Aimer l’Église
Jean-Marie Faux, s.j.
N°1974-1 • Janvier 1974
| P. 5-25 |
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Cet article reprend une conférence donnée il y a peu. Celle-ci comportait une première partie sur « le changement de la conscience de l’Église depuis le Concile », que nous omettrons pour ne pas être trop long. Très schématiquement on peut dire que, jusqu’au Concile, l’Église gardait une conscience de chrétienté dans une situation de fait qui depuis longtemps n’était plus celle de la chrétienté. En pratique elle considérait comme valeur absolument première la fidélité, souvent comprise comme immutabilité. Le Concile, par sa convocation même et par tout son travail, a égalé la conscience de l’Église à sa situation réelle et substitué au principe d’immutabilité la recherche de l’authenticité et le souci de l’engagement responsable de chaque chrétien.
La première partie de l’article essaiera de dire comment nous vivons l’Église, aujourd’hui ; elle suppose qu’on se rende compte de l’importance du changement apporté par le Concile.
I. Situation actuelle : comme vivons-nous l’Église ?
Lors d’une session tenue récemment avec un groupe nombreux de religieuses, un clivage profond apparut entre les « anciennes » et les « jeunes » à propos de l’Église (alors que, sur d’autres points essentiels, le Christ, la prière, aucune divergence sensible ne se marquait).
Pour les premières, l’Église comme « grande Église », avec sa dimension universelle, sa présence spécifique, sa densité institutionnelle, représentait quelque chose : l’attachement à l’Église faisait corps avec la foi. Ceux qui étaient ainsi attachés à l’Église de façon vivante ont perçu les changements des dernières années, avant, par, et après le Concile, avec joie et reconnaissance. À l’intérieur d’une fidélité aimante (que des contraintes, des étroitesses, rendaient quelquefois douloureuse ou menaçaient dans sa vitalité), ils ont retrouvé ou trouvé des dimensions nouvelles de vérité, de liberté, de vie, de communion, ils ont perçu notamment que le sens de l’Église s’inscrivait dans un réel sens communautaire (et non plus seulement dans une docilité collective). La vérité des cellules d’Église est découverte à l’intérieur de la docilité à l’Église.
Pour les jeunes au contraire, la formule aurait presque pu être : « Église ? connais pas. » La « grande Église » ne dit strictement rien ; ou bien elle dit quelque chose de négatif, d’« imbuvable » ; le visage folklorique de l’Église officielle, ou son visage d’oppression et de compromis avec le monde, ce qui apparaît comme la futilité ou la mesquinerie de beaucoup de ses affaires intérieures, l’empêchent de compter aux yeux des jeunes et ils ne voient pas bien ce qu’elle viendrait faire dans leur vie avec Dieu. Plus fondamentalement encore, l’idée d’appartenance à un grand corps ne dit rien (alors que le sens d’une solidarité universelle avec tous les hommes a pris beaucoup de place). Si l’on retrouve le sens de l’Église, l’amour de l’Église, c’est par une approche concrète et particulière, à partir des communautés locales. Un sens de l’Église vécu dans la vérité d’une Église particulière qui s’ouvre sur les autres et s’universalise de proche en proche, par la découverte de l’inspiration commune et, en aucune façon, par l’adoption d’une étiquette uniforme. On pense moins en termes de réforme que d’invention.
En décrivant ces deux cheminements opposés et convergents, je reste un peu dans l’idylle, j’oublie la face d’ombre. Pour beaucoup de chrétiens, l’appartenance à l’Église a été vécue dans le passé comme une contrainte, voire comme une oppression. Il faut regarder la réalité en face. Que ce soit sur le plan de la politique générale, du rapport avec la culture et la science, de la situation économique et sociale, de l’enseignement doctrinal, de l’organisation ecclésiastique, des conceptions pastorales, de la spiritualité (et je ne veux pas me donner ici la facilité de faire un réquisitoire), il y a d’innombrables occasions où la figure de compromis de l’Église s’est substituée à sa figure christologique. Se comprenant comme société parfaite en face des sociétés humaines, se sentant comme une forteresse assiégée, l’Église emploie en fait les moyens humains de l’influence, de la prudence, de la puissance pour défendre ou répandre l’Évangile. Elle cède à la triple tentation à laquelle le Seigneur a résisté au début de sa vie publique : construire son Royaume sur le déploiement de la richesse, du prestige et de la puissance qui enchaînent la liberté des hommes. Le cœur de la tentation est ce que Dostoïewsky a mis en relief dans la Légende du Grand Inquisiteur : vouloir faire le bonheur des hommes et leur salut sans eux, en les subjuguant, en les dispensant de choisir. Il faut bien reconnaître que cette tentation-là est présente au cœur de l’Église et elle n’est pas facile à déceler car elle est intimement liée au zèle apostolique et au sens des responsabilités. Il faudrait aussi ajouter qu’une bonne volonté mal éclairée, une docilité passive, les étroitesses de la formation, tous les inévitables conditionnements sociaux et psychologiques, et finalement la bêtise humaine agissent cumulativement avec le Tentateur pour défigurer souvent le visage de l’Église. Je m’en tiens aux résultats : pour beaucoup d’hommes et de femmes dans le passé, le visage de l’Église n’a pas été le reflet du visage du Christ mais une face mondaine indifférente, menaçante ou ridicule, une face de péché et d’asservissement.
Pour beaucoup, le Concile est venu trop tard. Entretemps, l’indifférence ou l’athéisme les avait saisis, ils ont « perdu la foi ». On ne peut leur donner raison, mais on ne peut s’en laver les mains.
D’autres se sont si bien coulés dans la sécurité et la docilité d’une Église de l’ordre qu’ils sont incapables d’accepter les changements inaugurés par le Concile. L’irruption dans l’Église d’un principe de liberté les trouble profondément.
D’autres enfin ont résisté à l’épreuve – soit qu’ils n’aient pas été touchés en plein et que des circonstances favorables leur aient permis de faire une expérience plus forte de la face de lumière de l’Église que de sa face d’ombre –, soit que dans l’épreuve, le Seigneur leur ait miséricordieusement donné de revêtir son image de Serviteur Souffrant, et d’opposer ainsi, pour la sauver, à la face d’imposture de l’Église, sa face de douleur. Ceux qui ont vécu cela, ont été remplis d’espérance par le Concile et tout ce qui l’a entouré. Mais la déception a suivi. On doit bien se rendre compte que pour changer des habitudes et des attitudes mentales si profondément ancrées et souvent sacralisées, il ne suffit pas des décisions d’un Concile. Même d’abord peut-être pour changer les habitudes et les attitudes de ceux qui ont fait le Concile. Il y a encore des injustices, de l’immobilisme, des compromis et des mesquineries, il y a partout une lenteur désespérante et l’Église continue à passer indifférente, comme le prêtre et le lévite de la parabole, à côté des laissés pour compte de l’histoire. Même quand la réalité change, l’image de marque ne se transforme pas tout de suite, parce qu’il y a trop de mauvais souvenirs ou que le changement est trop lent ou trop limité par rapport à l’attente. D’autre part, la réintroduction par le Concile d’un principe de liberté et de responsabilité a cette conséquence-ci : les victimes de l’arbitraire ecclésiastique ne considèrent plus comme une évidence que la soumission inconditionnelle est la seule forme possible d’obéissance chrétienne. Ils pensent qu’il faut résister, lutter, ils ne se défendent plus d’être critiques, ils ne souffrent plus en silence, ils croient que la réforme permanente de l’Église doit être l’œuvre de tous (comme le Concile a si bien affirmé que tous les chrétiens étaient responsables de l’Église). Mais rien n’est plus difficile (en même temps que plus nécessaire) à vivre chrétiennement que cette protestation de l’intérieur : il est difficile de lutter avec un cœur réconcilié. Et personne ne peut s’étonner que souvent l’amertume couve ou que l’impatience éclate. Il est difficile aussi de durer dans une participation aussi déchirée, je dirais même volontiers qu’il y faut une vocation toute spéciale, une sorte de consécration, et c’est pourquoi nul ne peut s’étonner si beaucoup, sur la pointe des pieds, s’en vont, s’ils prennent leur parti devant l’impossibilité du dialogue, s’ils s’organisent autrement, en marge, s’ils trouvent leur manière à eux d’être authentiques et de s’arranger avec Dieu et avec le Christ. Enfin et surtout, nous ne devons pas nous étonner que beaucoup de jeunes et de moins jeunes, qui découvrent le Christ, n’aient aucun intérêt pour l’Église telle qu’elle apparaît dans son visage temporel. Nous savons d’où elle vient, et nous pouvons apprécier le prix de certains changements ; mais en regard de l’attente du monde, en regard d’une rencontre toute fraîche avec l’évangile, en regard même d’un simple bon sens non habitué, ce qui reste est tellement encore aberrant.
Non, il n’est pas facile, il n’est pas simple d’aimer l’Église.
Il faut d’ailleurs, pour être juste, ajouter encore un paragraphe à la description de la situation actuelle. Ce serait trop simplifier les choses que de voir la figure de compromis de l’Église seulement dans ce qui était et dans ce qui persiste de ce qui était ; elle se reforme aussi dans ce qui devient, dans ce qui a été libéré par le Concile et naît de toutes sortes de manières dans l’Église à partir des appels et des apports de tous les horizons. L’éternelle tentation du grand Inquisiteur s’insinue à l’intérieur du mouvement de renouveau. H.U. von Balthasar a dénoncé naguère, dans son petit livre Qui est chrétien ?, les différents engouements de l’Église post-conciliaire : engouement pour la Bible, pour la liturgie, pour l’œcuménisme, pour l’ouverture au monde. On aurait pu ajouter alors : engouement pour la catéchèse. On pourrait y joindre aujourd’hui l’engouement pour l’engagement révolutionnaire. Ce qui est mis en cause, ce n’est évidemment pas la valeur et l’utilité de ces formes de renouveau dans l’Église, mais une certaine manière de mettre sa confiance dans une forme d’apostolat, d’avoir ainsi, dit Balthasar, Dieu derrière soi (comme si on savait définitivement comment on va donner son salut aux hommes) et de vouloir plier tout le monde à cette sorte d’Assimil de la vie avec Dieu. Ainsi risquons-nous de retrouver, larvée, la vieille tentation de faire le bonheur des hommes sans eux, en faisant l’économie de la dangereuse liberté. Plus profondément sans doute, la tentation menace le milieu des clercs et des religieux, quand il met en question les structures de l’Église et leur propre situation dans l’Église.
En un sens, il est normal que la contestation soit plus vive, plus radicale parmi eux, d’abord parce que, souvent, ils ont vu de plus près le péché de l’Église, ils en ont souffert plus directement, ou y ont plus immédiatement participé ; ensuite, parce que leur vie reste totalement liée à l’Église, que le sens de leur vie dépend du sens qu’ils peuvent reconnaître à l’Église. Il est non seulement normal, mais nécessaire, qu’ils soient les premiers à passer de la discipline à la responsabilité collégiale et qu’ils assument ainsi le rôle difficile de la résistance inspirée par l’amour dont j’ai parlé plus haut. Mais justement à cause de cette responsabilité, ils doivent déjouer la tentation de substituer leur propre cause, la recherche de l’indépendance, de l’influence, du privilège, à la recherche d’une Église renouvelée par la pauvreté de l’Évangile. Je n’exprime ici aucun jugement, je ne veux jeter aucune suspicion a priori sur les recherches qui se font, que ce soit dans les domaines de la politique, de l’engagement professionnel, du mariage des prêtres, des communautés nouvelles. Dans la même recherche, on trouve des hommes d’inspirations spirituelles très différentes et on ne peut disqualifier une recherche parce que certains la mènent, pour autant qu’on le perçoive, en dehors de l’Évangile. Mais pour nous-mêmes, il nous faut prendre une claire conscience que la tentation existe et qu’il est difficile d’être pauvres avec conséquence et de servir le Christ, exclusivement avec les moyens du Christ.
Un discernement est nécessaire. Il faut bien reconnaître que parfois on s’oppose aux formes anciennes ou subsistantes de l’Église pré-conciliaire sur le plan même de ses compromis et avec le même genre d’armes : on est tenté de substituer à une forme de présence au monde, une autre forme qui n’en est que la reproduction inversée. Ces tentatives ne proviennent pas du ferment évangélique dont le Concile a voulu réveiller la présence agissante au sein du monde. « Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes ». Et dans la mesure où le renouveau conciliaire s’emballe sur de nouvelles formes de présence mondaine au monde, cet emballement justifie la méfiance, la réprobation, la souffrance, l’inquiétude qu’on ressent chez beaucoup de bons chrétiens, chez certains des artisans les plus convaincus de ce renouveau, et notamment, en bien des occasions, chez le Pape. Il explique (sans les justifier) le durcissement et la peur sur lesquels d’autres se crispent.
Ce large tour d’horizon, où j’ai voulu être très sincère, nous remet devant les yeux la situation actuelle de l’Église, dans son extrême complexité. Le tableau peut paraître noir, mais il ne l’est que parce que j’ai voulu fermer d’abord les fausses issues, faire prendre conscience de la difficulté de vivre et d’aimer l’Église, difficulté poussée jusqu’à l’impossibilité, car, au sens le plus précis, c’est impossible aux hommes. Et la tentation sans cesse renaissante des chrétiens est de s’installer tant bien que mal dans du possible. Ces formes innombrables de la tentation qui renaissent comme les têtes de l’hydre, ne nous y arrêtons que pour reconnaître que nous sommes tous pécheurs. Mais des pécheurs que prévient la miséricorde divine et qui sont engagés dans une histoire d’élection et de refus, de pardon et de mission. Tous et tous ensemble. Personne ne peut être exclu. Et nous touchons l’ultime souffrance et l’ultime espérance : celle de l’unité. À l’heure actuelle, en même temps que les barrières rigides entre les confessions chrétiennes disparaissent, d’autres clivages se creusent : entre conservateurs et progressistes, entre hémisphère Nord et hémisphère Sud, entre l’Église officielle et les groupes marginaux, et les divisions se multiplient dans un émiettement à l’infini. Nous vivons tous dans nos communautés diverses les mêmes clivages, qui se transforment facilement en condamnations mutuelles. Toujours le réflexe de l’Inquisiteur, le zèle et le sens de la responsabilité et la conviction de la vérité qui débouchent sur l’intolérance. Mais il n’est pas possible non plus de s’en tirer par une pirouette en évoquant le pluralisme. Dans la dispersion actuelle, il est urgent de travailler à l’unité, de réconcilier les tendances qui s’excommunient mutuellement. Et si l’on se rend compte que l’un des clivages les plus importants est entre l’Église officielle et ce qu’on pourrait appeler l’Église marginale, la souffrance de l’unité prend une acuité extrême, parce que cela veut dire que le principe de l’unité, la forme du troupeau – les Évêques et le Pape – ne sont plus réellement centre, point de jonction, principe d’unité, mais qu’ils s’identifient en fait à une des positions opposées, à une manière d’être de l’Église. Cette affirmation est grave ; elle ne met pas en cause le sens de la fonction ministérielle et de la hiérarchie, elle ne met pas non plus directement en cause la rectitude et la valeur personnelle des intéressés, mais elle constate une situation de fait : le Pape et la plupart des évêques ne se trouvent pas, et risquent de se trouver de moins en moins en position de réconciliation.
II. Qui est l’Église que nous pouvons aimer ?
Dans tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, le terme Église est revenu souvent, et dans des sens très divers. A dessein, j’ai voulu parler comme on parle, employer le mot comme on l’emploie continuellement dans la vie courante : l’Église qui est en face de nous et celle que nous sommes, l’Église des hommes d’Église et celle du Peuple de Dieu, l’Église dans son mystère et dans ses institutions, dans sa hiérarchie et dans ses communautés, l’Église source de grâce et lieu de péché. Ce n’est pas par confusion intellectuelle que je n’ai pas distingué ces aspects, mais parce qu’ils sont toujours donnés ensemble et que l’Église est une réalité indivisible. Si nous voulons réfléchir sur l’Église, en redécouvrir le sens et l’aimer, nous ne pouvons nous permettre d’en écarter un aspect. Nous ne pouvons procéder par élimination, ne retenant que ce que nous appellerions l’essentiel. Nous ne pouvons pas dire : tant pis pour l’Église-institution, l’Église officielle, contentons-nous de vivre la communauté chrétienne et de rejoindre en profondeur un sens de l’unité spirituelle. Il serait trop facile de rejeter ces solidarités. Il est encore moins possible de fermer les yeux sur la réalité multiple et divisée des Églises concrètes pour vivre une sorte d’amour de l’Église théorique, qu’elle soit conçue comme le Corps mystique ou comme le Peuple de Dieu. Nous ne pouvons pas choisir, dans la réalité de l’Église, un aspect en rejetant les autres ; mais il est nécessaire par contre de trouver un point de vue, un angle d’approche – ou plus exactement de trouver un centre à partir duquel il soit possible d’assumer son être d’Église, de le vivre aujourd’hui, d’aimer aujourd’hui l’Église. On ne peut se demander quelle Église on aime, mais il faut savoir qui est l’Église qu’on peut aimer.
Nous savons déjà qu’elle ne s’identifie pas aux « hommes d’Église », à la hiérarchie, quelle que soit l’importance de celle-ci pour l’image concrète que les hommes se font d’elle. Elle n’est pas non plus seulement un peuple de Dieu, dans le sens d’une collectivité, d’un ensemble d’individus assemblés par un appel et une décision commune. Il y a quelque chose de plus que cela dans l’Église, sa réalité mystérieuse de Corps du Christ, dont l’Esprit Saint fait l’unité. Elle n’a pas en elle-même son unité, elle n’existe que par celui qui est la Tête du Corps. Et pourtant, on ne peut pas non plus comprendre tout simplement l’Église comme une sorte d’incarnation prolongée. Elle fait corps avec le Christ et pourtant elle est aussi en face de lui, vis-à-vis de lui comme un partenaire qui est appelé à consentir et peut se dérober. L’image du Corps du Christ exprime d’abord chez saint Paul l’unité, la communion de vie de tous ceux qui participent au même Corps et au même Sang ; elle se dédouble ensuite, en se développant d’une part dans le sens de la structure du Corps où tous les membres s’ordonnent harmonieusement à partir de la tête, d’autre part dans une autre acception du rapport Tête-Corps, qui est le face à face de l’Époux et de l’Épouse, tel que saint Paul le décrit dans le chapitre 5 de l’Épître aux Éphésiens.
L’intérêt de cette image, c’est qu’elle exprime en même temps la distinction irréductible des personnes et leur union indissoluble ; et elle oriente vers une conception exacte de cette union qui se fait sur le mode de l’opposition et de la complémentarité des sexes. L’Église n’est pas seulement un rassemblement d’hommes, elle n’est pas seulement le lieu où le mystère de Dieu pénètre l’humanité. Elle a aussi, au point de contact de la réalité divine et de la réalité humaine, une consistance, une unité, une personnalité qui n’est pas absorbée par celle de son chef. Elle n’existe que par le Christ et pourtant, elle lui fait face.
Mais comment pouvons-nous nous représenter cette consistance de l’Église ? Il faut parler en termes de foi et évoquer tout d’abord celle qui est, pour ainsi dire, l’archétype de la foi, Marie. Par son oui total, adéquat, qui accueille dans l’humanité le don du Christ, Notre-Dame apparaît comme l’image originelle de l’Église entière. Comme écrit von Balthasar : « Le oui de Marie est l’acte subjectif fondamental de l’Église dans lequel le trésor objectif de grâce de l’Église est reçu, trouve son sens et atteint son but » (Wer ist die Kirche ?). Et c’est en prolongement de la foi mariale qu’on pourra se représenter qui est l’Église comme Épouse, comme sujet en quelque sorte personnel. Elle prend corps, elle existe concrètement dans la mesure où des consciences ou des libertés accueillent par la disponibilité de la foi le don de Dieu en Jésus-Christ. Les croyants ne sont pas juxtaposés, ils entrent en communion. L’Église, en sa réalité la plus concrète, est la communion des croyants, la communion réelle des personnes dans la même foi, qui n’existe qu’en eux et pourtant les précède, qui les personnalise dans la décision de leur liberté et, en même temps, les fait participer avec tous à une fois commune, à une obéissance commune en Jésus-Christ, à une commune sainteté.
Tout, dans l’Église, est ordonné à ce but : « Les choses saintes sont pour les saints ». Tout ce qui est don de Dieu, instrument de grâce, Eucharistie, sacrements, parole, et – au service des sacrements et de la Parole – les ministères et les structures de l’Église, est dirigé vers ceux qui, par ces médiations, accueillent le don de Dieu et entrent dans la communion de la foi. Comme l’écrit Lumen Gentium (48), « la socialis compago de l’Église, l’Église comme société sacramentelle et hiérarchique, est au service de l’Esprit du Christ en vue de la croissance du corps » (c’est-à-dire de la communion des croyants).
L’organisation de l’Église ne peut pas se reployer sur elle-même et faire de sa subsistance un but, l’Église ne peut pas se comprendre comme une société particulière, ayant ses intérêts et ses droits à défendre. Elle est ouverte sur l’horizon entier de l’humanité et du cosmos, que Dieu convie à sa propre intimité. Dans la mesure où des hommes ont reçu révélation du dessein de grâce de Dieu, ils en deviennent porteurs et témoins pour tous les autres. C’est seulement parce que Pierre, dans l’humilité de son reniement et de ses larmes, peut confesser son pauvre amour, qu’il reçoit mission de paître les brebis. Sa fonction est portée par sa foi et ordonnée à la naissance et à la croissance de la foi pour les autres, pour tous les hommes jusqu’aux extrémités de la terre. L’Église est ainsi lieu de passage et de transparence pour le don de l’amour de Dieu à l’humanité et elle existe dans cet effacement.
Mais cet effacement n’est effacement devant les hommes que parce qu’il est d’abord effacement devant Dieu. Si l’Église est ordonnée à tous les hommes, elle est mesurée par le mystère de Dieu, qui est accueilli dans sa foi. Elle reçoit Dieu dans l’humanité pour mettre les hommes à la mesure de Dieu même.
Comme Notre-Dame, par sa foi, communie au mystère d’amour et d’obéissance de son Fils, ainsi l’Église est conformée et mesurée à l’obéissance d’amour de Jésus-Christ. Le centre de référence, en même temps que le principe de sa vie est le mystère du Christ mort et ressuscité pour nous. Elle accomplit sa mission, elle existe en vérité dans la mesure où elle réalise sa figure christologique (ressemblance de Jésus-Christ) – concrètement dans la mesure où les croyants se livrent à l’amour de Dieu qui fait d’eux des fils et les livre aux hommes ; alors, l’Eucharistie est célébrée en vérité, les sacrements sont efficaces, le ministère est véritablement ministère. Tout l’effort de la communion des croyants est de se conformer toujours plus à Jésus-Christ et de juger à ce critère actions et institutions.
Si à cette lumière, nous cherchons à définir le sens de l’Église ou la conscience ecclésiale et à donner un contenu à l’amour de l’Église, nous devons tout d’abord dire que cet amour est universel, ouvert à tous les hommes, enclos dans nulle frontière, et, dans un sens très vrai, on peut dire qu’aimer l’Église, c’est aimer tous les hommes, les aimer comme le Christ les a aimés. Les aimer en découvrant en eux ce visage du Fils de Dieu, que l’Esprit commence à former, les aimer jusqu’à donner pour eux sa vie, pour qu’ils soient libérés des mille formes de l’esclavage et accèdent à la pleine stature de l’homme nouveau.
Mais ce n’est pas n’importe quel amour universel. Aimer l’Église, c’est aimer de l’amour qui vient de Dieu et est révélé en Jésus-Christ, et c’est d’abord accueillir et aimer cet amour, « seul digne de foi ». C’est aimer le Christ et se laisser saisir et modeler par l’amour trinitaire et crucifié, c’est vivre l’Eucharistie. L’amour ecclésial ne se dissout pas dans un universel humain indéfini, mais accepte en plein la particularité de Jésus-Christ et se laisse mesurer par elle. C’est Jésus-Christ, Fils de Dieu fait homme qui est l’Homme et la mesure de tous les hommes. Aimer l’Église, c’est accepter que nous n’ayons pas l’initiative de chercher Dieu et d’inventer les formes de la vie avec lui, mais que Dieu ait pris l’initiative de nouer son alliance avec les hommes et que son initiative se soit incarnée et s’incarne dans une histoire particulière, qu’elle ait une visibilité. Être heureux et être responsable de cette visibilité.
L’Église apparaît alors, à travers le temps et l’espace, comme la communion de ceux qui, dans la pauvreté et le péché, essaient d’accueillir le don de Dieu et de lui porter témoignage (d’en exercer le ministère). Aimer l’Église comporte donc la solidarité avec tous ceux qui, à travers le temps et l’espace, communient à cette foi et assument ce témoignage et ce ministère. Solidarité de péché et solidarité de grâce. Solidarité dans le péché (car nous ne pouvons nous en laver les mains) avec ceux qui, dans l’Église, ont été mus davantage par l’esprit du grand Inquisiteur que par celui de Jésus-Christ et ont favorisé l’opacité de l’Église à sa figure christologique. Et solidarité avec ceux qui, dans la souffrance, ont vécu leur appartenance à l’Église comme une oppression, avec tous ceux qui ont subi l’injustice, de toute manière. Solidarité des oppresseurs et des opprimés dans un seul abîme de péché dont nul n’est sauvé que par la grâce christologique (même la première, l’immaculée, Marie) et dans un seul abîme de pardon, scellé à la Croix. Aimer l’Église, c’est accepter d’être engagé, de toute la vérité de son humanité, dans le combat de la foi, dans cet immense effort séculaire, apparemment si inefficace (et pourtant, c’est lui qui fait subsister le monde). Le combat pour laisser apparaître dans les structures et dans les œuvres, dans les communautés et dans les hommes, le visage authentique de l’Église, sa face de lumière, sa figure christologique, sans cesse dégagée de la gangue de compromis, du masque mondain qui la recouvre et la défigure. Ce combat s’identifie à l’« agonie du Christ » jusqu’à la fin du monde, selon l’intuition de Pascal.
C’est pourquoi on n’aime pas l’Église si on accepte de gaieté de cœur la division, si on perd la souffrance de l’unité. On n’aime pas l’Église lorsqu’on excommunie dans son cœur ceux qui ne pensent pas comme nous et que l’on juge sévèrement les personnes. Mais on n’aime pas non plus l’Église si l’on se résigne à ses compromis et qu’on ne s’engage pas dans le combat de la foi pour sa fidélité à l’Évangile. On ne l’aime pas (et on n’aime pas vraiment les hommes) si on veut la réformer à partir des idées « mondaines » ou qu’on emploie pour lutter contre ses abus les méthodes mêmes qui les ont procurés. Le seul amour possible et nécessaire de l’Église se tient fermement au centre de la communion de foi dans la conformité à l’obéissance de Jésus-Christ, là où il est principe et achèvement de notre foi, lui qui, tout Fils qu’il était, apprit, de ce qu’il souffrit, l’obéissance, et après avoir été rendu parfait (par la Résurrection) est ainsi devenu pour tous ceux qui lui obéissent, principe de salut éternel (He 5,8-9). A partir de ce centre (à la fois lumière qui discerne et force d’amour qui suscite), il est possible de découvrir un peu comment cet amour efficace de l’Église peut prendre corps aujourd’hui.
III. Comment pouvons-nous aujourd’hui aimer l’Église ?
Cette conscience ecclésiale n’a rien de commun avec ce qu’on pourrait appeler la mentalité ecclésiastique. J’entends sous ce terme toute manière de comprendre et de vivre l’Église comme une société fermée ayant ses droits et ses intérêts propres. Parce qu’elle existe effectivement dans le monde comme une société singulière, il est inévitable qu’elle ait ses droits et ses intérêts, et qu’elle soit toujours tentée de se replier sur eux. Elle ne peut renier sa singularité, la différence qui marque les chrétiens. Mais cette différence « œuvre pour se supprimer » (Manaranche). Il est de la nature de l’Église de livrer passage : à Dieu vers les hommes, aux hommes vers Dieu. Tout ce qui la renferme dans des barrières de protection la nie. S’il y a un appel urgent aujourd’hui, s’il y a un message contenu dans les changements des dernières années, dans l’indifférence des jeunes à l’Église, c’est bien cette nécessité pour elle de renoncer à tout égoïsme de corps. Il y a réellement, me semble-t-il, un appel à mourir à toutes sortes de cadres et de structures, d’habitudes mentales et de formes de prestige, de moyens d’action et de procédures, de sécurités et d’habiletés en lesquels se cristallise à notre insu la tentation permanente de faire de l’œuvre de Dieu notre œuvre et de le servir avec les moyens du monde. Dans la mise en question qui secoue jusqu’aux racines l’Église d’aujourd’hui, il y a à la fois la nécessité et la chance de laisser s’écrouler les dernières murailles de Jéricho. De grâce, ne nous précipitons pas pour les soutenir, ne nous épuisons pas à les relever. Beaucoup de formes de la vie ecclésiale tombent d’elles-mêmes en désuétude ; « pourquoi s’immobiliser dans une interprétation pessimiste, angoissée, voire polémique de l’événement ? » (Schutz). Il ne faut pas détruire pour détruire, surtout si l’on tombe dans le même esprit de système, répondant par exemple au cléricalisme par du laïcalisme, à l’Église de l’ordre par une Église de la révolution, etc. Mais nous devons être très conscients qu’une bonne part de ce qu’on a longtemps défendu comme essentiel est seulement forme transitoire, et peut-être inauthentique de la présence de l’Église au monde, surcharge à l’Évangile, compromis. En un sens, notre position est facile et privilégiée : des choses auxquelles nous tenions nous sont enlevées par les secousses de notre temps et il n’y a qu’à ouvrir les mains. Accepter de mourir. Si nous voulons un critère de discernement de ce qui peut et doit mourir, c’est tout ce qui ferme et enferme, divise, réduit l’Église à notre œuvre propre et à notre dessein particulier. Je dirai plus loin que nous avons aussi présentement le devoir de choisir, c’est-à-dire de fixer notre agir dans des décisions particulières. Mais l’écueil précis, c’est d’absolutiser nos choix, d’ absolutiser les formes et d’y tenir tellement pour elles-mêmes qu’elles cessent d’être expressives de la grâce qui devrait se donner en elles. Le chrétien, à l’image de son Seigneur, est désarmé, il ne peut pas enserrer, posséder et en quelque sorte, administrer le mystère de la gratuité divine qui lui est confié pour qu’il en soit témoin. Et il ne peut pas davantage posséder et organiser les libertés humaines auxquelles s’adresse la Parole de libération. Bienheureuse impuissance, qu’il nous est sans doute bénéfique de ressentir particulièrement aujourd’hui. La conscience de ce nécessaire dépouillement, sans nous crisper dans la mauvaise conscience et la peur, sans nous pousser à la destruction et à la déstructuration pour elles-mêmes, devrait nous établir dans une grande paix vis-à-vis de ce qui se passe dans l’Église. Car l’important n’est pas de maintenir des formes ni d’en construire de nouvelles, l’important est de tenir à Jésus-Christ.
On arrive ainsi à un critère positif et à une tâche spécifique. On comprendra mieux qu’être d’Église, c’est avant tout entrer dans la ressemblance de Jésus-Christ. C’est rencontrer Jésus-Christ, s’éveiller à « la fête que le Ressuscité vient animer au plus intime de l’homme » (Schutz) et entrer ainsi à sa suite sur le chemin qui conduit au don de la vie pour les frères. Ceci peut paraître banal et général, mais c’est extrêmement précis et, avec un peu d’attention à nous-mêmes, il nous est facile de discerner ce qui est le mouvement du Christ. Notre époque pourrait être celle d’une redécouverte de Jésus-Christ, dans sa densité humaine et dans sa profondeur divine. Peut-être pourrions-nous réapprendre à parler de Jésus-Christ, à en parler par notre parole et par notre vie, par notre amour ? Peut-être pourrions-nous apprendre et inventer, aujourd’hui, quelque chose de nouveau, répondant à la prévision de Jésus : « Vous ferez de plus grandes œuvres que moi » (Jn 14,12). On s’étonne parfois, voire on se scandalise qu’après deux millénaires de christianisme le monde ne soit pas davantage changé. Et à cause de cela, on est tenté de parler de l’inefficacité du message et des méthodes évangéliques. Mais ne doit-on pas parler plutôt d’infidélité de l’Église au message et aux méthodes évangéliques ? Si l’Évangile n’a pas plus transfiguré le monde (et il y aurait évidemment à discuter sur cette proposition), n’est-ce pas parce que les chrétiens ne se sont pas assez livrés à sa virulence ? Parce que la figure de compromis de l’Église l’a trop souvent emporté sur sa figure christologique ? Nous serions alors à l’aube de l’Évangile. Nous commencerions à peine à le vivre et à le faire exister au milieu du monde.
Aucun critère empirique ne peut trancher entre ces deux interprétations de l’histoire. Mais la foi nous dit ceci : ce n’est que dans la mesure où l’Église s’égalera à sa figure christologique, dans la mesure où les chrétiens entreront avec Notre-Dame dans la ressemblance de Jésus-Christ que l’Évangile changera le monde. D’ailleurs une efficacité visible et mesurable n’est pas promise. Nous ne savons pas les voies de la grâce, mais nous savons avec exactitude quelle voie, unique, étroite, nous avons à suivre pour être transparents à la grâce. Nous devons avoir le courage de choisir Jésus-Christ et sa ressemblance. « Cherchez premièrement le royaume et sa justice ». Hors de ce chemin, il n’y a pas de salut.
Mais pour choisir délibérément Jésus-Christ, il faut comprendre qu’il est l’Homme et la mesure et la lumière de toute humanité, si loin de lui qu’elle paraisse. Ou plutôt, on ne le comprend qu’en le choisissant (c’est-à-dire en acceptant de tout voir à partir de lui) ; mais le choisir comporte ce regard ; il a toute l’extension de ce nouveau regard sur l’homme et son projet. Beaucoup de chrétiens rougissent de Jésus-Christ parce qu’il leur paraît superflu, facultatif, un maître à côté d’autres, une détermination accidentelle de l’histoire. Ils ne voient pas qu’il récapitule l’homme tout entier, qu’il porte et apporte le sens de la vie et de la mort. Le défi porté à l’Église aujourd’hui, me paraît être fondamentalement celui-là : va-t-elle croire vraiment, avec conséquence, que Jésus-Christ est le sauveur du monde, et qu’il l’est par la croix ?
La première tâche des chrétiens est donc de redécouvrir Jésus-Christ et de se laisser modeler à sa ressemblance, jusqu’à montrer son visage pour les hommes de ce temps. Cela, chacun a à le faire. Chacun à sa place et tous ensemble. Mais ce n’est pas une invention collective, ce ne peut être l’objet d’un plan élaboré en commission pastorale ou d’un décret promulgué par une Congrégation romaine. Le lieu de cette création est le plus profond de chaque liberté chrétienne, le niveau de la foi et de l’amour. Il faut infatigablement revenir soi-même et ramener ceux qu’on peut aider à cette « vie intérieure ». Nous sommes toujours tentés de nous « échapper » dans l’œuvre. En réalité, chaque chrétien est appelé à vivre authentiquement de Jésus-Christ dans la mesure où il l’a rencontré et où il a commencé à lui ressembler. Et cette authenticité prendra corps dans une manière d’être, des choix particuliers, une mission. Nul n’est sauveur, sinon Jésus-Christ, et nul n’est à lui seul porteur de la solution, du moyen de salut pour le monde. Mais la totalité du don de Dieu est mystérieusement contenue dans le plus petit acte d’une vie obscure, si elle est vraiment donnée, dans le plus petit (jamais petit) acte d’amour. Chacun est responsable de faire de sa vie une œuvre d’amour, de la laisser saisir par Jésus-Christ. Et chaque chrétien est responsable par là de toute l’Église. L’Église vit de cette authenticité.
Ce que je dis ici ne dispense pas de la recherche, du travail, de l’initiative, du combat éventuellement, pour ce projet particulier dans lequel nous avons vu que notre fidélité devait prendre corps. Mais il importe que tout cela prenne naissance dans le discernement d’une vocation. Nous ne nous appelons pas nous-mêmes. Nous ne tirons pas l’Église de notre propre fond. Ce qui est sensible dans les grands appels qui ont traversé le monde ces dernières années, dans le message de Jean XXIII, dans le rayonnement de Taizé, c’est qu’ils sortent d’une profondeur inaccessible aux explications rationnelles ; ils viennent d’ailleurs. « L’Esprit, on ne sait d’où il vient, ni où il va ». On peut retourner la question dans tous les sens, on est ramené à ce centre. Et ce qui est vrai, au niveau de missions explicitement universelles et connues de tous, nous le constatons aussi au niveau des petites choses qui naissent autour de nous, dans les personnes et les communautés, nous l’expérimentons en nous-mêmes. A partir de l’authenticité dans la recherche de l’unique nécessaire, à travers des cheminements et des attentes parfois longs et obscurs, le choix particulier mûrit comme un fruit donné d’ailleurs, un fruit de la Vie plus grande que notre vie. Et la même loi vaut pour les diverses cellules d’Église qui sont suscitées aujourd’hui un peu partout : celles qui demeurent et sont fécondes s’enracinent à ce niveau des libertés, par un véritable discernement communautaire.
Il ne faudrait pas prendre ce que je dis ici dans un sens puriste, qui nous conduirait à disqualifier, dans l’Église et en nous-mêmes, tout ce qui ne répondrait pas de façon éclatante à cette description. Je décris un sens, le sens d’un cheminement, d’un « dégagement ». Nous frayons notre chemin comme nous pouvons, en commençant par nous accepter nous-mêmes et par accepter, comme elle est, la réalité dans laquelle nous vivons. Il est également important de ne pas bâtir dans le rêve et de ne pas transiger sur l’objectif. « Chercher le Royaume ». Il est entendu d’avance que c’est impossible (comme pour un chameau de passer par le trou de l’aiguille). Alors pourquoi nous étonner que ce soit difficile ?
Mais une autre tentation va nous éprouver encore. Dans la mesure où nous sommes retournés au centre et où nous avons compris que l’unique nécessaire était l’amour livré de Jésus-Christ, comment ne serions-nous pas brûlés du désir de faire partager cette conviction à l’Église entière ? Et – chacun à sa place – dans la mesure où notre choix particulier porte en réalité tout l’amour de Dieu, comment ne désirerions-nous pas le faire reconnaître et gagner beaucoup d’autres à la même option ? Ici s’insinue la tentation de convaincre, de forcer les libertés. On se trouve devant une limite : la liberté des autres, parfois la mauvaise volonté, souvent l’incompréhension, souvent aussi le zèle vrai, aussi sincère que le nôtre. Et, si évidente que nous apparaisse leur erreur, si douloureusement blessés que nous en soyons, nous ne pouvons rien y faire. Ce qu’ils ne feraient pas librement serait de l’imposture, du sous-humain, certainement pas l’engagement de la foi et de l’amour. Il ne suffit pas de se résigner à cette limite avec mauvaise humeur, comme devant un mal nécessaire. La liberté des autres mérite de la part du chrétien un respect et un amour qui procèdent directement de ce qui est, de toute éternité, le « sentiment » de Dieu pour les hommes et qui a conduit Jésus-Christ à se vider de soi-même, comme le dit l’hymne de Ph 2. Dans la rencontre de ces libertés, nous allons jusqu’au bout de la suite de Jésus-Christ qui s’est rendu vulnérable aux hommes jusqu’au risque de la croix. Du Serviteur qui est d’abord le Serviteur livré (Is 42) mais ne peut pas ne pas devenir par conséquent le Serviteur souffrant, livré à la mort (Is 52,13 - 53,14). Dans la suite conséquente de Jésus-Christ, il y a un moment, des moments, où il faut choisir entre brandir le glaive et tendre les mains à ceux qui vous arrêtent, s’entre-tuer et mourir. Quand on a choisi Jésus-Christ, il y a un moment (bien des moments) où nous avons besoin de toutes nos forces pour ne choisir que lui et accepter de mourir.
Beaucoup plus profondément, c’est en ce sens-là que l’Église doit mourir : par l’acte de foi et d’espérance absolue de chaque chrétien, acceptant de suivre Jésus jusqu’à la livraison de soi. L’espérance de l’Église implique le renoncement aux moyens de puissance et aux habiletés humaines jusque dans son effort de réforme et d’unité. C’est une souffrance, une pauvreté radicale, mais aussi une grande liberté. Car l’avenir de l’Église est entre les mains de Dieu et il ne nous est demandé rien d’autre que de tenir notre place dans la fidélité au Christ.
Alors Dieu peut faire son œuvre, et la vigne de l’Église porter du fruit. Je voudrais terminer sur cette parole d’espérance. La loi de la fécondité chrétienne, de la fécondité pour le Royaume, est qu’elle passe par la gratuité de Dieu. Sur le plan de la technique, il y a une correspondance immédiate entre l’acte et son résultat. C’est déjà différent quand la vie intervient. Tu plantes une graine et avant qu’elle ne soit arbre, elle passe par bien des aléas (cf. la parabole du grain qui pousse toujours). Comme dit la chanson : « Pour faire un homme, mon Dieu, que c’est long ! » Sur le plan de la grâce, il y a, entre ce que nous faisons pour le Royaume et ce qui advient, toute la réalité mystérieuse de la liberté de Dieu et des libertés humaines. Et c’est pourquoi le critère de nos actes n’est pas l’efficacité (aucune efficacité n’est mesurable en ce domaine), mais leur vérité interne mesurée à la ressemblance du Christ. Le fruit qui est donné est toujours incommensurable, parce qu’il est toujours don de Dieu, fruit de sa vie en nous et non notre fruit. Et ceci met au cœur de la vie chrétienne à la fois une kénose, le vide de nous-mêmes et une plénitude, toute la plénitude de Dieu. La loi de la fécondité pour le Royaume est la loi du surcroît, de la gratuité et de la surprise.
Pour aimer l’Église d’aujourd’hui, il nous faut entrer délibérément, audacieusement, dans cette pauvreté et cette gratuité. Il y a assez de signes, négatifs et positifs, qui nous appellent à cette vérité de toujours. Mais le signe central et unique est le signe de Jonas, le Christ lui-même mort et ressuscité pour nous et en qui seul nous devons être sauvés.
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