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La maturation de la sexualité dans le célibat (suite)

Albert Chapelle, s.j.

N°1973-1 Janvier 1973

| P. 5-27 |

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II. Deuxième type de rencontre : la jeune femme partenaire de vie

Nous sommes constamment affrontés à des jeunes pour qui la fondation d’un foyer ne va pas de soi. Ce fait n’est pas assez réfléchi. Un jeune homme (ou une jeune fille) ne songe à fonder un foyer que s’il a vécu et intégré le premier type de relation [1] dans un sens déterminé. Quelqu’un qui s’est livré à l’affectif et à l’imaginaire érotique, qui y trouve son content sans voir qu’il y a là invitation à l’attention à l’autre et à une certaine gratuité, n’aura aucune raison de désirer fonder un foyer.

D’autre part, nous avons trop souvent l’habitude dans le monde des religieux de juger, d’apprécier les rencontres que nous pouvons faire, uniquement en fonction de ce que nous avons dit du premier type de relation, comme s’il s’agissait toujours d’un éveil amoureux. Mais il est un autre type de rencontres (normales sans être indispensables) qui engage une catégorie anthropologique différente, une tout autre gamme de sentiments, de relations à l’autre, et qui implique aussi d’autres critères de vérité et de prière.

A. Spécificité

La fondation d’un foyer implique que l’on aime l’autre pas seulement pour soi, mais pour lui, que l’on passe de l’imaginaire au réel, à la raison. L’homme, en fondant un foyer, entend donner un sens à sa vie : il lie passion et raison.

On peut aimer une jeune fille d’une façon très vive, mais qui ne touche l’être qu’au niveau du sentiment, de l’imagination [2]. Cet amour ne s’exprime pas dans l’espace et dans le temps, dans la durée, dans le fait de vivre ensemble dans la même maison, de partager la même table, mais il a lieu dans l’instant de rencontres passagères et successives. Il ne se traduit pas stablement dans les faits, n’a socialement guère d’impact et n’engage pas la vie. On le vit en fonction de son propre passé, de ce qu’on est.

Quand au contraire il s’agit de se fiancer, d’épouser quelqu’un, c’est d’abord et avant tout l’avenir qui est concerné.

Nous parlions, à propos de la rencontre amoureuse, de l’alternance d’apaisement et de trouble. Ce trouble et cette paix sont une réalité adolescente qui, dans l’homme qui entend se fiancer, est toujours réelle, mais est plus profondément vécue, dans un sentiment d’« exaltation », d’épanouissement viril. Rien de fébrile nécessairement. Simplement, l’homme découvre une dimension nouvelle d’existence, il est comme élevé au-dessus de soi. Ses capacités lui sont révélées par l’autre.

La relation à l’autre n’est pas la même que dans le premier type de rencontre. Il ne s’agit plus d’une relation d’identification à l’autre (par projection) où l’on trouve le complément idéal de soi, mais d’une relation réelle, d’une relation objectale [3].

L’autre est extérieur à moi-même, et cette extériorité-là implique que l’amour ne soit pas ramené à moi. La référence à autrui est sortie de soi, souvent accompagnée d’une régression importante et parfois décisive de l’auto-érotisme, éventuellement de la masturbation. Il y a passage de la fin de l’adolescence, où l’on est amoureux en fonction de soi, à l’âge adulte que préoccupe la réaction de l’autre. Cette attention à l’autre rend réceptif à ce qu’il peut apporter et elle se marque dans différents domaines.

  1. La confidence : faire uneconfidence est autre chose que faire confiance ou même livrer un secret. La confidence se caractérise moins par son contenu que par ce qu’elle vise : créer une relation d’élection. L’autre est l’élu privilégié.
  2. La rencontre : larencontre dans le réel des choses implique que l’on soit ensemble en un même lieu un certain temps. Consacrer un certain temps qui, de soi, se prolonge, à être ensemble au même endroit devient extrêmement important.
  3. L’aide : dans le premier type de rencontre, il y a comme un égoïsme larvé où l’on songe moins au besoin de l’autre, qu’à s’appuyer sur lui. Ici au contraire, on veille à pouvoiraider l’autre. Une maturation s’est opérée, surtout si elle implique une certaine réciprocité : il ne s’agit pas d’aider sans accepterd’être aidé. On entre dans le réel des choses..., ce qui est l’amorce d’un lien de conjugalité.
  4. Le langage des corps : par la logique et le dynamisme le plus sain, le plus juste de ce type de rencontre, l’autre doit m’apparaître, puisqu’il survient dans ma vie, comme quelqu’un de neuf qui m’apporte du neuf. Je désire dès lors le découvrir dans ce qu’il a de plus irréductible à moi, en son corps. Et, dans cette découverte de l’autre, progressivement, peut se nouer un lien conjugal.

B. Critères

Le jeune homme qui commence à aimer au point de pouvoir envisager de se fiancer modère l’impatience du désir par respect de l’autre. Mais ce respect le comble, parce qu’en respectant l’autre, il se découvre réceptif de l’autre et libéré de soi. Il accepte de passer alors par un moment d’humiliation. S’il a déjà aimé dans la gratuité et l’attention à l’autre, il découvre maintenant ce que cela signifie d’être aimé : recevoir quelque chose de neuf, de plus grand que lui. Le respect et l’humilité : ce double renoncement est caractéristique des fiançailles authentiques. Il implique dans la vie d’un jeune homme et d’une jeune fille qui pensent à contracter mariage et qui se fiancent, tout un ensemble de comportements de fidélité et d’abnégation extraordinairement exigeants : ceux-ci constituent dans le monde d’aujourd’hui comme un miracle ambulant. Mais leur vocation chrétienne n’est pas la vocation au célibat.

Être religieux, ce n’est pas renoncer à des relations inauthentiques, mais renoncer à des rencontres qui conduisent à des fiançailles épanouissantes et profondément humaines. Il importe donc de ne pas user de critères qui sont ceux des fiançailles chrétiennes authentiques, pour guider l’action et orienter le comportement de quelqu’un qui se veut fidèle à son engagement dans le célibat.

Les critères du célibat consacré sont le respect absolu et le respect qui appauvrit. Le respect absolu, c’est le respect de l’autre au-delà de lui-même. Le respect qui appauvrit, c’est renoncer à découvrir grâce à l’autre de nouvelles dimensions de soi-même.

Il est nécessaire de considérer ici une double objection :

  1. Un respect qui appauvrit (dans le sens d’une pauvreté réelle, où je suis effectivement privé de l’apport de l’autre) ne risque-t-il pas de me faire retomber dans le quant-à-moi de l’égoïsme archaïque ? C’est une tentation sans aucun doute. Sans plus.
  2. Ne va-t-il pas tarir ma capacité d’aimer ? La seule réponse à donner est de renvoyer à la réalité de la vie : à la réalité de la vocation au célibat. S’il n’est pas effectivement découvert que le renoncement, en conjoignant à Dieu, est ici créateur et que la mortification dans le Christ est principe de résurrection, il n’y a pas expérience vraie du célibat pour le Royaume. Le renoncement, par sa radicalité, si lent que puisse être le processus par lequel se nourrit la capacité d’aimer, donne la vie.

La vraie difficulté peut donc se formuler comme suit. Il faut unifier deux choses : une certaine fidélité, qui implique que l’homme se situe à l’intérieur d’un ensemble rationnel qui le dépasse (objectif), et, au niveau affectif, un déchirement constitué par le fait qu’on s’attache nécessairement à l’autre dont on reçoit. Dans la relation de ce type, un dynamisme se trouve éveillé chez l’un et chez l’autre. On crée en l’autre, par le fait que l’on reçoit de lui, une énergie nouvelle qui donne de donner. Il y a ainsi un éveil de l’affectivité, de la sexualité de l’autre, qui, peu à peu, d’une manière inconsciente et, si on n’y prend garde, méconnue de celui qui reçoit, prend de plus en plus d’ampleur. Ainsi de part et d’autre deux dynamismes s’affirment peu à peu sans être reconnus, deux dynamismes affectifs qui poussent à la confidence, à la rencontre, à l’aide réciproque et à la découverte du langage des corps.

Or ces dynamismes-là étant nourris de la relation, et non reconnus comme tels, à un moment donné apparaissent brusquement. Pour ceux qui le vivent, cela apparaît imprévisible et prend du même coup image de gratuité. Et on peut trop aisément l’interpréter en termes de gratuité spirituelle.

Pas si vite. Il y a là un processus psychologique tout à fait normal. N’ayant jamais usé que du critère de la gratuité et de l’attention à l’autre, quand éclate brusquement dans l’un comme dans l’autre un lien affectif noué « incognito », on dit « c’était imprévisible ». Non, en aucune manière. C’était imprévisible pour ceux qui ne se voyaient qu’à travers l’image de jeunes adolescents (ou d’adolescents âgés) qui tombent amoureux l’un de l’autre, sans se rendre compte que se nouait une relation de fiançailles et de conjugalité. Ce qui se passait en fait allait beaucoup plus profond, plus loin que ce dont ils avaient conscience. Au moment où le dynamisme de la vie se manifeste, cela apparaît à chacun comme une surprise, comme une gratuité « providentielle ». C’est peut-être providentiel ; mais cela n’a, en tout cas, rien d’une surprise pour qui peut d’une manière objective et simple voir quel dynamisme affectif et sexuel joue en ce type de rencontre.

Explicitons le double critère du célibat religieux : un respect absolu et un respect qui appauvrit.

1) La différence constitutive entre les fiançailles et les relations d’un religieux avec une jeune femme pourrait s’exprimer comme suit. Dans les fiançailles le respect de l’autre est d’abord déterminé par l’autre. Dans le célibat, le respect de l’autre et de moi-même est déterminé d’au-delà de ce qu’il est et de ce que je suis par la fidélité de Dieu. Oui ou non, dispose-t-on de sa vie, de son avenir, de son temps ? Le respect accordé à l’autre prend alors une coloration tout à fait différente. D’un côté, les désirs de l’autre deviennent déterminants de ce que je ferai : les fiançailles sont normales. Dans le célibat, le désir de l’autre et le respect qu’il implique apparaissent sans commune mesure immédiate. Le respect de l’autre, ce n’est pas d’abord l’attention à son désir et à son vouloir, mais le respect de ce qu’il est en profondeur, le respect de ce que je suis, abstraction faite de ce que l’autre pense de moi et de ce que je désire, moi. Il y a en effet une dimension d’engagement dans laquelle celui qui a voué le célibat ne peut moralement disposer de la vie qui est la sienne et de la vie qui s’offre à lui dans l’autre.

C’est dans une circonstance comme celle-là qu’on mesure combien il est inhumain, meurtrier, mauvais et immoral, de « choisir le célibat », au sens où l’on ferait choix du célibat à partir de sa propre initiative. Si c’est à partir de moi-même (même si j’imagine que c’est pour Dieu) que je l’ai choisi, en une telle circonstance je ne respecterai pas l’autre qui s’offre à moi. (Je n’ai pas de moi-même le droit de faire objection au désir de l’autre s’il y a possibilité effective de nouer un lieu qui soit celui du bonheur). Mais si je réponds à un appel d’au-delà de moi, je dois faire à l’autre la confiance qu’il m’aime comme je suis et donc qu’il y a en lui ce respect de ce que je suis. Ce respect implique le respect de la vocation qui m’est en profondeur confiée par Dieu. Si un Autre le veut, ce vouloir qui est plus grand que moi est à respecter par l’autre.

2) Le second critère est celui du respect qui appauvrit, au sens du vœu de pauvreté et de la béatitude des pauvres. Surmonter l’humiliation d’être aimé et de se recevoir de l’autre est constitutif de toute l’expérience chrétienne. Dans le célibat, il est demandé de surcroît que cette humiliation soit surmontée pour rien.

Il importe de ne pas minimiser, dans le langage que nous nous tenons à nous-même, le sens réel de cette pauvreté. Peut-être est-il besoin d’insister parce que nous sommes toujours tentés, pour faciliter les choses, de ne pas assez nous le redire les uns aux autres. La richesse, au sens beau et profond du terme, l’apport de la rencontre d’une partenaire de vie est évidemment considérable. Le renoncement est réel et difficile.

Dans le célibat on ne renonce pas à rater un mariage, on ne renonce pas à la fornication ou à l’adultère, on renonce en principe à un mariage chrétien réussi. C’est donc à la valeur la plus belle et la plus épanouissante des fiançailles et de la fondation d’un foyer qu’il est effectivement renoncé. Il ne faut pas imaginer qu’il s’agit là d’une expérience où il suffirait de renoncer à l’exercice de la génitalité pour tout de même recevoir l’essentiel de la relation homme-femme. Non. Il y a là une richesse à laquelle celui qui ne contracte pas mariage n’a pas accès, car il y a renoncé. Il convient d’avoir conscience de cette pauvreté quand on parle avec un couple chrétien ; son expérience n’est pas celle du célibat. Et inversement, cette pauvreté qui est la nôtre comme religieux est une pauvreté de béatitude. Elle signifie que sans la rencontre et l’apport intimes de l’autre, nous est donnée la référence à ce qu’il y a de délicatesse et de plénitude en l’autre. Il faut tout de même souligner la réalité de cette privation ; elle est marquée avec force par l’image de l’« eunuchisme » (Mt 19,12).

C’est dans ce type de relation que se découvre, souvent de façon décisive dans l’évolution d’une vocation au célibat, peut-être moins le conflit des fidélités [4] que le débat des « passivités ». Où se creuse la plus grande réceptivité ? Où se trouve la plus grande passion, la plus grande passivité, la pente profonde du cœur ? Quelle volonté est déterminante de la mienne ? Là se trouve le point. Est-ce l’autre qui détermine ma vie ou est-ce le Seigneur [5] ?

Cela peut paraître arbitraire d’opposer ainsi les choses. En fait, cette opposition est réelle dans le moment crucial d’un choix. Il est vrai que, dans un mariage épanoui ou dans un célibat qui a mûri, la relation à l’autre et la relation au Seigneur se symbolisent réciproquement. Cependant, à l’heure cruciale du choix, il faut qu’apparaisse au religieux si la réceptivité immédiate à l’autre et la réceptivité au Seigneur s’identifient, ou si elles s’opposent. Non pas que le Seigneur soit opposé à l’autre, puisque l’autre est lui-même l’image du Seigneur. Mais l’option de liberté est expérimentée en cet instant comme un choix entre deux vouloirs antagonistes. Il est vrai qu’au-delà de ce choix, il est à espérer (et donc avec certitude) la réconciliation entre le vouloir de l’autre, le vouloir du Seigneur et le mien ; mais quand s’opère le choix du renoncement, même si l’autre y consent à cause du Seigneur, à ce moment la volonté du Seigneur apparaît « en tiers ». Ce n’est certes pas le dernier mot de la maturation affective et spirituelle ; mais soyons concrets, au moment du choix, du oui ou du non, la volonté du Seigneur qui « impose » le renoncement apparaît comme un non dit à l’autre.

À ce moment-là, il ne faut pas se le cacher, c’est la nuit. Il est impossible qu’il en soit autrement. Sinon l’on saurait à quoi l’on renonce et ce que l’on gagne. Or ce n’est pas vrai. On sait à quoi on renonce ; et la foi, la confiance, c’est de croire que le Seigneur ne demande un tel renoncement que pour une plus grande joie de l’un et de l’autre. Cependant, en cet instant, il est une gratuité dont on ne dispose pas, qui s’impose à tous les deux et grâce à laquelle tous deux se trouvent [6].

J’ai évoqué plus haut la confidence, la rencontre, l’aide réciproque et le langage des corps. Il n’était pas dans mon intention de développer comment ce critère du respect qui appauvrit se trouve à l’intérieur de ces différents domaines très concrets. La réflexion et la générosité de chacun peuvent ici s’exercer.

C. Prière

La forme de prière caractéristique de ce temps difficile paraît être la prière d’adoration de Dieu. C’est une prière qui se découvre à la merci d’un autre et une prière – puisqu’il s’agit ici d’une réalité dans laquelle mon temps et le temps de l’autre sont engagés – qui demande du temps. Sans un temps défini donné à la prière d’adoration, le poids de l’affectivité ne peut pas pencher effectivement vers le vouloir du Seigneur. Nécessairement, celui qui se trouve dans la situation où il a à choisir, donne son temps à ce qui mérite le plus de prix ; la question du « temps de prière » est ainsi beaucoup plus importante ici que dans le premier type de relation, où nous avons parlé de la prière de demande. En cette patiente prière d’adoration, on aime Dieu pour Dieu, comme pour rien. Je ne sais ce que j’en retirerai. Dans la pauvreté de la confiance et de l’espérance, j’en ai la certitude : si Dieu demande quelque chose, c’est pour donner davantage : Lui-même.

D. Fruit

De la délicatesse de l’affectivité, nous sommes passés à la fidélité de l’amitié : tel est le fruit mûri, douloureusement, en ce second type de rencontre et de renoncement aimant.

III. Troisième type de rencontre : la jeune femme, partenaire de vie et mère de l’enfant souhaité

A. Spécificité<

La rencontre d’une jeune femme peut encore être d’un tout autre type que la précédente, quand y joue affectivement la relation de paternité. Dans la relation de fiançailles, il s’agit simplement d’une relation de l’un à l’autre. Dans la relation de paternité, un tiers est en cause, et ce tiers est l’enfant présent ou l’enfant attendu : la relation est secrètement duelle.

Un certain nombre de prêtres, qui ne sont plus « jeunes » (40, 45, 50 ans) se marient à l’heure actuelle avec une jeune femme qui a des enfants. Certains de ces cas sont connus. Ce fait mérite réflexion. Ce qui joue en ces cas se retrouve aussi en beaucoup d’autres. L’instinct de paternité marque la rencontre et l’affection d’une note tout à fait spécifique. L’autre est à la fois la partenaire de vie et l’enfant souhaité. Il est extrêmement difficile à ce moment de distinguer ce qui dans l’autre est vécu, attendu comme d’un partenaire de vie et ce en quoi il joue le rôle de l’enfant. On a du même coup une relation de l’homme à la femme qui se caractérise par une ambiguïté, très fréquente par ailleurs dans beaucoup de liaisons entre hommes mariés et femmes célibataires ou mariées [7].

Le sentiment de puissance, d’initiative généreuse, qui caractérise la paternité, est présent dans ce troisième type de rencontre.

La complexité de cette réalité affective est difficile à discerner ; c’est que cette puissance de la paternité, si elle est humaine, n’est pas dominatrice. La paternité est un vœu par lequel l’homme désire que son fils réussisse mieux que lui. Il travaille pour ses enfants. Lisez ce que Péguy a écrit sur l’homme de 40 ans dont l’avenir est celui de ses fils. S’effacer devant l’autre constitue le vœu normal de la paternité. Nous touchons ici le point délicat.

Ce que l’on fait pour un enfant, ce que l’on fait pour une femme aimée comme la mère de ses enfants ou aimée à la fois comme la partenaire et comme l’enfant, suscite en l’homme une puissance et une passion infiniment plus vigoureuse et plus efficace que n’en suscite la rencontre amoureuse d’une partenaire ou la rencontre des fiançailles. Il faut le voir et le savoir. Si l’autre, l’enfant qui vient, est le maître de l’impossible, l’homme dit : « Je puis tout en celui qui me rend fort ». J’emploie à dessein une formule à connotation religieuse pour marquer à quel point l’être entier est pris dans la paternité. L’homme accepte d’être appauvri, de tout faire, de tout donner : c’est en cela que s’accomplit de la façon la plus heureuse, la plus épanouissante, le vœu de la paternité.

Reprenons les différents domaines de la confidence, de la rencontre, de l’aide mutuelle et du langage des corps, pour montrer de manière concrète l’ambiguïté spécifique qu’introduit dans la rencontre la relation de paternité. Tout ceci est objet d’expérience et non de déduction.

a) La confidence : dans une relation de fiançailles, on n’a jamais fini d’être assuré de savoir ce que l’autre dit. Et la confidence est réciproque.

Ici, il en va autrement. L’homme accepte de ne pas pouvoir exprimer ce qu’il éprouve dans le fond de son être et il accepte que l’autre lui échappe. C’est plus mûr et plus juste. Souvent la réciprocité suffit par elle-même à instaurer un lien de conjugalité mais, si la rencontre est marquée de l’instinct de paternité, que la réciprocité ne soit pas vécue comme absolument indispensable n’exclut pas la naissance inconsciente d’un vœu de conjugalité. Le point est important à voir.

b) La rencontre : l’espérance de fonder un foyer vise à objectiver dans l’espace-temps réel une rencontre amoureuse. Dès lors, les rencontres qui prennent du temps deviennent un élément normal des fiançailles. Dans cette autre rencontre maintenant décrite, très normalement la rencontre, au sens de la proximité physique, n’est pas indispensable absolument. Elle est voulue, elle est recherchée, mais il y a comme une exaltation de l’être de pouvoir s’en passer. Vivre à distance n’est pas ressenti comme une perte mais comme une confirmation de l’amour de l’autre. Dans un foyer où les époux se trouvent séparés par des circonstances indépendantes de leur volonté, l’enfant permet précisément de vivre le lien de l’amour dans la distance charnelle. Il suffit de voir le rôle que jouent les photos des enfants chez des hommes séparés de leur foyer : ce rôle est tout différent de celui que joue la photo de la femme. Ce qui est à retenir, c’est que la rencontre au sens de se voir, d’être ensemble pour un certain temps dans un même endroit, n’est pas ici un élément absolument déterminant : il ne suffit donc pas à caractériser un renoncement authentique à la paternité de l’amour.

c) L’aide : comme pour la confidence, l’aide n’est pas ici nécessairement mutuelle. Car enfin le père n’attend pas d’être aidé en retour par son enfant. De même, l’homme accepte volontiers de ne pas recevoir d’aide de la femme, qui est aimée à la fois comme partenaire de vie et comme l’enfant espéré. Ce trait est caractéristique des relations (amoureuses éventuellement) d’un certain nombre de prêtres avec une femme qu’ils rencontrent. L’instinct de paternité accepte aussi de ne pas être compris sinon dans la distance du temps : « Dans 20 ans, 25 ans, mon fils comprendra » ; c’est après la mort du père que le fils comprend, dit-on, qui est son père. Ainsi le fait de ne pas être compris, loin de rendre l’amour impossible, exacerbe l’instinct de paternité dans la mesure où ceux qui s’engagent dans une relation de ce type sont des hommes mûrs. Il y a donc l’acceptation d’une incompréhension, d’une absence d’aide, qu’il ne faut pas du tout concevoir comme un renoncement à l’amour. Au contraire, cette acceptation peut signifier en définitive un engagement plus profond vis-à-vis de la femme rencontrée, aimée peut-être.

d) Le langage des corps : de la même façon, le langage des corps prend une autre valeur. Le corps dit tout ou il ne dit rien. Le corps ne dit rien. Il n’y a pas d’emblée le même désir de cet apprentissage, de cette découverte à laquelle la caresse, le baiser peuvent inviter dans les fiançailles. Il existe ici une possibilité réelle et très concrète de renoncer à cette approche du corps de l’autre. Cette possibilité peut se conjoindre avec le fait que le corps dit tout. La violence passionnelle de l’éros, de l’instinct génital et sexuel est, pour celui qui le vit à ce moment, difficilement compréhensible vu qu’il renonce volontiers à l’approche charnelle, objet du désir des fiancés. Là encore, il ne faut pas s’y méprendre. Cela signifie simplement qu’à l’intérieur de cette rencontre, joue l’instinct de paternité. Le corps ne dit rien parce qu’il y a précisément cet effacement profond devant le corps de celui qui sera son enfant. Et en même temps, le corps dit tout parce que se vit le vœu de la confrontation charnelle pour susciter l’acte de chair, créateur d’une nouvelle vie.

B. Critères

La dimension d’effacement est constitutive de l’initiative de paternité. Il n’est pas seulement question d’un effacement moral ou d’une qualité, mais d’une chose extrêmement concrète : la paternité est toujours imprévisible et elle est impossible par soi seul.

La paternité est imprévisible, et dans son fait et dans celui qui doit naître. L’homme éprouve dans la douleur que sa sexualité ne s’accomplit que dans la paternité et que celle-ci est soumise à des aléas multiples d’ordre biologique ou relevant de la liberté de l’autre. Imprévisible encore l’enfant qui naîtra. Un garçon ? Une fille ? Sera-t-il ce que je souhaite ou non ? Cette angoisse se mêle à la joie du père qui, pour la première fois, voit son enfant. Les jeunes papas parlant de leur enfant apparaissent conscients à la fois de l’accomplissement que cet enfant, au-delà d’eux-mêmes, leur apporte et de ce que cet enfant a d’incertain. Ils ne savent comment il évoluera.

La paternité, de plus, est impossible à réaliser par soi tout seul. Être dans la puissance de sa virilité, à la merci de l’autre, de la femme, de l’enfant, est éprouvé affectivement par un homme qui a 25, 30, 35, 40 ans, comme un « appauvrissement » béatifiant. Cet appauvrissement est constitutif de la paternité.

On le voit dès lors : le critère de la première rencontre : « on n’aime pas l’autre pour soi », le critère de la seconde rencontre : « on aime l’autre pour l’autre », est toujours dépassé dans l’instinct de paternité puisqu’on aime l’autre pour ce qui est au-delà de lui-même.

S’effacer en confiance, tel est l’équilibre d’une paternité charnelle. Donner la vie est une générosité dont on a l’initiative. Elle doit s’effacer, sinon on ne peut que se multiplier, on ne donne pas la vie. Le mystère de la paternité, c’est proprement susciter l’autre par cet effacement. L’initiative paternelle est le commencement d’un processus où l’autre va prendre ma place... et je serai heureux de me sentir dépassé.

À propos des fiançailles, nous disions : le respect de l’autre comble ; dans le célibat, il faut accepter que ce respect appauvrisse. Cependant quand la relation à la jeune femme est elle-même touchée profondément par l’instinct de paternité, il y a un effacement instinctif devant l’autre. Et l’homme qui a voué le célibat religieux peut s’imaginer que l’acceptation de l’appauvrissement suffit comme critère de discernement entre le désir de la paternité sexuelle et charnelle et le renoncement de la paternité spirituelle. Non. Cet effacement devant l’autre, la femme qui fascine, la jeune fille ou le jeune homme rencontrés, exprime la santé de l’instinct de paternité. Il ne constitue pas encore un critère pour le célibat.

Un homme engagé dans la relation duelle ici décrite est incapable d’opérer le discernement par lui-même. L’objectivation d’une prise de distance spirituelle lui est le plus souvent impossible. On peut l’affirmer au nom de l’expérience, sinon de la logique. De qui peut venir ici l’objectivité requise ?

Dans la relation amoureuse avec une jeune fille, la référence au « père spirituel » ou à un ami suffit. Si l’on pare l’autre de toutes les qualités du monde, le dire à un tiers suffit à rétablir l’objectivité. Parler aide à prendre conscience des projections de l’affectivité. La simple référence à un témoin est, à ce niveau, déterminante.

Dans le second type de rencontre, nous ne parlons plus d’un rêve d’avenir, mais du projet d’insérer objectivement dans l’espace et dans le temps la relation amoureuse et de fonder un foyer. Il s’agit d’une réalité sociale. En parler à un tiers quelconque ne constitue nullement un critère d’objectivité. Au contraire, la confidence faite à un ami peut renforcer le processus amoureux. Le fait pour l’amour d’être révélé, de paraître au grand jour est très évidemment une façon de s’affirmer. Peut-être la référence au père spirituel est-elle ici fragile. C’est au mieux, et parfois nécessairement, dans l’ouverture de conscience au supérieur que peut s’objectiver en liberté ce type d’expérience amoureuse. Car, précisément, le supérieur est le témoin de l’objectivité sociale – ici mise en cause – de la vocation religieuse, tandis que le père spirituel témoigne du devenir de la liberté singulière.

Mais celui qui vit le troisième type d’expérience risque, s’il n’y prend vite et sérieusement garde, de devenir incapable de se référer objectivement à qui que ce soit. D’une part, l’angoisse et l’obscurité le gagnent : la conjugalité et la parentalité sont impliquées de façon si secrète et si étroite à l’intérieur de la rencontre vécue qu’il lui devient impossible de s’y reconnaître lui-même. Ensuite, sa relation amoureuse à l’autre lui donne le sentiment d’envelopper déjà en elle-même ses critères d’objectivité. Car l’enfant inconsciemment espéré est un tiers ; et dans l’inconscient, cet enfant devient l’objectivité régulatrice de la relation à la femme aimée. C’est pourquoi le discernement en liberté et la prise de position proprement spirituelle deviennent ici à la longue impossibles. Comment, en effet, se situer vis-à-vis de cette femme, aimée à la fois comme partenaire et comme l’enfant secrètement espéré ? Prend-on vis-à-vis d’elle l’attitude de renoncement dans un respect qui appauvrit ? L’authenticité de la relation semble donc garantie. Cependant, en cet effacement volontaire même, la paternité s’affirme : un lien plus intime a pu se nouer à la mesure même du renoncement consenti. C’est ainsi que ni la solitude ni la référence abstraite à l’objectivité d’un tiers (père spirituel et supérieur) ne suffisent à éclairer, si ne se trouve en ce moment comme une guidance permanente. Il est indispensable – quel qu’en soit le coût – de s’en remettre à la conduite d’un autre, non seulement pour discerner les attitudes et les sentiments intérieurs, mais pour apprécier, parfois jusque dans leur matérialité, la justesse spirituelle des comportements et des gestes. C’est le prix de la fidélité à la lumière de Dieu.

Pour illustrer le fait, reprenons en exemple la confidence. Si quelqu’un veut prendre distance par rapport à une jeune femme, on lui conseillera : « ne vous racontez pas sans fin, parlez de choses réelles, objectives ». Or ici, « parler d’autre chose », c’est très exactement ce qui est souhaité, cette autre chose étant symboliquement l’enfant inconsciemment espéré. Il ne faut donc pas imaginer que la relation amoureuse se trouve objectivée parce qu’on parle des autres. Le critère objectif de la fidélité au célibat requiert ici le renoncement plus profond du silence.

Comment décrire maintenant ce critère ?

Il ne réside pas seulement dans la gratuité ni dans un respect qui appauvrit ; et il ne suffit pas encore que, dans la relation amoureuse, l’initiative généreuse – où s’exprime spontanément l’instinct de paternité – s’efface en confiance. Le célibat demande un renoncement plus radical à l’initiative d’abord et aux signes de la confiance reçus de l’autre ou tirés de moi-même. Le célibat requiert que la générosité de la rencontre soit effacée comme une impuissance, dans une espérance sans arguments ni conditions.

Ceci peut apparaître assez aisément. J’ai parlé de confidence, de rencontre, d’aide et de langage des corps, mais il y a un autre domaine qui n’a pas été touché et dans lequel doit s’exercer le renoncement : l’action constructive à longue portée. Il y a un goût de l’action, du service et de l’autorité, qui exprime l’initiative de l’homme et qui s’enracine dans l’instinct de paternité. Le célibat s’exerce dans le renoncement à cette initiative. Il ne prend pas l’initiative de faire le bonheur de l’autre. Vouloir faire le bonheur des autres au prix de sa propre vie, tel est le vœu profond de la paternité charnelle. Il est ici renoncé à ce désir même. Non qu’on ne soit prêt à mourir pour les autres : il y a exercice de la générosité ; mais on ne prend pas l’initiative de la générosité pour leur bonheur. Il convient d’attendre, puisqu’on a à être effacé et que l’on doit découvrir son impuissance. C’est ainsi seulement qu’il y a matière à espérance dans ces rencontres.

Cette mortification radicale de l’instinct de paternité est condition indispensable de fidélité au célibat et elle se transfigure en paternité spirituelle. Celle-ci, en effet, n’est pas la paternité charnelle, avec un surplus de motivations ou d’idéaux spirituels ou religieux, mais sans l’exercice de la génitalité. C’est un acte qui est sexué mais d’un style totalement différent. Il comporte la docilité à l’autre : c’est l’autre qui dispose de moi. Il comporte en même temps une impuissance, avec ce que ce terme a d’ambigu. Chacun sait que l’« impuissance » désigne, médicalement, l’incapacité pour l’homme d’accomplir l’acte conjugal et, dans le langage courant, l’incapacité d’agir.

La paternité spirituelle se définit comme l’intégration spirituelle de l’instinct de paternité : elle n’existe pas sans l’expérience de mon impuissance, c’est-à-dire sans l’expérience de mon inutilité, de mon appauvrissement et de mon incapacité à susciter dans l’autre ce qu’instinctivement j’aurais voulu faire naître « à mon image et à ma ressemblance ». Ainsi l’intégration spirituelle de l’affectivité n’est pas accomplie dans la mesure où je me contente de m’effacer devant l’autre ; il me faut encore prendre affectivement et définitivement conscience de mon incapacité et de mon impuissance à apporter à l’autre la vie qu’il attend.

C’est seulement dans cette expérience radicale que la paternité spirituelle s’accomplit en fraternité humaine comme conjonction à la paternité de Dieu. Alors je n’éprouve plus cette impuissance comme une limite imposée de l’extérieur : « Je voudrais bien réussir à aider l’autre, mais je ne puis pas ; je voudrais bien qu’il se décide à cela, mais malgré tout il est libre et je dois le respecter ; je voudrais bien qu’il pense ainsi, mais je sais que la condition de sa liberté, c’est que je m’efface ». Non, il faut plus radicalement découvrir que ma pauvreté devant l’autre est, fondamentalement, l’obéissance aveugle d’une incapacité [8].

Cette impuissance radicale à faire que l’autre soit, c’est-à-dire l’impuissance à être créateur comme à être procréateur, est le signe spirituel de la création de l’autre par Dieu à travers mon action. C’est pourquoi cette impuissance ne se transmue pas seulement en confiance dans l’autre, mais en espérance en Dieu [9]. L’espérance réclame infiniment plus de détachement que la confiance. Il y a toujours des raisons à donner sa confiance à quelqu’un. Et le père, fût-ce à cause de la mère, a toujours des raisons de faire confiance à son fils ; et cette confiance est créatrice dans la mesure où le père peine et s’efface. Mais dans la paternité spirituelle le détachement est radical. On espère contre toute espérance. Je n’ai aucun besoin d’avoir des raisons pour tout simplement me découvrir, dans l’impuissance où je suis, livré à l’espérance de l’Esprit Saint.

Cette espérance est entière, elle est indéfectible. On peut perdre confiance en quelqu’un. C’est une réalité humaine que nous éprouvons tous, parce que quelqu’un peut tromper la confiance. Mais il peut tout faire, tromper, mentir, renier, être infidèle : l’espérance va plus loin, car c’est l’expérience de Dieu qui se signifie dans l’autre.

Appliquons cela à la rencontre de la jeune femme qui peut symboliser en elle et la partenaire de vie et l’enfant désiré. L’effacement ne peut être un acte qui vient de moi, comme s’il suffisait d’être à la merci de l’autre et de lui faire confiance, même dans l’appauvrissement qu’il suscite en moi. Non. Il y a, beaucoup plus radicalement, l’impuissance où je suis de faire son bonheur. Tous ceux et toutes celles – jeunes et moins jeunes – que nous rencontrerons et qui penseront avoir besoin de nous pour leur bonheur, doivent savoir, si nous avons voué le célibat, que nous sommes « impuissants ». Cette incapacité, symbolisée psychanalytiquement par l’angoisse de castration, indique l’impuissance où nous sommes mis par Dieu à réaliser nous-mêmes le bonheur de l’autre. Désirer consoler l’autre et rêver que cette consolation suffira à son bonheur est une illusion de l’instinct de paternité, que l’autre désire éveiller en nous parce qu’il nous aime et nous prend au sérieux. La plus grande pauvreté, comme la plus grande joie du célibat est d’espérer l’action de Dieu dans mon impuissance à faire le bonheur de l’autre, dans mon obéissance à cette incapacité réelle et non pas fictive. J’insiste sur cette réalité. Il ne faut pas s’imaginer qu’il s’agit là d’une attitude « spirituelle » d’humilité fictive. Il s’agit au contraire de la réalité la plus profonde de l’être humain. Répondre à la demande de l’autre, croire que nous sommes à même de lui apporter ce dont il a besoin est l’illusion la plus indéracinable dans un cœur d’homme mûr. C’est d’elle que Dieu nous arrache. S’il nous en arrache, c’est qu’il nous comble. C’est dans cette expérience de l’impuissance à faire le bonheur de l’autre que le célibat manifeste dans sa triomphante beauté la vérité anthropologique de la sexualité : elle est procréation créatrice, et c’est Dieu qui opère en elle. De cela, nous avons à être, nous pouvons être témoins pour n’importe quel couple, pour n’importe quel garçon ou fille du monde.

C. Prière

La prière qui convient ici est la prière de l’humilité heureuse, de la joie d’être dépassé, de se sentir pardon et pardonné. La joie de s’éprouver comme un pardon, c’est-à-dire don gratuit, inutile à l’autre. Cette inutilité et cette incapacité font éprouver à chacun, dans l’action de grâce, la gratuité et l’impuissance de Dieu. L’impuissance de Dieu, son effacement, son secret et son mystère sont les manières dont il agit en ce monde. La joie de s’éprouver pardonné : c’est-à-dire, d’au-delà de l’enracinement dans l’instinct de paternité et de conjugalité, d’au-delà des fautes et des difficultés, celle d’être accueilli par Jésus Ressuscité en son Eucharistie.

Cette prière est une prière de réconciliation avec sa propre impuissance, sa propre incapacité. Tout entier don de Dieu et déraciné de sa propre initiative, à la merci de Dieu, on devient, par le fait même, pour les autres, pain à manger et à broyer. Dans cette prière eucharistique, nous nous souhaitons les uns aux autres, tous les jours, la joie la plus profonde du cœur de l’homme. C’est la joie du Magnificat.

D. Fruit

La liberté de la fraternité spirituelle est le fruit mûri en ce troisième type de rencontre aimante et renoncée... jusqu’à la fin.

Conclusion

Pour décrire en termes d’expérience psychologique l’intégration spirituelle de la sexualité, j’ai parlé des différentes manières dont un homme, en particulier quelqu’un qui a voué le célibat, peut être confronté à une rencontre féminine. Trois types de rencontres très différents ont été évoqués.

  1. La délicatesse de l’affectivité mûrit dans la rencontre de la jeune fille rêvée par une gratuité, décrite comme un refus de porter l’attention sur moi. Ce critère de maturation n’est pas propre au célibat, avons-nous dit.
  2. La fidélité de l’amitié mûrit en celui qui noue une relation avec une jeune femme en vue de fonder un foyer ou dans le religieux qui renonce à la beauté de fiançailles authentiques, par le respect qui comble le premier, par le respect « absolu » qui « appauvrit » le second.
  3. La liberté de la fraternité spirituelle s’épanouit dans la rencontre de la jeune femme qui symbolise en elle-même et ce qu’elle est et l’enfant espéré d’elle. Dans le mariage, la paternité est initiative de générosité qui très normalement s’efface dans la confiance faite à l’enfant qui vient, dans la confiance faite aussi à la femme à même déjà d’être porteuse de cet enfant. Dans le célibat, il s’agit moins de s’effacer par soi-même que de se découvrir effacé, « impuissant » à rendre l’autre heureux ; il s’agit moins de confiance que d’espérance.

J’ai évoqué le fait que la fondation d’un foyer et l’attente des enfants étaient couramment suspectés à l’heure actuelle, en particulier dans certains milieux intellectuels. Aussi, trop souvent, l’affectivité d’un homme ou d’une femme ne suit pas ce que la maturation du célibat révèle être la normalité de son approfondissement ; elle n’atteint pas la fidélité de l’amitié et la liberté spirituelle.

Une conclusion reste à en tirer. L’expérience du célibat a valeur anthropologique : elle a valeur de témoignage rendu non seulement au Royaume de Dieu, mais à la vérité de l’amour humain. Elle mûrit en délicatesse d’affectivité, en fidélité d’amitié et en liberté spirituelle, dans des rencontres que nous avons dites à la fois normales et non indispensables. Le célibat rend ainsi témoignage, onéreusement et gratuitement, à la dynamique profonde de la sexualité humaine. Le célibat est témoignage rendu et à la Réalité eschatologique, à l’accomplissement du corps et de la société humaine dans le Royaume, dans la maison de Dieu, et à la vérité quotidienne de l’affectivité et de la sexualité en cette terre, dans la maison de chaque homme [10].

60, rue du Collège St Michel
B-1150 BRUXELLES, Belgique

[2Imagination ne signifie pas illusion. L’imagination est la capacité humaine d’affecter le monde d’une image, d’un visage nouveau. Dans l’affectivité, l’homme se trouve investi, affecté par le monde et ses visages.

[3Terme analytique : l’autre est « objet » d’amour.

[4On parle de conflit entre la fidélité à la vocation et la fidélité à l’autre. C’est une manière trop volontariste, trop à partir de soi, trop subjective de poser la question.

[5Si elle ne m’aime pas, l’aimer implique évidemment de renoncer à elle ; mais ce renoncement n’est pas celui du célibat. Renoncer à quelqu’un qui m’aime, là est la question du célibat.

[6Cet abandon est la pauvreté. Le lien entre célibat et pauvreté devient ici apparent.

[7Voyez, par exemple, comment le refus de l’enfant – refus au sens négatif du terme, – surtout s’il est unilatéral, crée presque toujours chez l’homme une exacerbation de l’instinct de paternité. Cet instinct tend à se reporter alors dans une liaison avec une autre femme plus jeune, une femme enfant, à moins que ce soit une femme maternelle. L’homme engagé dans une liaison de ce type ne s’en rend pas compte : il y a, à la fois, une liaison avec une autre partenaire possible qu’avec sa propre femme et une référence à un autre enfant qu’à celui qu’il ne veut ou ne peut avoir.

[8Dans cette expérience de la paternité proprement spirituelle, le vœu de célibat se noue en profondeur avec le vœu d’obéissance.

[9C’est ce qu’exprime Paul en disant : « Je me complais dans mes faiblesses, dans les outrages, les détresses, les persécutions, les angoisses endurées pour le Christ ; car lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (2 Co 12,10).

[10Cet article correspond à une section d’un essai qui paraîtra dans les prochains mois sous le titre Sexualité et liberté.Il propose une théologie morale de la chasteté chrétienne.

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