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Rencontre monastique en Amérique latine

Bernard de Géradon, o.s.b.

N°1973-5 Septembre 1973

| P. 292-297 |

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Les monastères ne sont pas les lieux fermés que la légende imagine. En même temps qu’ils étaient fidèles à leurs heures de prière et de solitude, ils ont toujours été attentifs aux problèmes de leur époque. Entre eux cependant, ils ne s’ouvraient guère, sinon dans les limites des Congrégations qu’ils formaient. Ils étaient jaloux de leur autonomie. Pris depuis peu dans le tourbillon du temps, ils se sont mis à multiplier les contacts, en créant des commissions régionales, nationales, internationales, concernant les problèmes de liturgie, de travail, de vie communautaire qui leur sont propres.

Ce mouvement a trouvé particulièrement son expression dans le Tiers Monde. Beaucoup de fondations y avaient été faites au cours du XXe siècle par des monastères variés. Ceux-ci gardaient sur elles une mainmise d’autant plus gênante qu’elle se réclamait du principe de l’obéissance. Tantôt par des initiatives spontanées, tantôt avec le soutien d’un organisme qui porte le nom d’Aide à l’Implantation Monastique (A.I.M.), – mis en place à Paris par le Congrès des Abbés et le Primat de l’Ordre en 1964, – les monastères lointains se sont tournés les uns vers les autres pour examiner leurs questions communes. Tout en gardant leurs liens avec leurs maisons-mères, ils ont sagement estimé qu’ils étaient plus qualifiés que leurs fondateurs pour trouver les solutions adéquates.

C’est ainsi que, patronnées par l’A.I.M., se sont tenues des assises monastiques de dimension continentale, auxquelles ont pris part les Trappistes aussi bien que les Bénédictins. La première de celles-ci s’est déroulée à Bouaké, en Côte-d’Ivoire, en 1964, et groupait des délégués de la plupart des monastères d’Afrique. En 1968, c’est l’Asie monastique qui réunissait à Bangkok des représentants de l’Inde, de la Corée, du Cambodge, du Vietnam. L’Amérique latine a voulu faire la même intéressante expérience et y a réussi, à Rio de Janeiro, du 22 au 30 juillet 1972.

L’Abbaye bénédictine de Rio a été fondée à la fin du XVIe siècle, ainsi que celles de Salvador-de-Bahia, d’Olinda et de São Paolo, avec lesquelles elle forme la Congrégation brésilienne. C’est dans ses murs vénérables, campés sur l’océan, que la session s’est tenue ; ou plutôt à l’ombre de ses murs, car les réunions avaient lieu dans les agréables locaux modernes de l’École abbatiale. L’Abbé de Rio fut un hôte parfait, poussant l’amabilité jusqu’à offrir à ses sessionnaires deux tournées en autocars, une aux abords de l’admirable baie de Rio, une autre à cent kilomètres à l’intérieur de la campagne montagneuse.

La petite centaine de participants comprenait, autour de l’Abbé Primat de l’Ordre bénédictin, Dom Rembert Weakland, et d’une grosse majorité de Brésiliens, – provenant des quatre Abbayes anciennes et de vingt monastères récents, – une trentaine de moines et moniales venant du Mexique, du Guatemala, de la Colombie, de l’Uruguay, de l’Argentine, du Chili et du Pérou. Le Père Abbé de Floris, président de l’A.I.M., s’y trouvait également, ainsi que les Présidents de la Conférence des Religieux d’Amérique latine et du Brésil. Il y avait à peu près autant de religieuses que de religieux.

Cette rencontre, si fraternelle et enjouée qu’elle ait été, n’a pas esquivé les problèmes. Au contraire, elle les a abordés de front, avec franchise et courage. Et cela lui donna son intérêt. Le meneur de la session – Dom Basile Penido, abbé d’Olinda, Président de la Congrégation brésilienne, – eut le mérite d’inscrire au programme les thèmes controversés et de veiller à ce que les débats restent centrés sur eux. Jusqu’à quel point le monachisme doit-il se laisser toucher par les requêtes du monde ambiant ? Le moins possible, ou le plus possible ? Depuis la fin du Concile, cette question énervait tous les milieux monastiques, qui se reprochaient mutuellement de s’ouvrir trop ou trop peu. Aucun ne prétendait fermer les yeux sur l’évolution qui s’opérait dans la société et dans l’Église, mais on se demandait quelle part les moines devaient y prendre. Ou plutôt, chaque monastère s’étonnait que son choix ne fût pas celui des autres. C’est donc à une explication d’ensemble qu’on était convié, avec l’espoir de rapprocher les vues.

« La vie monastique aujourd’hui, en Amérique latine » : tel était l’énoncé officiel du thème proposé. Après une introduction du Père Abbé Primat qui décrivit « Le monachisme dans le monde d’aujourd’hui » en insistant sur son indispensable adaptation, il y eut un bon exposé d’un Père chilien sur « Le contexte historique du monachisme latino-américain ». Il faut savoir que la moitié du continent, celle qui releva de l’Espagne, a ignoré le monachisme jusqu’à notre siècle, et que les fondations récentes y ont été faites par les U.S.A. ou des Abbayes européennes, surtout de France, d’Espagne, d’Allemagne, d’Italie, d’Angleterre et de Belgique. Même au Brésil, les monastères trois fois séculaires ne se maintinrent en vie que par l’apport de moines belges, puis allemands. Très européen, de 1900 à 1950, et aussi divers qu’en Europe, le monachisme latino-américain prit son identité propre aux alentours du Concile, sous la poussée des profès autochtones et grâce au dynamisme de quelques moines lucides venus récemment des maisons fondatrices. Sauf de rares îlots conservateurs, on est donc en pleine recherche et en pleine mutation.

Que cherche-t-on ? Quels changements opérer ? Pour aider les esprits à voir clair, on eut recours à un laïc, le Dr de Almeida, qui disserta de façon pénétrante sur « La prise de conscience de la situation politico-sociale de l’Amérique latine ». Car le nœud du problème est là. L’éveil du continent tout entier est flagrant, sur le plan politique, social et culturel, plus encore que sur le plan économique. S’il veut y participer, le monachisme doit en discerner les requêtes maîtresses. Or le Congrès a décidé de n’y pas bouder, estimant que « la conversion évangélique des moines ne se limite pas à la sphère individuelle des consciences ».

C’est à propos de la pauvreté et du travail que les congressistes se posèrent leurs premières questions pratiques. Loin d’en négliger les aspects théologiques et philosophiques, traités par deux rapporteurs de qualité, – les Pères Abbés de Niño Dios en Argentine, et de Salvador-de-Bahia au Brésil –, on convint que les monastères devaient trouver le moyen de mettre davantage leurs ressources au service des pauvres et des opprimés. À chacun d’y pourvoir. Et on décida aussi que le travail, en dehors ou dans le cadre des bâtiments claustraux, devait être proposé aux moines et aux moniales comme une occasion d’exercer dès le noviciat leurs talents, leurs responsabilités et leur disponibilité, au même titre que tout homme ou femme. Ceci réclame que l’on soit doté d’une compétence technique. Pour que le travail garde sa note monastique, il respectera le primat de l’office divin et de la lecture et il sera mené dans la joie et la paix, moins sous l’empire de préoccupations économiques que pour répondre aux besoins de la nature humaine, aux indications de l’Évangile et aux injonctions de la règle bénédictine. Lieux communs, évidents pour la plupart, moins bien perçus par d’autres que séduit encore la gratuité de la contemplation pure ; mais lieux autour desquels, dans les petits groupes d’échanges qui se constituèrent, on put se dire les uns aux autres ce qu’on faisait, ce qu’on avait l’intention de faire, et ce qu’on voulait éviter. Ce fut une lumière très utile pour beaucoup.

Une autre journée fut consacrée au thème de la liturgie et de l’oraison. Le souci traditionnel d’assurer de belles et solides célébrations garantissait le profit spirituel des moines eux-mêmes et de la classe cultivée. Comment atteindre davantage les couches simples et pauvres ? Par un effort résolu qui substituerait la langue véhiculaire au latin, par une simplification des cérémonies, par une participation aux recherches de pastorale liturgique des diocèses et des pays. Les spécialistes en liturgie des monastères, aidés par les membres jeunes des communautés, développeraient avec bon goût leurs essais de créativité en ces matières révélatrices. L’oraison privée des moines, consciente des besoins urgents de l’Église et de la société, aurait à les prendre davantage en charge, rejoignant ainsi, sans perdre l’essentiel de sa visée, le climat du travail et de la réflexion. La « prière de Jésus », fruit de la tradition monastique orientale, fut prônée comme moyen aisé et efficace d’allier l’oraison à toutes les démarches de la vie quotidienne.

Dans les communautés anciennes et nouvelles, il y a des novices, des profès triennaux, de jeunes moines et moniales. On en voyait avec joie plusieurs au Congrès. Mais la pénurie des vocations est aux portes, et elle n’est certes pas due au nombre excessif des maisons. On s’est interrogé à ce sujet durant un jour, on a questionné les jeunes qui étaient présents, et on a, en fin de compte, résumé ses conclusions dans la résolution suivante : « Que, dans nos communautés, soit entretenue constamment une ambiance de joie, d’amitié sincère, d’accueil et de paix. Que soit favorisée une prière animée par la libre inspiration de l’Esprit, dans une sage souplesse rituelle. Que soient cherchées les formes adéquates de participation et de coresponsabilité, de dialogue entre les mentalités différentes. Que soient créés des groupes dynamiques de réflexion et d’étude, et que soit développé un climat propice aux idéaux évangéliques de prière, de saine attention portée au corps et à l’équilibre psychique, et d’amour de la justice, dont rendront témoignage notre propre effort de justice, notre dénonciation prophétique des iniquités sociales, et notre amour effectif de tous les hommes, spécialement des pauvres. »

Le dernier thème des débats était « la vie en communauté ». Il donna lieu à un brillant exposé introductif du P. Lorenzo Ferrer, prieur de Usme en Colombie, et à des confrontations très intéressantes entre différentes expériences. La plus concrète et la plus encourageante des réalisations fut celle que décrivit le P. Abbé d’Olinda, du Nord-Este brésilien, exposant la vie de sa propre communauté, composée d’une trentaine de moines, jeunes en majorité. Des réunions plénières, préparées d’avance, se tiennent deux fois par semaine ; la liberté d’expression y est complète pour tous, même pour les novices ; on y traite des questions de travail, de vie commune, de prière, et on débouche parfois, avec respect et charité, sur les attitudes individuelles. Des réunions de groupes restreints se consacrent aussi, pendant une session de deux ou trois jours, à l’étude de points particuliers, mais on veille à ce que la marche de la communauté reste le fait de tous, et soit marquée par un esprit d’amitié qui aide à régler les problèmes affectifs. D’autres interventions soulignèrent l’importance des rencontres qui réclament, en plus de la franchise et de la charité dans le dialogue, une certaine connaissance des techniques de la psychologie moderne. On proposa aussi les homélies partagées, les lectures commentées en petits groupes, les célébrations pénitentielles, la constitution des « décanies » – ou équipes institutionnelles d’une dizaine, centrées sur la réflexion ou le travail– dans les communautés nombreuses, l’organisation de fêtes familiales à l’occasion des anniversaires individuels, qui revêtent une importance particulière en Amérique du Sud, les relations personnelles en dehors de la communauté, qui favorisent la maturité à condition qu’elles soient entendues sainement.

L’autorité joue un grand rôle dans la vie commune. Elle peut tout gâcher, quand elle se fait despotique ou fantaisiste. Elle peut promouvoir le progrès, quand elle se met au service de chacun, en acceptant ses propres limites, en écoutant les avis judicieux, en se tenant dans la patience et la persévérance, dans l’ouverture et la fermeté.

Les communications faites au cours de la rencontre et les débats qu’elles ont suscités n’ont pas eu le caractère révolutionnaire que certains attendaient. L’Amérique latine n’est pas uniquement un continent de putschs, de colonels et de guérilleros. Mais c’est une terre d’angoisse et de courage. Le monachisme veut en prendre le ton, en sortant de ses derniers réduits de sécurité et en humant l’air du large, qui est celui des pauvres et des petits. La Prieure d’un monastère rural a raconté la petite aventure que voici, qui est presque symbolique. Une nuit, elle entendit du bruit dans le jardin sous sa fenêtre et voulut en avoir le cœur net. Elle se trouva face à un voleur qui emportait une cargaison de draps de lit, et l’interpella : « Monsieur le voleur, que faites-vous là ? Nous avons besoin de ces draps ». « Comment ? répliqua-t-il, vous m’appelez : Monsieur le voleur ? C’est la première fois qu’on m’appelle Monsieur. Voici vos draps. Et je dirai à mes confrères de ne plus vous inquiéter ». L’année suivante, il lui fit don de dix paires de draps... sans préciser leur provenance. – C’est en reconnaissant aux pauvres leur dignité, en allant à leur rencontre qu’on les atteindra et les touchera. Il ne s’agit pas de les récupérer pour l’ordre établi, mais pour l’esprit de charité et de paix dont le monachisme doit être le témoin au nom de l’évangile.

Faut-il se commettre plus largement dans le mouvement de revendications sociales qui se fait jour du Nord au Sud du continent, à des degrés variés ? Si tous les congressistes étaient d’accord pour éviter une quelconque compromission avec l’injustice et pour en dénoncer les flagrantes manifestations, on n’alla pas jusqu’à préconiser un engagement effectif dans la lutte politique. Quelques Supérieurs et quelques moines le font, par conviction, à titre personnel. Leur option est respectée par la plupart, admirée par certains, critiquée par d’autres. Le pluralisme peut aller jusque là. Mais l’essentiel de l’effort monastique réside dans la fidélité à la prière et le témoignage des valeurs évangéliques. Son action doit être surtout spirituelle et morale. Si les communautés, petites et grandes, donnent l’exemple de la simplicité de vie, de la charité, de l’accueil, elles traceront une voie chrétienne d’avenir.

Wavreumont
B-4970 STAVELOT, Belgique

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