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Spontanéité de la vie et fermeté des structures

Ghislain Lafont, o.s.b.

N°1971-1 Janvier 1971

| P. 24-41 |

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Comment allier la nécessité des structures avec les aspirations à la liberté et à la spontanéité [1] ? Avant de tenter la moindre réponse à cette question, il faut en relever le caractère fort peu théorique. Trouver un équilibre vivant et vivable entre les formes d’une société et son inspiration ou son idéal, c’est l’objet propre de l’art politique. La solution d’un tel problème ressortit à la réflexion pratique des membres d’une communauté en quête d’un bien commun dynamique, et finalement au discernement du chef. Au niveau des principes, l’apport ne peut être que modeste ; on peut tout au plus espérer découvrir certains critères susceptibles d’éclairer une démarche directement déterminée par des situations concrètes. Et, s’il s’agit, comme ici, d’ecclésiologie et, plus précisément, de réflexion sur la communauté religieuse, le risque est grand de ne pouvoir faire autre chose que répéter un certain nombre de lieux communs sans impact réel, sur « charisme et institution », « vie religieuse dans un monde sécularisé », etc.

Une autre limite à la réflexion se laisse facilement discerner : il est extrêmement difficile de traiter « scientifiquement » un tel sujet quand on est personnellement concerné. L’interrogation sur l’équilibre concret entre structures et liberté est celle, finalement, de tout religieux aujourd’hui ; il est difficile de la dissocier de la nature et de la qualité de l’engagement religieux, de lui chercher une réponse qui fasse abstraction des convictions personnelles (en tant que celles-ci s’opposent à l’universel) et d’une situation vécue. Sans doute, c’est bien parce qu’il y a aujourd’hui un problème vital sur ce point que nous cherchons à voir clair au plan des principes. Mais y a-t-il réellement des principes, sinon tellement généraux que la distance est quasi totale entre ce qu’ils peuvent énoncer et les décisions à prendre qu’on leur demande d’éclairer et d’orienter ?

Je ne souligne pas pour le plaisir la difficulté de donner une réponse utile à la question posée au début de ces pages. S’il faut marquer d’emblée la portée réduite à laquelle peut prétendre ici la réflexion théorique, c’est pour pouvoir dire, cette réflexion une fois faite, que les responsables doivent s’adresser à d’autres qu’aux seuls théologiens pour se mettre à même de poser avec vérité et efficacité l’acte du chef : décider.

Une première ligne de réflexion s’ouvre à nous dès que nous remarquons à quel point « structures » et « vie » sont loin d’être des grandeurs opposables. Ces deux éléments d’une réalité sociale concrète ne se manifestent de manière polémique que lorsque cette réalité tend à se désagréger ; les structures apparaissent alors dans leur impuissance à soutenir la cohésion du groupe et une prétendue spontanéité jaillit, qui, loin de colmater les brèches, achève de provoquer la dissociation. Mais nous ne devons pas raisonner à partir d’une situation pathologique, même si elle nous concerne de tout près dans la conjoncture actuelle. En fait, vie et structures sont aussi corrélatives, au niveau social, que conscience et corps au niveau de l’individu : aucune inspiration spirituelle ou vitale n’existe en réalité que dans les formes qu’elle se donne, tandis que, réciproquement, ces formes la canalisent et la modèlent. Toute existence sociale – et l’existence chrétienne ou religieuse n’échappe pas à cette règle – implique un jeu de structures, même si elle ne s’y identifie pas. Les hommes entrent en communication et persévèrent dans l’échange grâce à un réseau de signes et d’actes ; les couples souvent évoqués à ce sujet Gemeinde/Gemeinschaft, communion/communauté sont comme l’intérieur et l’extérieur d’une réalité unique ; la dissociation entraîne, à plus ou moins brève échéance, la décadence, puis la disparition de cette réalité sociale.

On peut essayer de dire la même chose en d’autres termes et relever que la vie et la spontanéité véritables appellent, bien plus qu’elles ne repoussent, de vraies structures. Notre existence humaine est temporelle, c’est-à-dire qu’elle est soumise à un flux extrêmement divers qu’elle doit, parce qu’elle est spirituelle, dominer. Il est un certain type de spontanéité ou de sincérité fausses, qui ne font que masquer un désengagement total, un « laisser-aller » qui n’a rien à voir avec la véritable spiritualité du moment présent. Cette spontanéité est pure référence à soi-même, non à un projet arrêté devant Dieu et devant les hommes. À toutes les situations ponctuelles qui se succèdent de la naissance à la mort, la totalité de mon être n’est qu’imparfaitement adaptée et je suis donc sollicité par un cours toujours changeant de situations ; c’est en réalité la fermeté du projet qui peut sauver le meilleur de ma vie, et nécessairement cette fermeté prend la forme de structures concrètes qui maintiennent mon être au sein de son devenir. L’ermite lui-même ne saurait vivre utilement sans cette disciplina à laquelle les anciens tenaient tant et grâce à laquelle son propos intérieur est soutenu et provoqué. Or ce qui vaut des personnes vaut aussi des communautés. Ce n’est certes pas à dire qu’il faille immédiatement trouver des structures solides et trop vite sclérosées et durcies ; en ce moment surtout peut-être, il faut savoir chercher dans la « dynamique du provisoire ». Mais il y a un abîme entre le provisoire et l’inconsistant et la spontanéité vraie abhorre l’inconsistance.

Ainsi, ce serait sûrement une erreur de méthode, lorsqu’il s’agit, comme pour nous aujourd’hui, de « réformes de structures », d’aborder l’aspect structurel de notre vie religieuse avec une hostilité précautionneuse, comme si toute structuration devait nécessairement brimer le jaillissement de la vie. Le problème n’est pas de faire le procès des structures, mais plutôt de chercher à promouvoir des structures capables de signifier et de réaliser, jour après jour, la communion avec Dieu et entre nous, et, bien sûr, à éliminer ou à réformer celles qui n’ont plus cette capacité et sont plutôt un obstacle à la communication réciproque.

Avant d’entrer dans des considérations plus précises, il peut être utile d’examiner brièvement en général les diverses situations possibles d’une structure par rapport à la communion qu’elle veut servir. La structure vraie, celle, pourrait-on dire, dont on ne s’aperçoit pas et qu’on ne regarde pas en elle-même, est celle où le contenu des signes et le jeu des institutions permettent effectivement aux hommes d’établir la communion avec Dieu et entre eux selon ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent être. En fonction d’une intention évangélique et dans le cadre d’une certaine situation culturelle (intra- et extra-ecclésiale), les structures de prière, de vie commune, d’ouverture du groupe à l’Église et aux hommes sont vraiment signifiantes et efficaces. Elles définissent une conduite commune qui porte en elle-même sa justification par le climat de liberté et de vérité qu’elle engendre. La requête actuelle porte toujours finalement sur les questions de sens et d’authenticité ; il serait affreux de la repousser ou de l’endormir par des demi-mesures, sous prétexte qu’elle est souvent douloureuse, impatiente, désordonnée : on ne trouve pas tout de suite la vérité du sens, mais si c’est vraiment cela qu’on cherche, on est sur la bonne voie car les seules structures « utiles » sont celles qui ont sens, en fonction de l’Évangile et de la culture.

À ce niveau de généralité, nous n’avons pas à nous préoccuper des facteurs sous l’influence desquels une structure cesse peu à peu d’être signifiante, ou totalement signifiante. Je voudrais seulement souligner que, au fur et à mesure que s’estompe son sens, elle devient de plus en plus structure obéie, puis structure rationalisée. Quand on ne sait plus très bien pourquoi poser tel geste ou adopter tel comportement collectif, il reste du moins la ressource de le faire parce que nos anciens l’ont fait : progressivement, le motif déterminant de l’observance devient la fidélité à une « tradition de paroles » et à une « tradition de rites ». Ce n’est plus tellement par son contenu que le geste vaut, mais comme prestation fidèle ; la communion de Dieu et des hommes, des hommes entre eux continue d’être signifiée, mais moins par le sens des actes posés que par la valeur morale d’une obéissance fidèle. Il faudrait évidemment nuancer tout ceci : il est clair que même les structures directement signifiantes sont obéies, surtout dans le domaine de l’existence chrétienne globalement marquée par l’obéissance de la foi et l’aspect mystérieux du sens révélé ; il est clair aussi que la fidélité à une tradition est un bien : les groupes ont besoin d’une certaine stabilité et donc d’une certaine répétition des gestes et des actes ; on ne réapprend pas continuellement à parler et à vivre, on ne saurait, sans danger, changer continuellement de « régime », ce qui reviendrait précisément à supprimer sans cesse les structures. Il reste vrai, cependant, que certaines formes de l’existence sociale, surtout peut-être quand le facteur religieux est en cause, se perpétuent longuement grâce au coefficient d’obligation qu’elles reçoivent de leur antiquité (ou de leur imposition ou maintien par une autorité actuelle) et tirent leur valeur essentielle de leur aspect de « sacrifice » (sacrum facere, prestation religieuse).

On sait d’ailleurs que de telles structures reçoivent souvent une rationalisation seconde, tellement est pressant le besoin du sens. Si l’évolution de la culture ou – plus grave – la perte ou l’affaiblissement de l’intention évangélique ont conduit à l’oubli du sens premier et authentique, la spéculation (surtout en matière d’institution) et l’allégorie (surtout en matière de liturgie) peuvent étayer de leurs justifications provisoires les comportements qui demeurent. Le plus fâcheux est que ces rationalisations secondes peuvent à leur tour servir de point de départ à de nouvelles institutions dont la prolifération, en climat spéculatif et juridique, achève d’obnubiler le sens.

Un jour vient cependant, – et, en ce qui nous concerne, nous y sommes, – où les justifications provisoires s’écroulent en chaîne ; la conséquence ne se fait pas attendre : on cesse d’obéir aux structures, devenues ou réputées insupportables. Si en effet une réflexion plus serrée manifeste que les raisons données à un comportement ne lui confèrent pas en réalité un sens authentique, comment pourrait-on continuer de le supporter, lui qui précisément ne supporte plus la communion que sa seule raison d’être était de soutenir ? On voit d’ailleurs le péril qui guette, à propos de ces structures devenues insupportables : nous les rejetons parce qu’elles nous apparaissent dénuées de sens, et peut-être le sont-elles effectivement (qu’elles l’aient toujours été ou qu’elles le soient devenues dans le cadre actuel de la culture humaine et chrétienne) ; mais, sous le faux sens qui prétendait les justifier, il peut y avoir un sens vrai qu’il faudrait retrouver. Une structure obéie et rationalisée n’est pas nécessairement une structure parasite ; avant de la rejeter, il faut s’assurer qu’elle est bien sans signification et que le décapage n’en laisse rien subsister. On risque en effet, en rejetant une structure, de se priver d’un support authentique de communion. Je ne fais que signaler ce point qui mérite concrètement attention.

Essayons d’illustrer ces remarques théoriques par un exemple. Dans la mentalité commune avant le Concile, et encore assez courante aujourd’hui, l’office divin des communautés « astreintes au chœur » était considéré de manière principalement objective, sous l’angle de la prestation due ; un certain nombre de démarches cultuelles étaient requises de ces communautés, à savoir la psalmodie des heures canoniales et la célébration, avec ou éventuellement sans chant, de la Messe conventuelle. Le sujet de cette prestation était la communauté, considérée comme personne morale débitrice d’une obligation dont on cherchait le fondement dans une députation à la « prière officielle de l’Église ». On ne posait d’ailleurs guère la question de savoir qui avait opéré cette députation et quand elle avait eu lieu. Je pense que nous avons là un exemple assez typique d’une structure obéie et rationalisée. Il est clair que la prière commune est une des structures essentielles de la vie d’un grand nombre de communautés, dont elle doit par conséquent exprimer l’élan théologal partagé et soutenu par la communion des frères. Or, jusqu’à une période toute récente, on obéissait pour la prière commune à une ordonnance prescrite dans ses moindres détails par une autorité extérieure. Sans doute, la haute antiquité, pour l’essentiel, de ce cursus de la prière pouvait-elle fonder légitimement le respect qu’on lui portait, mais ce respect devait-il aller jusqu’à empêcher de poser au moins la question du sens que ce cursus peut prendre pour la prière commune aujourd’hui ? Le thème, considéré comme théologique, de la « prière officielle de l’Église » venait d’ailleurs renforcer l’autorité de l’ordonnance ancienne et l’étendre au moindre verset de l’office. Qu’il ait été possible d’animer spirituellement une structure aussi peu spontanée, cela ne fait aucun doute pour ceux qui en ont vécu jusqu’à présent. Mais que cette structure obéie et rationalisée ait été aussi, pour la communauté concrète qui s’y pliait, une structure vraiment signifiante, c’est ce dont on peut douter, et l’ampleur de l’actuelle mise en question confirme tout au moins ce doute.

Il n’est pas nécessaire d’entrer dans le détail de cette question de l’office divin pour comprendre d’emblée que la perspective de Officio divino persolvendo conduit, par exemple, à englober dans une seule et même catégorie deux réalités qui sont théologiquement distinctes, même s’il existe un certain ordre entre elles : la synaxe aliturgique de la prière des heures et la célébration eucharistique. Si on les traite ensemble comme les deux éléments quotidiens d’une prestation officielle, on ne pourra en même temps faire justice à la spécificité de chacune, ni mettre en lumière sa signification propre dans la vie d’une communauté. Même si, dépassant ce point de vue en somme très extérieur de la « prière officielle », on les réunit sous la catégorie religieuse de « culte rendu à Dieu » (ce qui est effectivement un aspect authentique du sens réel de chacune de ces deux célébrations), on estompe la distinction de nature entre une célébration hiérarchique et sacramentelle et une célébration de la parole, et on se donne comme allant de soi ce que précisément il faudrait établir : que l’une et l’autre soient concrètement régies par les mêmes normes générales. Admettons, pour un instant, que l’on puisse rompre avec ces perspectives l’une rationalisée, l’autre insuffisante. La question du sens jaillit alors, dont on perçoit à quel point elle va dominer la question de l’institution et la réforme des structures de prière : pour une communauté religieuse dans l’Église, que signifie la prière des heures et que signifie la Messe ? Et du même coup, on se trouve renvoyé à une autre question : si le sens de la prière des heures et le sens de la célébration eucharistique sont pour une part déterminés par la communauté qui les accomplit, qu’est-ce, dans l’Église, qu’une communauté religieuse ou, plus précisément, monastique ou contemplative ? Si en effet on les considère au point de vue, extérieur à elles, de la députation à la prière officielle, toutes les communautés se valent ; elles sont toutes et chacune personne morale sujet de l’obligation et elles acquittent (persolvent) le pensum servitutis dont elles n’ont pas compétence pour fixer, voire modifier l’ordonnance. Mais dès l’instant que nous posons la question du sens, il est impossible d’éviter d’impliquer, dans le problème des structures de la prière commune, la signification théologique et spirituelle de la communauté qui prie. Or cette communauté a effectivement sens et valeur en elle-même ou, plus exactement, par rapport à une intention évangélique qui en est la véritable « forme ». Dès lors, ses structures de prière ne sauraient être déterminées exclusivement de l’extérieur ; elles devront en effet servir l’intention spirituelle de la communauté et lui donner corps.

À nouveau le problème s’élargit : si la communauté doit au premier chef être prise en considération, quand il s’agit de sa prière commune, il est clair que ses structures de prière auront à composer avec tout le reste de l’institution ; il y a aussi des structures de solitude, destinées à favoriser l’élément inéluctablement personnel de la vie chrétienne ; il y a tout le domaine du travail et de la détente, etc. De proche en proche, c’est donc dans une tout autre perspective que celle de naguère que le problème de la prière commune doit être repris, si on veut tenter de le résoudre au niveau du sens théologique et pas seulement au niveau de l’obéissance et de la rationalisation seconde. On remarquera enfin que cette restructuration au niveau du sens permet de reprendre et de situer cette fois à leur vraie place les rationalisations insuffisantes dont nous avons parlé : la communauté religieuse n’est pas une monade ; elle prend sens non seulement par elle-même et son charisme propre, mais par rapport à l’ensemble de l’Église. S’il s’agit d’une communauté priante, il est clair que l’Église doit se retrouver dans la prière de cette communauté. Ceci implique sans doute le contrôle de l’autorité ecclésiale, mais aussi l’adhésion du peuple chrétien, concrètement des hommes et des groupes qui viennent prier dans cette communauté et doivent pouvoir, sans trop d’effort, entrer en communion avec sa prière. Quant aux structures d’autorité, elles doivent ici aussi entrer en ligne de compte ; et d’abord l’autorité intérieure à la communauté ; qu’elle est-elle ? qu’est-ce qui la fonde ? qu’elle est sa compétence dans les divers domaines de la restructuration ? Mais aussi l’autorité de l’Église : s’il ne lui revient pas de fixer de l’extérieur les normes institutionnelles d’un groupe, il lui revient certes de les contrôler et, grâce à une expérience portant sur l’ensemble d’une Église locale ou de l’Église universelle, de proposer des orientations dont la valeur semble s’être imposée, etc.

Il n’est pas nécessaire de poursuivre plus longtemps notre exemple [2]. Je pense qu’il permet d’illustrer deux principes, dont la portée concrète est évidente. Tout d’abord, comme on le disait plus haut, le conflit n’est pas entre « structures » et « vie », il est entre « structures » et « structures » ; toute la recherche doit tendre à l’invention de structures qui supportent la communion au niveau où celle-ci prend réellement sens, dans le cadre d’une ecclésiologie profondément renouvelée et d’une situation transformée du monde et de la culture. En second lieu, il n’est pas possible d’isoler une réforme de l’ensemble des autres, nécessaires à l’intérieur d’un groupe, et, plus généralement, de la réforme générale de l’Église et de la situation des hommes. La figure de la société est ou devrait être équilibrée, c’est-à-dire ordonnée et capable d’ordonner. Et si quelque élément se modifie dans un ordre existant, c’est de proche en proche tout l’ordre qui doit se reformer selon certes une intention inchangée, mais précisément parce que l’intention demeure tandis que le contexte évolue, l’ordre ne peut pas rester structurellement identique.

À partir des généralités qui précèdent, peut-on présenter quelques éléments de la méthode à suivre dans la nécessaire réforme des structures ? Je dirais volontiers en tout premier lieu qu’il faut s’efforcer d’éviter la peur. Dans une période comme celle que nous vivons, il est à peu près impossible de n’avoir pas peur et, quand il s’agit de réformes de structures, ce sentiment de peur peut devenir considérable. Il faut du courage pour accepter de mettre en question une rationalisation dont on s’était jusqu’alors satisfait ; il en faut davantage peut-être pour s’interroger sur l’authenticité d’une attitude d’obéissance et reconnaître que parfois la valeur religieuse et morale de cette vertu de docilité et d’abnégation s’est mise au service d’une certain positivisme juridique. La peur naît aussi – et elle est alors plus justifiée encore peut-être – d’une appréciation objective de la situation : dans les structures à réformer, tout n’est pas dénué de sens, loin de là, et dans les réformes qui s’esquissent, on voit disparaître des valeurs réelles, tandis qu’on ne sait pas d’avance ce que vaudront les institutions ou les observances qu’avec plus ou moins de jugement et de sens politique, on s’efforce de mettre en place. Il faut certes admettre que dans la succession des cultures, de vraies valeurs s’estompent, quitte à reparaître plus tard ; certaines attitudes, certaines observances sont exclusives les unes des autres et on ne peut pas tout conserver ; il est des périodes où l’environnement de la foi et de la vie religieuse doit céder en grande partie, se transformer assez profondément, et cependant cet environnement a procédé en son temps de l’expérience chrétienne qui l’a purifié, et à ce titre on peut y tenir légitimement. Sans être nécessairement laudator temporis acti, on peut percevoir avec lucidité la vérité des valeurs qui s’en vont et s’inquiéter des inconnues de l’avenir. Et pourtant la lutte contre la peur est le préalable nécessaire de toute réforme vraie : elle n’est au fond que le négatif de l’espérance et la confiance en la direction de l’Esprit Saint sur l’Église ou sur l’institution religieuse ; elle ne supprime pas le travail du discernement, mais celui-ci n’est pas vraiment possible sans elle. Il faut d’ailleurs ajouter que cette lutte contre la peur n’est pas à sens unique ; si l’on est parfois tenté de chercher sa sécurité dans les institutions passées, on peut la mettre aussi dans la conformité servile au goût du jour, et Dieu sait si la « mode » n’est pas une notion ni une réalité étrangère à la théologie et à la vie, non de l’Église, mais des hommes ou des groupes qui composent l’Église ! L’attitude de foi et de confiance en l’Esprit Saint inclut la contestation non seulement de ce qui apparaît nettement périmé dans les formes de vie, mais de ce qui est dénué de sens dans la prolifération actuelle des idées et des manières de faire. Et on peut avoir peur aussi de cette contestation : d’abord par pusillanimité, personnelle ou collective (il est si difficile d’aller à contrecourant !), mais aussi parce que le discernement est souvent très malaisé.

Ce thème de la lutte contre la peur concerne le climat moral et spirituel d’une authentique réforme des structures ; il en est le préalable et l’accompagnement nécessaires. Pour entrer plus précisément dans le vif du sujet, on peut proposer que la première démarche de cette réforme soit dans le discernement d’une tradition religieuse. C’est, considéré d’une manière plus unifiée et plus homogène, le second principe de la « rénovation adaptée » dont parle Perfectae Caritatis. Le couple structures-vie a toujours existé à tout moment de l’histoire d’une famille religieuse ; si celle-ci a quelque ancienneté, il s’est déjà plusieurs fois rénové, en sorte qu’à l’étudier tout au long de son histoire, il finit par révéler des constantes non seulement de spiritualité, mais d’observances. C’est cette « vie des formes » qu’il faudrait retrouver par la science historique et soumettre à une interprétation théologique. Malheureusement l’histoire des institutions religieuses est un domaine à peu près vierge, et davantage encore la lecture théologique de cette histoire [3]. On peut y parer, sans doute, par un regard attentif sur l’existence actuelle des communautés et ce ne sont pas les experts et les théologiens qui feront seuls les bonnes réformes. Il reste qu’une analyse des observances serait bien profitable, qui répondrait à des questions du genre de celles-ci : à quand remontent-elles ? dans quel contexte sont-elles nées ? répondent-elles à un besoin fondamental de tel type d’existence religieuse ou seulement à une conjoncture culturelle ? dans quelle perspective anthropologique ont-elles été adoptées ? Le jugement serait plus facile, pour la réforme d’aujourd’hui, si on disposait de telles analyses. Sans doute, pour prendre à nouveau l’exemple des moines, avons-nous assisté récemment à un « retour aux sources » de grande valeur qui nous restitue les monuments de la spiritualité, parfois aussi les règles de l’institution monastique ancienne et médiévale. Mais cette restitution ne saurait donner tous ses fruits, quand il s’agit de la réforme présente, que si l’on nous dit pourquoi et comment vivaient concrètement les moines de ces époques et d’autres. Ce comment et ce pourquoi sont importants à élucider car ils sont déterminants pour nous décider aujourd’hui à conserver, à réformer ou à éliminer telle ou telle structure que nous avons gardée depuis longtemps et qui fait aujourd’hui problème. En somme, il faut saisir la réciprocité de l’intention évangélique et des institutions (ou leur non-réciprocité, autrefois ou aujourd’hui) et c’est précisément par là que peut se dégager une tradition vivante, en dehors non seulement de l’esprit mais des structures de laquelle il est illusoire de vouloir renouveler un propositum monasticum. Je pense à des structures de silence, de prière longue tant personnelle que commune, d’obéissance et de vie commune..., et à tout ce que cela entraîne nécessairement sur le plan de la situation géographique, de l’habitat, du travail, des modes de la rencontre avec les hommes.

Ensuite, cette tradition religieuse, il faut l’interpréter et la rendre vivante aujourd’hui. Comme je l’ai dit plusieurs fois, c’est beaucoup plus un « projet politique » qu’un « programme théologique ». Le théologien peut du moins demander que l’on prenne, si c’est possible, la mesure de l’évolution accomplie à Vatican II en matière d’ecclésiologie, et des conséquences immédiates de cette évolution sur la doctrine, non seulement de la vie religieuse, mais de la communauté et des personnes dans la communauté. Peut-être d’ailleurs cette prise de conscience n’est-elle pas totalement possible maintenant ; d’abord, parce qu’il faut du temps pour que la logique du Concile pénètre la mentalité du peuple chrétien et de ses pasteurs : notre génération est nécessairement une génération de transition ; ensuite, parce que nous sommes entrés dans une période de dissensions et de divisions qui était sans doute à peu près inévitable (et que, pour cette raison, il ne faut peut-être pas prendre trop au tragique) et que ceci ne favorise pas une perception équilibrée des valeurs. On peut tout de même souligner que, sans renier du tout la réflexion théologique de la période moderne ni ce qu’il y a eu de légitime dans la pratique ecclésiastique de ces derniers siècles, le Concile a ouvert l’ecclésiologie à un apport nouveau de la grande tradition patristique et, en particulier, aux conceptions mystériques mieux conservées et vécues dans l’Orient chrétien ; de plus, il a donné dans ses textes, si on lit ceux-ci dans une perspective historique, une réponse largement positive aux requêtes légitimes de la Réforme. La nécessité de défendre des convictions essentielles réaffirmées au Concile de Trente avait en effet prévalu, dans la Contre-Réforme et depuis, sur l’ouverture à ce qu’il y avait de foncièrement catholique et traditionnel dans le projet des Réformés. Quoi qu’il en soit, le fruit de cet effort conciliaire est une ecclésiologie où la notion de Peuple de Dieu est redevenue cardinale, où le sacerdoce commun des fidèles a retrouvé sa place centrale, où les charismes peuvent à nouveau apparaître comme les éléments dynamiques de la vie ecclésiale, où le ministère, enfin, est considéré en premier lieu dans le sacrement de l’Épiscopat, qui confère l’ensemble de la charge pastorale (et pas seulement le « pouvoir d’ordre ») et inclut dans le collège que préside le Pape. Ce renouvelleraient de la doctrine ne saurait manquer de conduire, dans la pratique, à une manière profondément renouvelée de vivre en Église, et il importe que les religieux ne soient pas les derniers à percevoir et à mettre en œuvre les réformes concrètes qui s’imposent.

Il me semble que, sauf peut-être dans certains milieux où l’inspiration augustinienne était encore très vivante, la forme de notre vie religieuse, dans un passé récent, se présentait presque partout comme hiérarchisée, observante, individualisée. Hiérarchisée, en ce sens que, du point de vue de la vie religieuse proprement dite, le rapport supérieur-sujet avait le primat sur tout autre, l’obéissance étant très fortement fondée sur la présence du Christ dans le supérieur, dont la parole prenait ainsi immédiatement un caractère surnaturel. Observante, en ce sens que les règles, les usages, le style définissaient un cadre très fort, parfois strict et, lui aussi immédiatement affecté d’un halo religieux, dont témoigne, par exemple, le titre d’un livre fort estimé « Culte de la Règle ». Individualisée, en ce sens que les tâches et les ministères, pour la vie religieuse active, la prière (et même la participation au chœur) pour la vie monastique ou contemplative, étaient sans doute davantage l’affaire d’un chacun en face de Dieu, de ses supérieurs et de son devoir, que la prise en charge personnelle d’une responsabilité ressentie comme commune. Je ne voudrais absolument pas donner à penser que ces caractéristiques me semblent « dépassées » ou inessentielles à un authentique projet de vie religieuse, mais je pense qu’elles doivent être reprises, peut-être, dans un climat assez différent.

À cet égard, l’apport peut-être majeur du Concile a été de nous donner les éléments pour penser en profondeur la réalité d’une communauté religieuse ; il nous est donné de percevoir la signification de ce rassemblement d’hommes appelés, selon un charisme à la fois personnel à chacun et partagé entre tous, à suivre le Christ dans l’existence évangélique. La communauté peut ainsi apparaître comme un milieu spirituel, une « communion » dont les structures manifestent et soutiennent le propos, un lieu de partage où, non seulement « on ne manque pas à la charité » et où « on s’aime bien », mais encore où on partage positivement la grâce et où on porte ensemble la responsabilité spirituelle et apostolique attachée au don reçu. Contrairement à ce que l’on pourrait croire de prime abord, ce développement des relations communautaires positives ne brime pas (ou pas nécessairement : il est bien clair que les équilibres sont toujours difficiles à trouver) l’épanouissement de la vocation personnelle. Le respect du mouvement de l’Esprit en chacun inclut le principe d’une certaine liberté individuelle dans l’observance, liberté dont la communauté tout entière est le témoin et le garant ; si cette « idiorythmie » n’est pas revendiquée comme un droit, mais exprimée et vécue comme une aspiration intérieure, elle se fixera à elle-même ses propres limites, en sorte que le jeu difficile entre la vie personnelle et la vie communautaire trouve son harmonie. Je pense que le rôle du supérieur et la vérité de l’obéissance ne diminueront en rien dans cette nouvelle perspective. Dans sa Règle, saint Benoît parle de l’obéissance mutuelle que doivent se rendre les frères, et il l’envisage plutôt d’un point de vue individuel, un frère devant toujours chercher à obéir à un autre, la hiérarchie des charges restant sauve. Peut-être avons-nous à reprendre le même thème spirituel d’une autre manière en cherchant ce que peut être, dans le cadre de notre vie religieuse, l’obéissance à la communauté, et en mettant en valeur tout ce que comporte de charité vraie, d’écoute, d’oubli de soi, le travail commun de recherche de la volonté de Dieu. Quant au rôle du supérieur, il demeure toujours central ; je ne pense pas qu’il y ait une « communion » possible sans un centre de cette communion, et le centre doit avoir non seulement à discerner et à orienter mais, le moment venu, à décider, de même que, en temps voulu, il a pris l’initiative de lancer la communauté dans une recherche qui lui semblait mûre. Je n’ai pas suffisamment d’expérience des autres familles religieuses pour percevoir la modalité de l’exercice de l’autorité qui s’exerce chez elles, mais je ne pense pas qu’une communion véritablement fraternelle puisse exister dans une communauté monastique si une relation, personnellement et collectivement filiale, n’y est pas vivante. La communauté religieuse n’est pas une « société sans père », mais, il faut l’ajouter, le père devra peut-être dans l’avenir y avoir moins la figure du prince et davantage celle de l’ami.

Pour être complet (!), ou tout au moins suivre plus pleinement les indications de Perfectae caritatis, il faudrait parler aussi du rapport entre les structures nouvelles de la vie religieuse et le monde des hommes. Mais je ne me sens pas en mesure d’aborder brièvement ce point : il faudrait en effet s’étendre longuement sur cette notion de « monde des hommes » et sur la vision « théologique » de l’humain. C’est peut-être le vrai centre de la crise spirituelle et religieuse de l’Église aujourd’hui ; on a l’impression que le Concile ayant reconnu l’autonomie des valeurs humaines et implicitement admis l’insuffisance d’une attitude de négation, de fuite ou de mépris, il suffit d’adopter une doctrine et une ligne de conduite inverses pour être dans la vérité de l’existence chrétienne. Je crois pourtant que la foi et la grâce ne récapitulent et ne promeuvent les valeurs de l’homme qu’après en avoir radicalement contesté la suffisance et l’autonomie. À estomper cet élément de contestation, nous risquons de ne laisser subsister que l’ombre du christianisme et d’affadir la Bonne Nouvelle. Il serait urgent, au contraire, de réfléchir à l’économie concrète que doit respecter aujourd’hui cette contestation et donc cette récapitulation ; ceci serait spécialement déterminant pour les structures de la vie religieuse, qui devrait montrer de manière éclatante cette dialectique de mort et de vie. Je ne peux aller au-delà de cette affirmation de principe ; elle semble fondamentale.

En commençant, je soulignais les limites d’une investigation de type doctrinal sur ce problème structures et vie et je suggérais que les responsables s’adressent « à d’autres ». On me permettra de terminer en évoquant ces « autres ». Si nous regardons comment les choses se sont passées depuis le Concile, nous constatons que, conformément aux textes conciliaires et aux décrets d’application, l’ensemble des membres d’une congrégation religieuse ont été invités à s’exprimer. La plupart du temps, tout s’est fait par écrit et plusieurs tonnes de papier sans aucun doute ont été noircies. On n’a pas de raison de penser que les dépouillements aient été mal faits et c’est donc munis de synthèses fidèles que les capitulants se sont ensuite rencontrés et ont fait, peut-on espérer, du bon travail. Cela dit, force est bien de constater que souvent leur travail n’a pas satisfait, – du moins si l’on en juge par la quantité tout de même assez considérable d’« essais » nouveaux tentés en dehors des normes communes et plus ou moins au corps défendant des supérieurs, ou encore, dans telle ou telle famille religieuse, la constitution spontanée d’assises fraternelles sans pouvoir constituant et cependant bien décidées à poursuivre une recherche et, éventuellement à la faire aboutir. Faisons la part – et faisons-la grande – à tout ce qui peut être effectivement excessif, désordonné, aberrant en tout cela. On peut tout de même se demander s’il n’y aurait pas eu moyen (s’il n’y a pas encore moyen) de provoquer, à l’intérieur même de la famille religieuse, une rencontre suffisamment large de personnes entre elles (et non pas de personnes d’une part, de papiers de l’autre), en sorte que tous ceux qui réfléchissent à la situation, qui la sentent, qui sont poussés par une certaine inspiration en dehors des chemins battus, puissent vraiment se parler et, en union concrètement assurée selon des modalités à définir avec l’ensemble des religieux, inventer la ou les formes renouvelées de vie religieuse dans la famille considérée. La première « structure » nouvelle à découvrir, pour exprimer et jalonner le mouvement de la « vie » ne serait-elle pas la structure « officielle » de dialogue et ne devrait-elle pas tenir compte de tous les éléments énumérés dans les pages qui précèdent si elle veut avoir sens et n’être pas seulement une structure obéie (?) et rationalisée ? Je laisse à de plus compétents le soin de répondre à cette question. Je pense qu’il n’aurait pas été honnête de ne pas au moins la poser.

Abbaye Sainte-Marie
La Pierre-qui-vire
F-89 SAINT-LÉGER-VAUBAN, France

[1Cet article a été composé d’après les notes d’une conférence prononcée devant une réunion de supérieurs monastiques, — ce qui explique le caractère des exemples apportés.

[2En développant cet exemple, je me suis inspiré d’un certain nombre de travaux récents sur les questions de liturgie monastique. Voici quelques références, données sans souci d’être complet et à titre purement indicatif : Rober Gantoy, « L’office et ses problèmes chez les moines », dans Paroisse et Liturgie, 1967, p. 346-358, Bernard Besret, « Office monastique et louange unanime », ibid., p. 359-364, Ghislain Lafont, « Liturgie et ministères dans les communautés baptismales », Ibid., p. 764-785, Armand Veilleux, « La Prière de l’Église », dans Collectanea cisterciensia, 1967, p. 101-115, Adalbert de Vogüé, « Problèmes de la Messe conventuelle dans les monastères », dans Parole et Pain, 1967, p. 161-172.

[3Comme exemples de travaux restituant et interprétant cette « vie des formes », je pense à Adalbert de Vogüé, « “Comment les moines dorment”. Commentaire d’un chapitre de la Règle de saint Benoît », dans Studia Monastica, 1965, p. 25-62 ou à Jacques Dubois, L’institution des convers au XIIe siècle, forme de vie monastique propre aux laïcs, dans I Laici nella societas christiana dei secoli XI e XII, Milan, 1968, p. 183-261.

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