Un événement dans la vie religieuse
Marie-Bernadette Mailleux
N°1973-1 • Janvier 1973
| P. 35-40 |
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Du 23 au 25 octobre, s’est tenue, à Rome, l’assemblée plénière de la Congrégation pour les religieux et les instituts séculiers. Cette assemblée avait été préparée, avec les religieux eux-mêmes, en deux étapes :
- en juin de cette année, consultation écrite des conférences nationales des supérieurs et supérieures majeurs ;
- du 16 au 19 octobre, rencontre, à Rome, des président(e)s et secrétaires des conférences nationales avec des représentants de la Congrégation des religieux.
La presse a qualifié cette rencontre de « deuxième congrès mondial des conférences nationales des supérieurs et supérieures majeurs des instituts religieux ». En fait – l’a-t-on assez remarqué ? – c’était la première fois dans l’histoire de l’Église, que les religieuses étaient invitées au même titre que les religieux.
Pendant 3 jours, 167 religieux et religieuses, représentant 70 pays, ainsi que 16 supérieurs généraux et supérieures générales de Rome ont rencontré des membres de la Congrégation des religieux.
Le programme de cette rencontre était celui de l’assemblée plénière elle-même :
- Unité et pluralisme dans la vie religieuse aujourd’hui :
- Relations des Unions Nationales avec la Congrégation des religieux et avec les Conférences épiscopales.
Comme membres de la Congrégation des religieux citons le cardinal Antoniutti, Préfet – mais qui fut souvent absent en raison d’autres obligations – Mgr Mayer, secrétaire qui, en fait, assuma la présidence. Citons aussi la présence fréquente et dynamique du cardinal Landazuri, archevêque de Lima [1].
Les langues officielles de la rencontre étaient l’anglais, l’espagnol, le français, langues pour lesquelles la traduction simultanée était assurée d’une manière remarquable par des religieuses spécialisées.
Aujourd’hui, je veux seulement :
- vous parler brièvement de ce qui m’a paru le rapport le plus important, à la fois parce qu’il concernait la prière et parce qu’il se basait strictement sur les réponses des Unions nationales à la consultation dont j’ai parlé plus haut ;
- vous livrer quelques impressions personnelles, dont j’assume seule la responsabilité.
a) À propos de la prière, citons quelques passages du rapport lui-même :
« Au cours des deux dernières années, on a constaté chez les religieux, un peu partout dans le monde, un intérêt très vif et renouvelé pour la prière. Cet intérêt peut être considéré comme plus fort qu’il n’a sans doute jamais été dans les siècles précédents... »
Le rapporteur, le P. Molinari s.j., assistant religieux de l’Union internationale des supérieures générales, a relevé « parmi les manifestations de cette préoccupation vitale » le partage spirituel, le mouvement des maisons de prière (surtout accentué dans les régions anglophones), la prière personnelle. Au sujet de celle-ci il dit entre autres : « On rencontre partout, aujourd’hui, chez les religieux, une grande soif d’un contact personnel et intime avec le Seigneur ». Il constate un « notable développement de l’éducation scripturaire et théologique, surtout chez les religieuses ».
Sans passer sous silence les difficultés inhérentes à notre époque (difficulté de trouver des formes de prière riches de sens pour tous les membres des communautés de plus en plus pluralistes ; surcharge des engagements apostoliques de nombreux religieux ; difficulté d’arriver à une discipline intérieure personnelle qui doit remplacer les structures extérieures du passé ; difficulté de compréhension entre générations différentes...), le conférencier conclut : « Dieu parle aujourd’hui aux religieux, hommes et femmes, comme II l’a fait hier. La réponse libre et généreuse de tant de personnes est un des aspects les plus positifs du renouvellement de la vie religieuse dans l’Église de nos jours ».
b) Impressions personnelles
Ce qui m’a frappée surtout, c’est le climat de fraternité, de compréhension profonde qui, dès le premier moment, a régné entre nous tous, religieux et religieuses venus de partout dans le monde. À travers la diversité des langues, nous parlions le même langage en ce qui concerne la vie religieuse : dans les assemblées générales, les réunions informelles, les rencontres imprévues, les carrefours surtout. Partout le même engagement radical, non dans cette vie toute faite, rigoureusement définie et structurée d’avant le Concile, mais dans l’évolution actuelle si inconfortable, dans cette croissance de vie évangélique qui se cherche, au prix de difficultés, de tensions, de souffrances. Les religieux présents, engagés dans cette recherche quotidienne, y voient Dieu dans son œuvre de purification.
Cette unanimité des religieux n’a pas été sans créer, au début, une difficulté de dialogue avec les membres de la Congrégation des religieux. Les interlocuteurs parlaient, me semble-t-il, un langage différent. Les membres de la Congrégation des religieux, influencés par leurs relations avec des religieux individuels et des congrégations en difficulté, marqués nettement aussi par le Droit Canon, se référaient à la conception d’un « état de perfection ». Ainsi, pendant quelque temps, les deux groupes (Congrégation des religieux, délégués des conférences nationales) ont monologué sans se rejoindre en une recherche commune. Nous nous en désolions, quand une évolution inattendue s’est produite.
Un des rapports, qui étudiait les tensions résultant des changements, avait proposé des modifications radicales de structures. Les religieux s’y opposèrent à l’unanimité. Le rapporteur des carrefours souligna cette unanimité d’une manière aussi simple qu’efficace : par la signification des chiffres. « 12 carrefours, dit-il, ont étudié la question ; ces 12 carrefours ont dit « non ». » Le président, Mgr Mayer, interrogea alors les religieux présents : « Puisque vous ne voulez pas de cette solution, quels moyens proposez-vous ? » De toutes les parties de la salle jaillirent des réponses, et chacun écouta, avec émotion, ce que d’autres avaient fait pour sauvegarder, dans une sage pluriformité, cette unité dont Jésus a fait l’objet de sa prière : « Père, qu’ils soient un... afin que le monde croie que Tu m’as envoyé » (Jn 17,21).
Ce même jour, un religieux, président d’une conférence nationale, exprima la pauvreté des religieux de son pays : pauvreté de foi, pauvreté de vocations,... pauvreté aux yeux du monde... Sa parole, écoutée dans un silence impressionnant, fut ensuite applaudie avec chaleur. Chacun lui disait ainsi : « C’est cela que, nous aussi, nous vivons chez nous. C’est dans cette voie de pauvreté, dans cette situation de pécheurs – et non dans un climat de vie religieuse triomphaliste, qui cherche des « critères de succès » – que nous voyons poindre la Lumière. » Ce furent là des moments de grâce : chacun y perçut, me semble-t-il, un appel à parler ensemble le seul langage vrai, celui du pauvre, du pécheur qui, parce qu’il est pauvre, peut adhérer à la personne du Christ, dans son mystère de mort et de résurrection. C’est là que réside notre unité profonde.
Ce qu’on a essayé de dire aussi, et à plusieurs reprises, c’est qu’il ne faut pas être trop pressé de voir la moisson. Qui pourrait, dès aujourd’hui, dans tout ce qui naît autour de nous, distinguer avec certitude le bon grain de l’ivraie ?
Le 18 octobre, le Pape nous accorda une audience privée, dans la salle du Consistoire.
Se référant à Evangelica Testificatio, qui a livré « ses soucis et ses espérances », Paul VI déclara qu’il se contenterait, en l’occurrence, de raviver chez ses auditeurs l’esprit religieux : « Les religieux ont choisi de vivre la consécration baptismale dans le radicalisme de l’Évangile : qu’ils soient conséquents avec eux-mêmes, de manière à être en permanence les signes vivants de la transcendance du Royaume de Dieu.... Le monde ne comprendra pas toujours, mais « il faut tenir bon ! »... Que serait la vie religieuse, sans cet héroïsme vécu ?... Un tel amour de Dieu ne saurait éloigner les religieux du souci missionnaire : l’annonce de l’Évangile est au cœur de la vocation religieuse. »
Le Pape ajouta : « Il faut aimer l’Église !... Il faut avoir le souci de rejoindre en vérité ce monde, nouveau à tant d’égards, non pour se confondre avec lui, mais pour l’accepter, le comprendre, l’aimer jusqu’à lui annoncer Jésus-Christ. »
Et il conclut en ces termes : « Avec Marie, tournez-vous vers le Seigneur. Nous vivons avec vous en communion de prière et d’espérance : que le Seigneur conserve la vie religieuse dans son Église ! Et nous, de grand cœur, nous vous bénissons. » Les religieux applaudirent ces paroles, que Paul VI prononça avec la conviction ardente qui le caractérise, et en insistant sur les expressions soulignées ici.
Le 19 octobre, dernier jour de rencontre, le dialogue porta surtout sur les relations des Unions nationales avec la Congrégation des religieux et avec les Conférences épiscopales.
- De part et d’autre on exprima la volonté d’améliorer la qualité du dialogue.
- Explication fut donnée concernant la « commission des 16 » – groupe de 8 supérieurs généraux et 8 supérieures générales de Rome – qui rencontre, chaque mois, des membres de la Congrégation des religieux.
- On souligna publiquement le beau travail de l’Union internationale des supérieures générales, l’ampleur de ses vues, le courage de ses prises de position, son souci de toutes les religieuses du monde.
- De nombreux participants (donc pas uniquement des religieuses) parlèrent de la situation des contemplatives. Alors que les moines sont toujours compris dans les « religieux », il n’en va pas de même pour les moniales, considérées comme un monde à part, pour lequel beaucoup de décisions, généralisées à tous les ordres, sont prises du dehors et de loin. Ne pourraient-elles, elles aussi, être appelées à une vraie participation ?
- Un appel pressant fut adressé, non seulement à la Congrégation des religieux, mais aussià tous les participants, en faveur des prêtres, religieux, et surtout des religieuses du Tiers-Monde – en particulier de l’Afrique : leur formation, entre autres, pose pour eux une question de vie ou de mort. Il est aussi des régions dans lesquelles, sans aide extérieure, les religieuses ne pourront s’organiser ni mettre sur pied un secrétariat national valable.
- Un merci profond fut adressé à Mgr Mayer qui, par son attitude d’ouverture, avait permis la progression du dialogue. Ce merci s’adressa largement à la Congrégation des religieux, qui nous avait accueillis si cordialement à cette rencontre – dont on a aussi souhaité le renouvellement.
Pourquoi alors terminer par un regret ? C’est qu’il est trop légitime : je ne puis le passer sous silence.
À mesure que le temps s’écoulait, les religieuses se rendirent compte que, malgré des démarches faites en haut lieu depuis longtemps, aucune d’entre elles ne participerait à l’assemblée plénière de la Congrégation des religieux, et donc que ce serait en leur absence, dans un milieu exclusivement masculin, que se poursuivrait le dialogue au sujet de leur vie [2]. Pourtant, le 18 octobre, elles étaient parmi ceux que le Pape se dit heureux et ému de recevoir en tant que « responsables de l’orientation et de l’authenticité de la vie religieuse aujourd’hui ». Il leur fallut toute leur foi en l’Église pour accepter cette discrimination.
Je crois devoir citer in extenso l’intervention – très applaudie – d’une religieuse libanaise à la dernière séance :
« Nous sommes à la dernière séance de cette rencontre, unique dans son genre, et première en date dans l’histoire de l’Église. Aucun de nous n’a été indifférent à ce climat de simplicité et de vérité, dans lequel nous avons esquissé un dialogue encore timide, mais réel.
Nous nous réjouissons de constater que l’Église accepte, aujourd’hui, de nous mêler, religieuses et religieux, à la recherche des orientations fondamentales que prend la vie religieuse qui nous concerne, nous, en tout premier lieu.
Nous, religieuses spécialement, nous sommes peut-être plus sensibles à ce pas, fait sur la voie du dialogue et de l’égalité. Nous avons cependant l’impression que ce sont là des concessions qui nous sont faites grâce à l’esprit large et compréhensif de ceux qui les concèdent. Nous ressentons cela souvent dans nos relations avec la hiérarchie.
Notre requête à la Congrégation des religieux est celle-ci :
Qu’elle insiste pour que soit mis en pratique ce que l’Église ne cesse d’affirmer depuis le Concile : la reconnaissance de ce signe des temps qu’est la promotion de la femme.
Que l’affirmation d’une telle réalité puisse orienter les religieuses dans leur requête, et la hiérarchie, dans sa réaction.
Nos motifs sont les suivants :
- C’est justice. Et c’est bien le moment de l’affirmer, alors que nous avons été invités par le Synode à réfléchir au problème de la justice dans le monde et dans notre vie.
- Toute vraie collaboration commence à partir de l’élaboration d’un projet, et non seulement au niveau de l’exécution.
- C’est là une condition d’unité et d’efficacité dans l’action.
- Cette circonstance nous semble un moment très opportun pour adresser une telle demande à notre Église, dans la conscience, encore une fois, du grand pas réalisé par la réunion qui se termine. »
Oui, nous avons vécu de grandes heures... mais ce n’est qu’un commencement : un long chemin reste à parcourir. Nous l’envisageons dans l’espérance.
Rue Vergote 40
B - 1200 BRUXELLES. Belgique
[1] Nos interlocuteurs étaient, certes, de haute qualité, mais nous aurions été heureux de connaître aussi d’autres membres de la Congrégation des religieux : sur plus de 25, trois c’est peu.
[2] La Congrégation des religieux compte 19 cardinaux, 7 évêques et 3 supérieurs généraux : le préposé général de la Compagnie de Jésus, le supérieur général des Cisterciens et le recteur majeur des Salésiens. Des religieuses y travaillent, mais elles sont situées à un niveau qui ne leur permet pas la participation à l’assemblée générale.