Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vie contemplative et mission

Jean-Marc Ela

N°1973-2 Mars 1973

| P. 75-78 |

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L’Église s’est présentée en Afrique comme une société, avec des œuvres florissantes et des institutions puissantes. Elle a absorbé son personnel dans la gestion et l’administration de ces œuvres ; l’évangélisation en profondeur en a souffert. Dans certains pays, après un siècle de présence chrétienne, il manque un laïcat adulte et conscient de ses responsabilités. Pourtant l’Église se dépensait en œuvres charitables. Elle avait pratiquement deux passions dominantes : instruire et soigner les Africains, distribuer les Sacrements aux « tribus » qui étaient passées de la religion des Ancêtres à la religion des « Blancs ». À l’heure actuelle, beaucoup de gens sont baptisés. Mais ont-ils la foi en Jésus-Christ ? On ose à peine se poser cette question. Or elle impose une nécessaire révision de vie. Car il est urgent d’instituer ou d’instaurer une pastorale en état de mission qui suppose à long terme le renoncement à une politique donnant le primat aux institutions, aux œuvres, aux moyens de puissance fondés sur la richesse temporelle. Nous sommes poussés aujourd’hui à évangéliser l’Afrique non d’abord par les œuvres, mais avec les « pauvres et impuissants moyens de Jésus-Christ ».

Il faut d’abord revenir ici à ce que j’appelle vivre volontairement dans la gêne à cause de Jésus-Christ. Tel est le sens de la pauvreté missionnaire, qui n’est pas affaire de casuistique ou de Droit Canon, mais l’expérience totale de l’Évangile « sans bourse ni besace ». Il ne s’agit pas là d’une utopie mais d’une forme de dépouillement radical, allant jusqu’au renoncement suprême aux sécurités institutionnelles. Il me semble que la Mission ne peut éviter aujourd’hui la folie de la Croix. Cette folie confond les puissants moyens des Églises de chrétienté ; elle dénonce la prétention de toute forme de puissance comme moyen d’apostolat. « De riche qu’il était, Il s’est fait pauvre, afin de nous enrichir par Sa pauvreté... ». La pauvreté est le trésor caché de l’Évangile ; elle est la voie crucifiante de l’Église en mission. Il nous faut réapprendre à parler le langage de la Croix, pour amener les hommes à Jésus-Christ. La pauvreté est l’un de ces signes auxquels on reconnaît les disciples. Elle fait justement partie des « moyens pauvres de la Mission », car elle parle le langage direct et abrupt du Christ crucifié. La Mission est devenue plus difficile parce que plus exigeante. Elle se réalise par la parole et le témoignage. Tels ont été les seuls moyens de l’Église primitive. Saint Paul ne connaissait pas autre chose que le Mystère inépuisable du Christ ; l’annonce de ce Mystère dans une prédication qui fût une démonstration de la puissance de l’Esprit était sa tâche unique ; elle était pour lui question de vie ou de mort. Aujourd’hui nous avons sans doute besoin de reprendre au sérieux la Parole de Dieu, et de voir en elle une puissance de salut qui se déploie à travers l’existence signifiante du missionnaire. En un sens, la vie missionnaire est le mystère pascal en acte. C’est toute la vie qui doit parler le Christ, c’est-à-dire être pour les hommes une question décisive qui les arrache à leur indifférence. Par le fait même, la contemplation du Mystère du Christ devient le moyen par excellence de la Mission.

Car ce qui parle aux hommes, c’est une vie remplie de la plénitude de Dieu. Seul celui qui a profondément assimilé la Parole divine est apte à porter Dieu aux hommes. Toute sa vie devient une parabole du Royaume. En d’autres termes, ce qui manque à la Mission, c’est une expérience de contemplation qui fasse du missionnaire lui-même le Royaume déjà là, au cœur du quotidien. Précisément, par le rayonnement de sa foi, l’homme qui se livre à la contemplation en plein quartier du monde devient une sorte d’appel irrésistible. Il n’a pas besoin d’œuvres pour attirer les hommes à Dieu ; il lui suffit d’être une christophanie : « son existence même est un appel... ». Ainsi les foyers de contemplation apportent à l’Église le sens des moyens pauvres de la mission. Car ils assurent un type de présence prophétique qui rappelle sans cesse qu’être missionnaire, c’est devenir un signe du Christ et une profession du monde à venir. L’Église est le sacrement du salut, a dit le Concile [1]. S’engager dans l’activité missionnaire, c’est planter le signe du Christ Sauveur au cœur du monde. C’est l’existence consacrée qui porte l’interpellation de Dieu aux hommes ; les œuvres caritatives peuvent être le moyen par lequel celle-ci est perçue, mais elles sont incapables de suppléer au manque de la consécration qui doit en être l’âme. En présence d’une vie centrée sur Dieu, unique raison d’être, il faut que le monde ambiant prenne conscience du « POUR DIEU » de l’humanité, par le Christ, dans l’Esprit Saint. La contemplation doit apparaître à tout homme comme une réalité et une exigence décisives de l’existence, un « possible » de la vocation de l’homme. Car tout homme est un « pour Dieu ». Or la vie religieuse, dit Ad Gentes [2], fait comprendre la nature profonde de la vocation chrétienne ; vivant comme « signes » les communautés religieuses ont valeur de témoignage, de miroir et d’exemple entraînant pour le peuple chrétien. Elles rappellent la dimension transcendante de l’homme. « La vie de l’homme, disait saint Irénée, c’est la vision de Dieu ». Dès lors, pour révéler à l’homme toutes ses dimensions, la mission doit aussi parler aujourd’hui le langage de la contemplation. Celle-ci est le terme final de l’existence chrétienne. Ceux qui sont maintenant engagés dans cette voie sont un chemin de l’homme vers Dieu. Ils attestent que l’homme s’accomplit dans l’expérience radicale de l’Évangile des Béatitudes sans lequel il n’y a pas de transfiguration du monde [3].

Pour passer donc d’une pastorale d’institution à une pastorale de présence prophétique, la mission doit s’affranchir des institutions à but temporel, pour s’accomplir comme signe de l’envoi de Jésus-Christ, c’est-à-dire présence de l’événement de salut au milieu des hommes. Par cette mutation radicale, l’Église locale accède à sa vraie maturité. L’Église existe dans une nation lorsqu’elle est signe du Christ dans toutes les manifestations de sa vie. Or, il n’y a pas d’Église sans laïcat. Promouvoir un laïcat adulte, c’est enraciner l’Église dans l’expérience du Peuple de Dieu. Mais il n’y a pas de vie chrétienne adulte sans contemplation. A la rencontre panafricaine et malgache d’Accra, Mgr Zoa définissait naguère le laïc comme un contemplatif. C’est là un signe des temps et le début d’une nouvelle conscience de la tâche de l’Église en Afrique. Le Concile lui-même utilise le vocabulaire de la « contemplation » pour caractériser la vraie nature de l’Église et indiquer le but de toute son action [4]. La contemplation est l’œuvre, l’action, la réaction vitale de l’Église tout entière à la révélation divine [5].

Ce qu’il convient de méditer aujourd’hui, c’est que la vie du Peuple de Dieu en Afrique Noire doit acquérir sa maturité dans tous les domaines de l’existence chrétienne. Nous devons révéler à nos gens toutes les formes d’expression de la foi, et leur montrer tous les aspects du Mystère du Christ. Le Concile nous engage à enraciner nos communautés chrétiennes dans la vie contemplative. Celle-ci relève du développement complet de la présence de l’Église. Cette dimension est d’autant plus capitale que l’Église doit exploiter les virtualités contemplatives de l’âme africaine. Toute forme de présence missionnaire qui, en Afrique, se voue à la contemplation contribue à l’épiphanie de la catholicité. Nous allons vers la contemplativité. Les communautés religieuses apparaissent de plus en plus comme des fontaines de jouvence où vient se refaire l’homme malade de son activisme. Elles s’offrent comme une sorte d’auberge du Bon Samaritain, où l’homme reçoit, au contact de la prière contemplative des vies consacrées, le choc qui l’éveille à un appel de Dieu. Toutes ces communautés sont aussi un signe de la plénitude de la vie chrétienne. Elles ont ainsi droit de cité au cœur de nos villes et de nos villages. Elles indiquent un chemin de la vocation chrétienne de nos Églises ; par leur prière, elles contribuent à l’apostolat. Mais leur existence même est une forme et un moyen d’apostolat.

Il me semble que la Mission de demain devra se tourner vers ces formes d’existence. Je ne vois pas l’activité missionnaire s’organiser à long terme autour des institutions et des œuvres. De plus en plus, ces institutions et ces œuvres seront assurées par le laïcat et la cité séculière. Seul restera le témoignage spécifique d’une vie axée sur le Christ et rayonnant la foi par la force provocatrice de l’existence évangélique. L’avenir de la Mission se trouve dans de petites communautés rayonnantes, solides, où l’appareil institutionnel sera réduit au minimum indispensable, communautés simples et dispersées dans les points de tension du monde, ne craignant pas de prendre ces options exigeantes et douloureuses qu’implique l’intelligence renouvelée de la vocation missionnaire. À travers ces communautés, le Seigneur ne tarderait pas à se faire voir. Sans doute s’agit-il ici d’un rêve, et non d’une prophétie. Mais dans les recherches actuelles de nouveaux styles de vie, Dieu est déjà à l’œuvre, conduisant son Église au renouvellement de la vie missionnaire. Quel sera la visage futur de la Mission ? Le mystère de « demain » appartient au Christ, seul Maître du temps et de l’histoire. Ce qui nous importe aujourd’hui, c’est de ne pas manquer d’audace ni de confiance en l’Esprit Créateur.

Mission Catholique
TOKOUMBÉRÉ B.P.
74 Maroua, Cameroun

[1Cf. l’étude de P. Smulders dans L’Église de Vatican II, Paris, 1965, p. 313-338. Voir aussi Y. Congar, Cette Église que j’aime, coll. « Foi Vivante », Paris, 1968, p. 41-63.

[2Ad Gentes, 18, § 3.

[3Lumen gentium, 31, § 2.

[4Sacrosanctum Concilium, 2.

[5Dei Verbum, 8, § 2 ; cf. le numéro précédent sur la place indispensable, mais subordonnée, des institutions.

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