de trouver son authenticité. Les religieux ne peuvent pas se couper de cette recherche de leurs contemporains. Ils essaient toutefois d’y participer en y plantant de façon vigoureuse ce que la foi en Jésus-Christ apporte de propre et d’unique à l’entreprise humaine. Car leur pauvreté, leur célibat, leur découverte communautaire du vouloir de Dieu, leur vie en fraternité visent, tout autant que leur collaboration au progrès ou leur engagement dans les luttes du milieu, à faire apparaître la nouveauté dont la Résurrection de Jésus est la promesse. Mais leur foi est, comme celle de leurs frères et de leurs sœurs de toutes les Églises, une fois que le Seigneur entraîne dans les rudes sentiers de l’épreuve. Eux aussi cherchent leurs mots, eux aussi se heurtent à des silences. Plus que les claironneurs d’une adhésion trop triomphaliste et trop facile au Dieu de l’Évangile proclamé « promoteur du progrès », ils sont ceux qui indiquent où trouver les signes, les indices permettant d’affirmer qu’on ne se trompe pas en risquant avec courage toute sa vie sur Jésus-Christ. Et que ce risque n’est pas étranger aux espoirs du monde.

Ce service d’une foi pauvre, humble, et pour cela capable de comprendre les interrogations et les crises de la foi des autres chrétiens, voilà le chemin que prend aujourd’hui pour beaucoup de religieux de toute espèce la « suite du Christ ». Chemin raboteux, qui n’invite plus à la poésie de quelque lieu ombragé à l’abri des tempêtes qui balaient le monde. Pourtant à l’horizon brille la lumière du Seigneur ressuscité.

Avenue Empress 96
OTTAWA U, Canada

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