Un célibat religieux pour notre temps
Yves Ledure, s.c.j.
N°1971-6 • Novembre 1971
| P. 325-341 |
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L’avènement d’un monde qui a conquis son autonomie par rapport à un univers, de soi, sacral, nous oblige à faire retour à l’Incarnation. Non pas tant pour rappeler que Dieu s’est fait homme en Jésus-Christ, mais pour prendre conscience que l’humain, référé à l’expérience exemplaire du Prophète de Nazareth, nous signifie le divin. Certes, la méditation du message de Jésus nous permet de relire la réalité humaine, d’en infléchir sa signification originelle. Mais l’Incarnation rappelle la densité divine, irréductible, de la réalité humaine.
Il fallait, dès l’introduction, préciser cet arrière-fond théologique, car il justifie le statut de notre réflexion à propos du célibat religieux. Avant d’être consacré, le célibat dit un sens profane autonome. La signification anthropologique du célibat peut-elle nous aider à découvrir la positivité et la spécificité du célibat religieux ? Nous le pensons et voudrions le montrer ici.
I. Aspect socio-culturel du célibat dans un monde sécularisé
A. - Le célibat religieux et la condition de chrétien
Tout au long de cette étude, nous parlerons intentionnellement du « célibat religieux ». Le qualificatif « religieux » a une double fonction de différenciation. Il marque la séparation par rapport au célibat sacerdotal qui, s’il peut être existentiellement identique au célibat religieux, a, dans la situation actuelle de l’Église, des motivations et une finalité différentes. Le célibat sacerdotal s’enracine dans une théologie du prêtre, héritée d’une tradition qui débute dès le IIIe siècle. Le célibat en vue du Royaume, lui, trouve son origine dans l’Évangile même. La différence, on le pressent, ne porte pas seulement sur un titre d’ancienneté.
Le célibat religieux se distingue également d’un célibat humain. Ce dernier peut être uniquement temporaire, alors que le célibat religieux est, de soi, définitif [1]. La motivation d’un célibat humain volontaire est principalement d’ordre anthropologique, même s’il a un arrière-fond religieux. Elle renvoie à une œuvre à réaliser qui cristallise toutes les énergies, notamment les énergies affectives d’un homme ou d’une femme [2]. Le célibat religieux trouve son fondement primordial dans le Royaume de Dieu, annoncé par Jésus de Nazareth. Un tel célibat n’exclut évidemment pas une œuvre à réaliser, mais celle-ci devra demeurer en référence immédiate au Royaume de Dieu.
Le célibat religieux ne peut donc se comprendre qu’en référence à la mission de l’Église dont la visée est le Royaume au service des hommes. Engagement total pour le Royaume, le célibat se vit toujours dans un type d’engagement apostolique. Cet agir apostolique donne au célibat religieux sa stature concrète, sa typologie. Autre sera le célibat d’un religieux enseignant, poux ne prendre qu’un exemple, et celui d’un religieux, témoin « isolé » de Jésus-Christ en milieu païen ou dans un milieu islamique ou bouddhique. Cet engagement apostolique du religieux actif donne à sa consécration une coloration qui sera différente de celle d’un contemplatif. La généralisation qui est faite ici ne doit donc pas se comprendre comme une ignorance, voire une négation des différentes typologies du célibat religieux. Elle signifie qu’il s’agit de différences à l’intérieur de la catégorie du même, car unique est le modèle : le Royaume annoncé et inauguré par Jésus de Nazareth.
Traditionnellement, la théologie parlait, à propos de la vie religieuse, d’une chasteté consacrée. Le terme « chasteté », en fait, ne s’applique pas spécifiquement à la vie religieuse, aussi lui substituons-nous l’expression « célibat religieux ». La chasteté, en effet, est une vertu qui oblige tout chrétien, alors que le célibat religieux fait appel à une lecture originale de l’Évangile avec, pour conséquence, un comportement qui ne relève plus de la loi commune. En tant que réalisation chrétienne de l’être sexué, la chasteté appartient à la globalité chrétienne, elle définit un agir commun à tout chrétien. Elle ne saurait donc spécifier un mode de vie sui generis comme l’est celui du religieux. A l’inverse, la profession religieuse ne détermine pas le contenu de la chasteté chrétienne. Inhérente au comportement moral du chrétien, la chasteté trouve sa différenciation, son contenu vital, dans la situation existentielle de chaque chrétien : célibataire, marié ou veuf.
Parce que valeur différentielle du mariage, la vie religieuse ne s’adresse, en droit, qu’aux célibataires et aux veufs. Aussi refusons-nous l’expression « virginité » [3] pour caractériser le célibat religieux, puisqu’elle exclut le veuf. Pour la sensibilité de l’homme moderne, la virginité, en effet, est l’état de l’homme ou de la femme qui n’a jamais eu de relations sexuelles. Par ailleurs, ce mot est aujourd’hui usé et même négativement sur-déterminé. Son usage courant voile considérablement, pour ne pas dire détruit, la signification religieuse qu’il est chargé de transmettre. Par contre, en parlant, à propos de la vie religieuse, d’un célibat religieux, on a l’avantage de désigner un mode de vie « sociologiquement » repérable. Or ceci est important lorsque la vie religieuse doit se vivre dans un monde sécularisé.
B. - Le célibat religieux dans un monde sécularisé
Au plan sociologique, en effet, le célibat se comprend comme un état différent du mariage et opposé à lui. Alors que la chasteté désigne une attitude intérieure, qui aura évidemment des répercussions sur le comportement social de l’individu, le célibat, quelles que soient ses motivations, évoque d’abord une façon originale de se situer au plan social.
La relation sociale du célibataire est différente de celle des époux. Son engagement sera, pourrait-on dire, « qualitatif », en ce sens qu’il valorise la relation sociale donnée, sans en créer de nouvelles. Par contre, les époux, outre cet aspect « qualitatif », apportent à leur engagement social une dimension « quantitative », lorsque, par la procréation, ils augmentent et perpétuent la société. Par l’enfant qu’ils engendrent, les époux créent une nouvelle relation sociale.
Pour que le célibataire joue pleinement son rôle dans la société, pour qu’il soit parfaitement reconnu par elle, il importe qu’il compense son « inutilité quantitative » par un « surcroît qualitatif ». La justification du célibat réside dans l’œuvre réalisée au profit de la société. La qualité de l’œuvre dessine la qualification sociale du célibat. Alors que, dans une perspective chrétienne, le célibat a un sens par lui-même, dans un monde sécularisé, le célibat perd son sens autonome pour déboucher sur le non-sens. La pensée chrétienne ne coïncide plus, comme par le passé, avec la compréhension courante de la sexualité. Cette rupture se répercute, du reste, également sur la conception traditionnelle du mariage qui, pour un nombre toujours plus grand de nos contemporains, n’est plus le lieu privilégié de la relation sexuelle.
Tout se passe comme si la seule qualité de l’œuvre accomplie par le célibataire donnait sens à son célibat. Or, en ce qui concerne le célibat religieux, la motivation première et immédiate est le Royaume annoncé par Jésus. « Il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels en vue du Royaume des cieux » (Mt 19,12). Dans un univers sécularisé, une telle relation de foi à Jésus n’est plus immédiatement perceptible. La motivation religieuse, en effet, se médiatise dans l’événement mondain et dans l’agir humain. Cet agir, devenu autonome, ne renvoie plus explicitement et nécessairement à une instance religieuse. A ce niveau, Dieu n’existe pas et un comportement strictement religieux, comme l’est le célibat religieux, devient incompréhensible dans sa spécificité proprement religieuse.
Si le célibat religieux se veut signe du Royaume de Dieu, il importe, nous semble-t-il, qu’il se vive à travers une œuvre « qualitative » qui lui donne un sens, indépendant de sa référence dernière à l’Évangile. Tout, en effet, porte à croire que pour l’homme d’aujourd’hui le célibat religieux n’a pas de sens en lui-même. Ici éclate le changement de mentalité par rapport aux époques « chrétiennes ». Dans une société chrétiennement structurée, le geste, l’attitude religieuse est de plain-pied avec la réalité mondaine et a donc un sens immédiat. Dans une société religieusement neutre, la profanité du monde s’est détachée de la sphère religieuse. C’est donc à travers l’humain que le religieux fait signe à l’homme et l’appelle à dépasser le stade proprement anthropologique vers une instance divine. Car, pour l’homme moderne, Dieu n’est pas un déjà-là, quelqu’un depuis toujours présent ; il est plutôt vu comme un au-delà de l’homme. Il n’est rencontré qu’après que l’homme se soit trouvé lui-même. Nous pensons donc que le célibat religieux ne peut plus être vécu pour lui-même, comme s’il était directement signifiant. L’engagement « mondain » du religieux devrait être suffisamment manifeste et désintéressé pour faire signe à l’homme. A travers cette première interpellation de qualité, se glisse la motivation proprement religieuse du célibat en vue du Royaume. Un tel engagement mondain du religieux n’obéit pas à un pragmatisme tactique, cher à trop de gens d’Église, il répond à une nouvelle compréhension de l’homme, de la dimension globale de sa sexualité. Il importe donc de voir en quoi l’acquis des sciences humaines entraîne un nouveau déchiffrage du célibat religieux.
II. Le célibat religieux dans la relation inter-personnelle
A. - La sexualité coextensive à toute la vie humaine, même célibataire
Depuis Freud, nous savons que la sexualité ne se réduit pas au génital, mais qu’elle englobe toute la personnalité de l’homme [4]. Elle signifie, en effet, tout comportement de l’homme vis-à-vis de soi-même, vis-à-vis d’autrui et d’une façon plus générale, vis-à-vis de tout objet qu’elle peut investir. Pendant longtemps on a limité, notamment dans une perspective chrétienne, la sexualité à sa fonction de conservation et de reproduction de l’espèce. On avait très bien senti que la sexualité marquait la fonction de l’organisme vivant qui dépasse l’individu pour le rattacher à l’espèce entière. De ce seul point de vue déjà, la pulsion sexuelle est altruiste, parce qu’elle s’acharne à vouloir coûte que coûte un autre. Le célibat ne peut ignorer cette réalité biologique : il devra être pour autrui.
Réduisant la sexualité à une fonction de procréation, cette conception est trop limitative. Elle ne voit la dualité complémentaire des individus que d’un point de vue extérieur à ces personnes. En fait, la visée fondamentale de la sexualité porte sur la synthèse des principes masculin et féminin dans l’édification de la personne humaine. En ce sens, on pourrait dire avec Teilhard de Chardin [5] que le rôle de la sexualité consiste à personnaliser l’individu et non, comme dans l’ancienne perspective, à le dissoudre dans l’espèce. La perception de l’« incomplétude » individuelle active la cicatrisation de la fêlure masculin-féminin dans une unité supérieure de la personne. Alors que l’individu cherche l’unité complémentaire au niveau de l’espèce, le propre de la personne est d’intérioriser cette complémentarité pour pouvoir, le cas échéant, la vivre seul.
Cette unité qui récupère toutes les harmonies humaines au niveau de la personne autorise une structuration célibataire, parfaitement épanouie, de la personne humaine. La complémentarité masculin-féminin, parce qu’elle se vit d’abord au point intérieur de la personne, structure bien toute la personnalité, mais dans un éventail, soit conjugal, soit célibataire. Une telle structure unificatrice s’appelle sexualité, affectivité, amour, à condition de donner à ces expressions un contenu le plus large possible qui, selon la remarque de Freud, va de la sexualité jusqu’à l’amour religieux.
Dans la sexualité s’enracine ainsi toute relation d’amour jusque et y compris la relation à Dieu. Si l’union sexuelle peut être l’expression privilégiée de cette sexualité, elle n’en est pas la seule. Le célibat religieux en est également une forme. Même s’il refuse l’union sexuelle, le religieux maintient et doit maintenir la relation d’amour à autrui et à Dieu. La relation à Dieu, comme finalité de la vie religieuse, reste celle d’un être sexué. Il est donc vain de vouloir chercher une immédiateté de Dieu [6]. Je ne puis faire comme si rien d’autre que Dieu n’existait, alors que toute ma personnalité est façonnée par la complémentarité des sexes, est tendue vers l’autre. Vouloir atteindre Dieu directement, prétendre ne vivre que pour Lui seul, revient en définitive à « court-circuiter » son propre corps, alors que l’efflorescence du désir de l’autre et de Dieu ne passe que par lui.
Ce n’est, certes, pas un hasard si, dans le christianisme, l’amour fraternel est le signe même de l’amour de Dieu. L’homme, parce que tendu vers l’autre, peut prolonger cette tension vers le Tout-Autre qu’est Dieu. Dans l’appel sexualisé du partenaire se glisse le désir de Dieu. Car Dieu n’est pas un en-deçà du lien affectif, mais son au-delà qualitatif. Pour aimer Dieu, point n’est besoin de remplacer le binôme homme-femme par le binôme homme-Dieu ou femme-Dieu. La vision chrétienne du monde suppose trois termes inaliénables : homme, femme, Dieu. Toute sainteté chrétienne, toute vie religieuse repose sur l’heureux agencement de ces trois éléments. Un célibat religieux qui se proposerait de supprimer tout objet sexuel, serait voué à l’échec, car cet objet est autant en moi que hors de moi, il est autant moi que l’autre.
B. - Le célibat religieux : un mode original de la sexualité
La relation amoureuse conduit normalement à une fixation, à une fidélité à un partenaire privilégié. Elle « immobilise » les « aimants » l’un pour l’autre. Dans ce choix de l’unique, même s’il est temporaire, s’insinue la relation au monde : le lien amoureux canalise et situe toutes les autres relations des partenaires. La relation amoureuse joue le rôle de vertèbre dorsale qui rassemble toute la personne.
Le célibat religieux procède d’un mouvement inverse. Le religieux refuse le choix d’un partenaire déterminé. Sa capacité affective n’est pas liée à une personne. Le refus du partenaire amoureux privilégié et exclusif laisse intacte, inutilisée, si l’on peut dire, la sexualité du célibataire, qui va pouvoir s’investir différemment et ailleurs. Il y a chez le religieux une sorte de « mobilité » affective qui le rend attentif à toute personne. La fragilité d’une telle mobilité est évidente ; elle risque constamment de se dégrader en vagabondage affectif, en « libertinage » spirituel, autant de formes larvées d’une sexualité très captatrice. Dans ce cas, le renoncement au partenaire sexuel tourne au désengagement, à l’indifférence vis-à-vis d’autrui et à l’auto-satisfaction effrénée. Perversion radicale du célibat religieux, qui, avant d’être renoncement, est authentique désir des autres, de les aider par-delà les préférences, les choix affectifs. Le renoncement affectif n’est pas premier dans le célibat religieux : il est la conséquence d’une sensibilité en éveil, d’une disponibilité généreuse à tous.
La volonté d’être-aux-autres, pour caractéristique qu’elle soit du célibat religieux, ne se réduit pas à l’affirmation morale, toute théorique du reste, d’ouverture, de disponibilité à autrui. S’il est vrai qu’à la source de tout langage, il y a éros, la sexualité me dit la parole d’autrui ; elle est le langage d’autrui qui constamment bourdonne en moi. Le religieux devient le serviteur de cette parole entendue, car l’écoute d’une parole qui parle en lui est service d’autrui, offre d’une présence au-delà de la relation sexuelle privilégiée et exclusive.
Et dans la mesure où cette parole rattachera l’humanité entière, elle rejoint la parole de Dieu qui, pour être distincte de celle de l’humanité, n’en poursuit pas moins le même but : tisser des liens de fraternité entre tous ceux qui l’écoutent. Le célibat, en refusant de dire la parole dominatrice qui met l’autre en son pouvoir, se voue à écouter toute parole qui jaillit en lui et fait jaillir l’autre dans son originalité propre. La parole écoutée au plus profond de la structure personnelle offre la présence d’autrui comme structure de la personne, que cet autre soit l’homme ou Dieu. À ce niveau de profondeur, l’humain raconte le divin, l’homme se confond avec Dieu en Jésus-Christ, homme et Dieu, dont le religieux se veut précisément le disciple fidèle. « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique » (Lc 8,21).
C. - Double ambiguïté de la sexualité
1. La violence
Or la parole entendue est équivoque, car la sexualité est ambiguë. Elle est autant don que domination, tendresse que cruauté. Au cœur même de la sexualité se loge une part de violence, de violation. A travers son expression conjugale ou célibataire s’affirme la volonté conquérante de l’individu. Agressivité sexuelle et domination sous toutes ses formes se donnent secrètement la main pour mieux posséder l’autre. De ce point de vue, une histoire de l’Église pourrait être particulièrement suggestive. On peut en effet se demander si la soif de pouvoir qui a marqué tant d’étapes de l’histoire de l’Église, exclusivement dirigée par des célibataires, n’a pas été la face spirituelle de l’unique pulsion sexuelle d’agression. Inquiétante ambiguïté du célibat ecclésiastique !
Dans une perspective plus générale, l’histoire nous apprend que les périodes de déferlement érotique correspondent souvent à des époques de grands bouleversements sociaux. L’explosion sexuelle se lirait alors comme la répercussion individuelle de mutations sociales et l’indice provocateur d’une profonde « démythisation » au plan du comportement moral. On est en droit de se demander si nous ne vivons pas actuellement une pareille époque où violence et explosion sexuelle vont souvent de pair.
2. L’exclusivisme sexuel
L’autre ambiguïté de la sexualité est son exclusivisme. Parce que l’expérience amoureuse est absolument unique pour deux êtres, elle tend à se poser comme la relation exclusive entre les êtres. La sexualité, vécue en couple, risque de se développer en valeur autonome, pour devenir la valeur par excellence, la clef de tous les bonheurs. Nous assistons actuellement à une telle valorisation d’éros, que les expressions non érotiques de la sexualité sont perçues comme autant de frustrations intolérables.
La conscience chrétienne n’a pas été insensible à ce déplacement d’accent. Elle a redonné au mariage sa valeur intrinsèque positive et non plus de moindre mal. Cette revalorisation du mariage chrétien, se conjuguant avec la nouvelle pratique de la sexualité, n’est pas étrangère au courant d’opinion qui refuse le lien obligatoire entre célibat et sacerdoce ministériel. Cette évolution véhicule l’idée, plus ou moins élaborée, qu’il n’y a de sexualité épanouie que dans le mariage, voire dans la relation sexuelle. Dans la mesure donc où la sexualité est coextensive à toute la personne humaine, on en arrive progressivement à croire que le célibat est une expression amoindrie de la réalité humaine.
D. - Célibat religieux et mariage
En face de ces tendances, le célibat religieux se voit d’abord investi d’une fonction purement anthropologique : être le témoin d’une sexualité parfaitement épanouie dans un état célibataire. Il appartient aujourd’hui à la vie religieuse de faire la preuve d’une vie humaine qui puisse se bâtir harmonieusement dans le célibat. Par le simple fait d’exister, le célibat religieux doit montrer que le mariage n’est qu’une expression de la sexualité, que le célibat, même s’il est plus difficile et plus rare, en est une autre. Car célibat et mariage ne sont pas contradictoires l’un de l’autre, mais états différentiels de la réalité humaine. Ni l’un ni l’autre état ne saurait traduire la totalité humaine, qui est vœu d’unité dans la diversité.
Le mystère de l’homme, plongé dans la réalité sexuelle de son être, ne supporte aucune solution totale. C’est à la fois l’état célibataire et la vie de couple qui disent la condition humaine, car l’homme est à la recherche de l’illusoire synthèse de l’intégrité individuelle et de la fusion dans l’autre. Or la valorisation actuelle de la pulsion sexuelle au détriment des partenaires amoureux conduit à une apologie des relations sexuelles dont la personne risque de faire les frais. Le célibat n’a pas pour but de déprécier les relations sexuelles, mais d’en marquer la limite : l’intégrité de la personne, son autonomie fondamentale. A l’inverse, la relation sexuelle signifie, vis-à-vis du célibat, la nécessité de casser l’intégrité égocentrique de l’individu, son auto-suffisance égoïste.
Pour remplir sa fonction, le célibat doit donc se vivre comme un état partiel, fragmentaire, et non comme une réalité pour elle-même, se suffisant à elle-même. Le célibat n’est pas plus ou moins parfait que le mariage, il est autre. Mais de ce fait, il a toujours besoin de l’autre aspect qui est la « face conjugale » de la condition humaine. La relation à autrui est bien la composante du célibat religieux. Cette dimension que l’on pourrait appeler « loquace » du célibat, dans la mesure où elle fait parler l’autre au cœur même du refus du partenaire sexuel, conditionne une vie célibataire heureuse et signifiante.
E. - La dimension communautaire du célibat religieux
Finalement, cette vie de relation commande toute la vie religieuse et lui prescrit de se mieux différencier par rapport au sacerdoce. Le religieux a moins à se situer dans une fonction ministérielle de médiation que dans un rapport humain où le célibat est un apport, un complément du mariage dans un équilibre toujours difficile entre pulsion sexuelle et partenaire amoureux. On est en droit de se demander si cette relation de complémentarité ne s’établirait pas au mieux dans un engagement professionnel.
Mais il importe de bien voir que cette relation est volonté de service et non de domination. Le célibat pour le Royaume cherche à maîtriser la part d’agressivité de la sexualité en l’insérant dans un ensemble, dans une communauté de vie. En ce sens, on peut dire que l’unité organique du célibat religieux n’est plus l’individu qui doit se situer en face d’autres individus, mais une communauté de frères qui absorbent la violence des membres du groupe. A la volonté de s’affirmer, de prendre, se substitue l’acceptation de la tâche commune à réaliser. L’affirmation de soi, constitutive de tout individu, ne se cherche plus dans l’individu lui-même, mais dans un au-delà qui rassemble les personnes dans l’idéal identique et la tâche commune.
On voit donc qu’à ce niveau le célibat religieux récupère quelque chose de la dualité unifiante du couple, ne serait-ce que l’idéal recherché à plusieurs, que la tâche accomplie ensemble. Un célibat religieux doit donc se vivre en communauté, dans une communauté structurée comme telle, ce qui est fort différent de la simple cohabitation. Le célibat suppose et exige la solidarité dans une tâche commune, il entraîne le partage et la mise en commun des biens et ressources pour atteindre le but fixé. Célibat, obéissance, pauvreté : la trilogie n’est pas arbitraire, mais dit la dimension politique de la vie religieuse. Organe du bien commun, elle arrache l’homme à une sexualité trop amoureusement fermée sur le couple et lui rappelle les responsabilités du citoyen vis-à-vis de ses frères dans la cité : non pas dominer, mais servir.
III. Un célibat pour le Royaume
A. - Le célibat comme conséquence ultime de la « Sequela Christi »
Les pages qui précèdent ont voulu montrer la complexité et la fragilité du célibat, notamment lorsqu’il doit se vivre dans un milieu social qui ne le porte plus, qui ne le comprend plus. Aventure périlleuse, car elle risque de faire du religieux un être marginal, étranger à cette nouvelle société en gestation. C’est dire qu’un célibat « grégaire » n’est plus possible aujourd’hui ; seule une personnalité fortement structurée et équilibrée peut marcher sur cette « corde tendue au-dessus d’un abîme ».
Il ne s’ensuit pas pour autant que le célibat religieux n’ait plus sa raison d’être. Bien au contraire, il doit redevenir une errance fondamentale, une aventure qui trouve son point d’accrochage, son point d’ancrage, dans la seule foi en Jésus-Christ. Détaché d’une vision séculière qui l’honorait, le célibat religieux perd ses sécurités, ses évidences psychologiques et sociales pour devenir un pur pari sur la parole de Jésus, un acte de foi gratuit en un Royaume dont on peut tout espérer, mais dont on n’est sûr en rien. Suivre Jésus exige aujourd’hui l’abandon des horizons familiers où tout était prévu et planifié. Au sens fort du terme, la vie religieuse est acte de foi, c’est-à-dire engagement incertain, abandon des certitudes pour suivre une parole mystérieuse dont on n’a jamais fini d’entendre le sens.
Or l’Évangile dégage plusieurs agirs humains, plusieurs types humains à partir de l’archétype qu’est Jésus. Si Jésus arrache à la torpeur tranquille du repos pour mobiliser, pour rendre mobile un être, il ne trace pas de chemin concret. La Sequela Christi est fondamentalement un départ, une mise en chemin à partir d’une expérience originale de Jésus de Nazareth. L’aventure de tout célibat redit la quête non moins aventureuse de Dieu. La fragilité de l’un symbolise l’étrangeté de l’Autre. La bifurcation hors de la voie commune conduit à tracer un nouveau chemin qui ne mène nulle part, dans la mesure où il s’enfonce dans le mystère silencieux du Dieu vivant.
B. - Le célibat instaure un nouveau type de relations humaines
La Sequela Christi radicalise les exigences du Royaume. Elle engendre une vie errante à la recherche d’un Royaume qui réclame une liberté de l’être et de l’avoir et une communauté de destin avec Jésus. En définitive, la suite de Jésus provoque un profond bouleversement des relations humaines auxquelles le Royaume fournit une nouvelle unité de mesure. La rupture fondamentale qu’impose la suite radicale de Jésus s’opère au plan des relations humaines : une certaine mise à distance des amours humaines les plus légitimes. « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Lc 14,25-26).
La concrétisation du Royaume, dans l’aujourd’hui de l’homme, se marque dans les relations humaines. Certes l’environnement humain sera touché également par l’acte de foi, mais toujours à travers la relation à autrui dans laquelle l’homme se dit à lui-même et se pose au monde. Vécu dans une certaine intensité, le Royaume devient capable de prendre en charge la totalité d’une existence humaine en épousant l’extension de la vie. Dans la deuxième partie de cette étude, nous avions souligné combien la sexualité, dans ses dimensions conscientes et inconscientes, était à la base des relations humaines. Voici que, dans une vision de foi, le Royaume, tel qu’il nous est signifié en Jésus de Nazareth, prend également valeur de fondement des relations humaines.
Le Royaume de Dieu, lorsqu’il envahit une personne au point de structurer son existence, est en mesure de redistribuer les relations humaines selon des normes autres que celles de la sexualité. Les relations humaines sont conduites, dans leur base, par l’affectivité, par un élan spontané qui nous porte vers certains êtres et en exclut d’autres. La parole échangée entre ces partenaires consolide la relation affective, accentue le choix sélectif, puisqu’elle met en présence, au sens propre du terme, les seuls membres du groupe. Le propre du message chrétien est de briser cet exclusivisme affectif en introduisant dans toute relation la gratuité du service. Le célibat religieux, en tant que rupture extrême exigée par le Royaume, fractionne radicalement l’exclusivisme affectif et instaure une relation privilégiée de service.
C. - Le célibat comme pratique de la Parole universalisante de Dieu
La parole humaine est un accélérateur affectif dans la relation amoureuse ; la Parole de Dieu doit jouer le même rôle dans l’attitude de disponibilité vis-à-vis d’autrui. Elle s’insère comme élément ternaire qui, n’obéissant plus aux règles de la séduction et de la répulsion spontanées, met les hommes en relation, en dialogue sur la base du don pur, du service gratuit. Dans la relation humaine spontanée, le nœud unifiant se situe dans l’horizon de la relation elle-même, comme à mi-chemin des différents partenaires. La Parole de Dieu, par contre, projette le centre de gravité des relations dans un au-delà des rapports humains où les incidences de la spontanéité affective ne jouent plus le rôle déterminant.
Toute la vie chrétienne consistera à trouver, dans l’écoute de la Parole de Dieu, un équilibre entre les liens affectifs privilégiés et la relation de service gratuit. Pour les chrétiens mariés, la relation amoureuse particulière demeurera déterminante, bien qu’ouverte à l’étranger. Mais il se trouve des hommes et des femmes pour qui la Parole universalisante de Dieu prend le pas sur la parole particulière du partenaire privilégié. Pour eux, la relation bienveillante à tout homme prime les rapports d’amitié ou d’amour individuel. Ces chrétiens vivent la vie religieuse dont le célibat dessine la marque distinctive. Le célibat, en effet, supprime la relation d’amour privilégié, tel qu’il est vécu dans le mariage. Non pas pour déprécier cet amour particulier, mais pour affirmer une relation plus vaste qui ne s’arrête pas au partenaire choisi, mais s’adresse, en droit, à tout homme.
D. - Le célibat religieux est conversion au Royaume
Pour qu’un homme soit capable de cet amour universel, il faut que le désir du Royaume d’amour annoncé par le Prophète de Nazareth soit si puissant qu’il rende impossible tout autre désir concurrentiel. Les choses du Royaume deviennent si prenantes et entreprenantes que celui qui s’y adonne ne peut plus existentiellement s’intéresser totalement à autre chose, serait-ce l’amour humain. Le célibat est précisément ce désintéressement vis-à-vis de l’amour humain par amour d’autre chose.
On voit donc que le célibat religieux n’est pas une condition du Royaume, mais sa conséquence, son exigence la plus fine. Pour atteindre cet état ultime du Royaume, il faut un long et lent cheminement de la foi dont l’aboutissement conduit à une « conversion », au sens pascalien du terme. Au nom d’une fidélité à Jésus-Christ, tel chrétien opère un changement radical dans son style de vie, dans sa présence au monde. De la condition potentielle ou actualisée d’homme marié, il passe à celle de célibataire [7].
Langage particulier, le célibat religieux relève de la vocation particulière dans l’Église. Il est un charisme qui s’adresse à la liberté du chrétien et, de ce fait, échappe à la nécessité de l’agir chrétien. Parce qu’il est conséquence et non condition du Royaume, le célibat religieux est nécessairement lié à une perception radicale de ce monde de Dieu. En faire un préalable revient à le dénaturer. Il faut avoir été ébloui par l’aurore de ce Royaume pour vivre la transmutation des valeurs qu’il implique et dont le célibat est la plus radicale. Cette action « sur-prenante » du Royaume en un chrétien demeurera toujours don de Dieu, ce « grâce » à quoi le célibat est possible, mais jamais obligatoire.
11, Passage Doisy
F- 75, PARIS - 17e , France
[1] L’aspect « définitif » du célibat est tributaire d’une conception de Dieu liée à une perspective d’éternité. Dieu est le dépassement et l’assomption de l’homme tout comme l’est l’éternité pour le temps. Une autre compréhension de la temporalité ne peut pas ne pas rejaillir sur la conception que l’on se fait de Dieu.
[2] Nous emploierons indifféremment sexualité et affectivité. La suite de l’exposé devrait, sinon justifier, du moins éclairer notre généralisation qui, nous en sommes conscient, n’échappe pas à toute critique.
[3] Par sa résonance trop physique, trop physiologique, la virginité renvoie à une conception quelque peu chosiste, génitale de la sexualité et, partant, du célibat religieux.
[4] La dissociation de la sexualité et de la génitalité obligera la théologie à reposer la question du contenu spécifique du célibat religieux.
[5] Teilhard de Chardin, L’Énergie humaine, Paris, 1962, p. 69-114.
[6] Cette affirmation paraît trop absolue, contredite même par l’expérience des grands spirituels, bien qu’il soit exact que, jusque dans notre relation à Dieu, nous sommes marqués par notre sexe (N.D.L.R.).
[7] Un tel choix suppose un dépassement de l’expérience amoureuse. Il faut, nous semble-t-il, avoir buté sur la limite de la relation d’amour pour pouvoir choisir radicalement le célibat et accepter la solitude avant-coureur de la mort comme compagne de vie. Aussi pensons-nous qu’un tel choix est pratiquement impossible au moment de l’adolescence.