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La vie religieuse, vie « pneumatique »

Pie-Raymond Régamey, o.p.

N°1969-4 Juillet 1969

| P. 193-213 |

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Le Concile, on se le rappelle certainement, souligne cinq principes de la « rénovation adaptée » de la vie religieuse [1]. Les quatre premiers sont : a) la « marche à la suite du Christ », « règle suprême » ; b) la nature propre de chaque institut ; c) la participation à la vie de l’Église ; d) la connaissance de la vie actuelle des hommes, pour que les religieux soient « à même de leur porter un secours plus efficace ». Le cinquième principe est ainsi formulé :

e) Puisque la vie religieuse a pour but premier que ses adeptes suivent le Christ en s’unissant à Dieu par la profession des conseils évangéliques, il faut peser sérieusement cette considération : les meilleures adaptations aux exigences de notre temps ne produiront leur effet que si elles sont animées d’une rénovation spirituelle. À celle-ci on doit toujours attribuer le rôle principal, même dans le développement des activités extérieures.

Est-ce que, dans les instituts religieux, où se fait partout un si grand branle-bas, ce souci joue vraiment « le rôle principal » ? Le texte que nous venons de rappeler est le type même de ceux dont on se dit aujourd’hui :« Connu, connu... » Et l’on passe. On les attribue à une piété plus ou moins arriérée. On les explique volontiers par l’influence d’esprits réactionnaires auxquels le Concile les aura concédés, pour apaiser les craintes que leur cause l’ouverture au monde. On ne trouve rien de spécial à dire à leur sujet, en de copieux commentaires.

Au fait, n’est-on pas assuré de la rénovation spirituelle, si l’on honore les quatre premières requêtes ? – Nous le pensons, en effet, mais à la condition, justement, que préside en ces voies un souci spirituel qui risque fort d’y manquer, et au sujet duquel le Concile veut alerter. S’il plaît à Dieu, nous allons essayer, en une série d’articles, d’en discerner les exigences les plus caractéristiques.

Quelle qu’ait été l’intention formelle du Concile dans son avertissement, il y a certainement comme deux degrés de la vie de l’Esprit en nous, et les religieux sont appelés au second.

I. Vie spirituelle médiocre et vie pneumatique

Saint Paul dit aux Galates (5,25) : « Puisque l’Esprit est notre vie, que l’Esprit nous fasse aussi agir. » Nous pouvons vivre de l’Esprit, en ce que nous avons la grâce sanctifiante, et néanmoins ne pas agir effectivement selon l’Esprit, ne pas avoir, de manière assez fréquente et intense, l’Esprit Saint au principe de nos jugements sur l’action et de nos actes.

On fait coïncider d’une façon trop simple la distinction que marque saint Paul entre « psychiques » et « spirituels » et l’opposition qu’il accuse entre « la chair » et « l’esprit ». La seconde, on le sait, est celle de deux dynamismes contraires, dont chacun meut tout l’homme ; c’est « l’antagonisme » (Ga 5,17) d’une orientation qui demeure dans les horizons terrestres, limitée à des fins périssables, et d’une ouverture à la destination éternelle et à l’Esprit divin [2]. Comme l’homme est complexe et même plein de contradictions, il peut être « spirituel » en son intention de fond et demeurer beaucoup trop « charnel » en ses façons habituelles de sentir, de juger et d’agir. Il est alors un « psychique ». On ne peut le mettre simplement dans la catégorie des « charnels » (substantif) et pourtant on doit lui reprocher d’être « charnel » (qualificatif), ainsi que fait précisément saint Paul, houspillant ses chers Galates (5,13 ; 6,12) et les Corinthiens (3,1-3) [3].

Avoir trop confondu cette opposition de fond, de principe, et cette distinction d’expérience psychologique a fait éluder l’exigence, qui s’impose à tout chrétien, de passer de ce stade où il est le jouet de ses passions, à celui où l’Esprit « le fera agir ». Dans les siècles légalistes, il suffisait de se mettre en règle avec ce qui était prescrit, et la « spiritualité » (plus ou moins désincarnée du corps physique et du corps social) était l’affaire des « personnes de piété ». Maintenant les idéologies et les données extérieures commandent. L’une et l’autre conduite « contriste l’Esprit » (Ep 4,30), le tient en nous captif.

Il veut notre concours. Esprit d’amour, loi de notre liberté [4], il sollicite notre liberté pour que notre amour lui fasse les conditions favorables. Très significatif est le célèbre problème de lecture et de traduction que pose plusieurs fois saint Paul : faut-il lire pneuma ou Pneuma ; faut-il traduire « esprit » ou « Esprit » ? Par exemple, aux Philippiens (1,27) : « Tenez fermes dans un même esprit. » A peine a-t-on mis un petit e, que, poursuivant la lecture, on est tenté de le corriger en une majuscule : « luttant de concert et d’un cœur unanime pour la foi de l’Évangile » : cela requiert évidemment « l’Esprit de Jésus ». Mais laissons la minuscule. L’équivoque, l’équivalence pratique a un sens profond : l’implication réciproque de notre esprit et de l’Esprit divin. C’est celui-ci qui éveille celui-là, mais quant au processus psychologique, à la discipline de la vie, l’on doit aussi bien dire le contraire : c’est le continuel réveil de notre esprit et de son amour qui fera au Saint-Esprit ses conditions normales. Dans le Nouveau Testament, l’éveil, le réveil, la veille, nous sont constamment commandés. Là est notre affaire, en vertu certes de l’espérance que nous mettons en l’Esprit et en sa grâce. Mais il ne nous manquera pas, en sa miséricorde infinie, tandis que sans cesse nous lui manquons. La vraie vie n’est pas absente : nous nous en absentons [5].

D’éminents exégètes l’ont montré : la vie selon l’Esprit est « la condition du chrétien » [6]. Il faut que tout chrétien de « psychique » devienne « spirituel », tout au moins tende à l’être. S’il aime Dieu « de tout son cœur », c’est-à-dire de ce plus intime de lui-même qui veut intégrer ses tendances trop divergentes, il doit mettre en œuvre « toutes ses forces », de telle sorte que « tout son esprit » et « toute son âme » – sa psyché elle-même, ses puissances sensibles, s’évangélisent progressivement [7]. Il y faut des conduites, un minimum de cette disciplina que précisément les spirituels ont expérimentée et là est tout le sens de la vie monastique [8]. Un fort courant patristique, représenté particulièrement par saint Justin, Origène et saint Augustin, entend ainsi la parole du Seigneur à Nicodème : « Naître de l’eau et de l’Esprit » (Jn 3,5) : il ne suffit pas de recevoir la régénération baptismale ; il reste à connaître une naissance effective du Saint-Esprit en notre activité elle-même [9]. Saint Jean Chrysostome remarque (sur Rm 8,14) : « Paul ne dit pas simplement : Ceux qui vivent de l’Esprit de Dieu, mais : Ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu » [10].

Tous les chrétiens devraient être prophètes : disponibles à un sens vivant de Dieu et de toutes choses selon Dieu, que seul l’Esprit divin peut susciter. Tel était le vœu de Moïse pour son peuple (Nb 11,29), promesse transmise par Joël (3,1-5) et qui s’accomplit lors de la Pentecôte (Ac 2) ; telle est l’espérance de saint Paul (Ep 1,17 ; Ph 3,15). Nous devons « trouver dans l’Esprit notre plénitude » (Ep 5,18), « nous armer de puissance par l’Esprit, afin que se fortifie en nous l’homme intérieur » (Ep 3,16). A quel degré l’activité de l’Esprit en nous ne doit-elle pas parvenir puisqu’il nous faut « juger de tout et ne relever du jugement de personne » (1 Co 2,15), ne nous « laisser dominer par rien » (ibid., 6,12), demeurer « bien établis dans les vouloirs divins » (Col 4,12), nous « affranchir de la loi » [11].

Il est très grave que de plus en plus, dans un monde dont les conditionnements sont subis comme des nécessités inéluctables, eux qui conspirent contre la vie de l’esprit, le ressentiment contre la vie intérieure rende peu à peu impensable cette transformation pneumatique de notre être qu’exige le Saint-Esprit. Voyons pourquoi les religieux y sont très particulièrement appelés. Dans les conditions que le monde actuel fait à la vie chrétienne, là est le principe profond de leur vive actualité – qui, sur toute la ligne, sera à la mesure de leur inactualité apparente. De ce contraste que ne prennent-ils la conscience bien nette, qui les réaxerait décidément ? Ils se livrent à toutes sortes de « recyclages », certainement utiles, mais ce n’est pas en « gagnant » ainsi « le monde » qu’ils reconstruiront leur être spirituel – personnel et communautaire (cf. Mt 16,26). – Oh ! bien sûr, connu, connu... On croit tout savoir là-dessus.

II. Pourquoi cette rénovation dans l’Esprit

Le Concile, on l’aura remarqué, présente la rénovation spirituelle comme une exigence du propos de « suivre le Christ », de le « suivre de plus près » [12], par « la profession des conseils évangéliques », et dans la crainte que les « adaptations » aux conditions temporelles et l’excès des « activités extérieures » en fassent perdre de vue le primat.

Quant à cette crainte, contentons-nous pour l’instant d’avoir marqué d’un mot le risque certain que les conditionnements du monde actuel font subir à l’esprit. Dans la suite, il faudra souligner sur chaque point l’actualité des conduites et comportements qui s’imposent.

La « suite du Christ » selon les « trois conseils évangéliques » [13] fait distinguer trois sortes de raisons impérieuses de cette « rénovation ».

1. L’Église maintient avec toute la force désirable la fin traditionnelle de la vie religieuse, qui est la « perfection de la charité » de ceux qui en reçoivent l’appel [14] – ce qu’il faut entendre évidemment de façon personnelle et communautaire. Le propos est de « progresser dans la charité avec la joie de l’Esprit » [15].

On a toujours compris la pratique effective des « trois conseils » comme disposant au mieux les fidèles à un état de la charité intermédiaire entre celui des chrétiens médiocres et celui des bienheureux. Chez les premiers, la charité dort le plus souvent, elle ne passe pas souvent à l’acte et ses actes sont faibles. Les derniers sont toujours en acte et cela en plénitude. Le dessein de l’institution religieuse est de favoriser l’acte de la charité : « actualem motum cordis ad Deum » [16]. Restera donc aux religieux de voir comment ils honoreront leur engagement dans une telle voie. Il est bien évident que les « moyens » de leur institution sont inadéquats à un tel effet. Il faudra que la qualité de leur présence spirituelle, dans l’accomplissement des éléments de leur existence, confère à ceux-ci l’efficacité qu’ils n’ont point par eux-mêmes [17].

2. Il en va de même quant à la fin de l’état religieux que le Concile a particulièrement mise en valeur : une épiphanie du Royaume eschatologique plus « éclatante » que ne peut l’être celle que les autres fidèles accomplissent dans le peuple de Dieu et dans le monde [18]. Une telle fin ne peut être atteinte qu’à la faveur de charismes. Ils sont proprement l’expérience du passage de l’Esprit, qui seul est apte à rendre convaincantes les réalités du Royaume.

Par malheur, depuis le Concile, on parle beaucoup trop des « charismes », comme s’ils étaient assurés à quiconque entre dans un « état », accomplit une fonction – alors qu’ils sont la gratuité même –, comme si leurs bénéficiaires les possédaient ainsi que des vertus, permanentes, stables (des habitus, disent les scolastiques) – alors qu’ils sont particulièrement transitoires [19] –, et comme s’ils habilitaient infailliblement à juger de toutes choses dans le domaine où Dieu appelle – alors qu’il s’impose de « discerner les esprits », de les « éprouver » rigoureusement (1 Th 5,20-21 ; 1 Jn 4,1, etc.).

À la confiance téméraire mise naguère dans les institutions comme si elles étaient par elles-mêmes sanctifiantes et dans l’autorité comme si elle était infaillible, s’est substituée cette autre assurance indue et dont nous verrons au Jugement Dernier si elle n’est pas plus funeste encore, de prétendus « charismes permanents », en lesquels se déguisent les opinions individuelles et les passions collectives [20]. À l’encontre, vingt siècles d’expérience chrétienne manifestent que l’Esprit accorde de préférence ses charismes à la grande ferveur [21] des personnes et des milieux humains, éveillée dans les lignes des missions qu’il confie.

Ainsi l’espérance des charismes à recevoir, instruite des voies les plus normales de l’amour divin, sera pour les religieux le plus puissant stimulant, tandis que l’outrecuidance de ceux qui s’autorisent des prétendus « charismes permanents », qu’ils auraient reçus, qui leur seraient acquis, ne suscite que les faux prophètes. Loin d’encourager aucune suffisance, cette espérance est le principe de la continuelle conversion, de la « fidélité à l’intégralité de la vocation » [22], du « renouvellement spirituel de l’intelligence » (Rm 12,2 ; cf. Ep 4,23-24). Elle ouvre à l’inattendu de cet Esprit « qui souffle où il veut » et « dont on ne sait ni d’où il vient ni où il va » (Jn 3,8). Les risques de cette ouverture obligent à une exceptionnelle maturité spirituelle – à quoi, certes, ne nuit pas la maturité affective ! « L’homme psychique n’y entend rien » : c’est seulement « par l’Esprit (ou l’esprit ?) que l’on juge de ce qui est de l’Esprit de Dieu » (1 Co 2,14). Il faudra que les antennes se déploient, qu’elles acquièrent une sensibilité forte et pure. Plus que jamais dans une Église ouverte à tous les vents du monde, à toutes les sautes des « vents de doctrine » (Ep 4,14) [23].

Dilection et espérance des charismes se diversifient selon les trois conseils évangéliques. Chacun d’eux risque différemment de faire violence à ceux qui y sont appelés et ce n’est qu’une assez exceptionnelle spiritualisation qui fera face à ce risque.

La chose est maintenant célèbre, grâce aux psychologues, dans le cas de la chasteté. L’être humain étant entièrement sexué – il l’est jusque dans sa tournure d’esprit –, la continence parfaite lui fait courir le risque d’une rupture d’équilibre physiologique et psychologique. On sait trop le dessèchement du cœur de bien des vieux garçons et vieilles filles. (Mais n’oublions pas que la satisfaction de l’instinct sexuel et les passions de l’amour ne font pas de moindres ravages.) « L’équilibre a besoin d’être rétabli d’en haut. » La mystique du Royaume doit mettre si réellement « en harmonie avec lui » [24] que l’être entier en reçoive, de proche en proche et à longueur de vie, le rayonnement, jusque dans sa sensibilité et les fonctions de son corps. il faut que cette mystique en arrive à posséder tellement ceux qui se consacrent à Dieu et à ses tâches que l’éventualité même d’un amour charnel leur devienne aussi inconcevable, pour cette raison-là, qu’elle l’est aux eunuques pour un tout autre motif ! Tel paraît être le sens obvie de l’audacieuse comparaison dont se sert le seigneur (Mt 19,12) [25]. En tout cas, tel est bien l’ordre normal des choses, en cette voie d’exception.

Il en va de même pour la pauvreté. La dépossession coupe court, en principe, à cet insatiable désir des choses périssables qui exerce de tels méfaits dans l’humanité et en chacun des êtres humains qui y cèdent. Mais envers ce désir-là, comme envers l’amour humain, il ne suffira ni de petites coutumes conventionnelles, – cela, tout le monde le sait maintenant –, ni d’un idéal trop théorique, ni d’une activité pratique, qui se donnerait toute licence, sous prétexte qu’elle accomplit une fonction d’église, qu’un renoncement radical est acquis et que le cœur se croit détaché. Trop fort est le besoin toujours renaissant des appuis à trouver dans le monde extérieur, des assurances qu’on espère en ce monde, des satisfactions qu’il procure : l’esprit de pauvreté devra être d’une singulière vitalité pour n’y pas succomber. Acquisition et usage des avoirs, des savoirs et des pouvoirs sont sans fin, dans le monde en développement. y retrancher tout superflu avec aisance spontanée et joie, et simplement reconnaître ce qui est superflu, couper court à la soif du plus avoir, requièrent à la fois que la mystique soit vivante dans le cœur et qu’elle s’atteste en des refus abrupts. cette mystique sera l’œuvre des trois dons de l’esprit qui mettent dans la vérité de la créature devant son créateur – la sainte « crainte » –, de l’enfant confiant en le père des cieux – la « piété » –, dans la vérité par rapport aux biens périssables – la « science » ; cette mystique inspirera les vertus paradoxales : l’humilité, la pénitence. Elle accomplira des hommes très simplement « répandus en libation » (2 Tm 4,6), qui vraiment ne songent qu’à « donner satisfaction à Celui qui les a engagés », et qui donc n’usent de l’indispensable qu’avec le souci militant de « se débarrasser des affaires de la vie civile » (ibid., 2,4). En ce monde du lucre et de toutes les jouissances, voilà encore une inactualité, et elle est exposée à des sollicitations tellement incessantes, toujours si plausibles, que la première béatitude – et toutes les autres qui sont nécessaires à son épanouissement – devra être singulièrement vivante dans le cœur.

Le conseil d’obéissance est celui que l’expérience chrétienne a le plus explicité de la lettre de l’Évangile, où on ne le voit pas clairement. Obéir à des supérieurs, ou à une communauté, est une conduite qui diffère beaucoup, en son contenu humain, de la simple obéissance à Dieu, ou de ce que put être celle des disciples envers Jésus lorsqu’ils vivaient avec lui. Il faut nécessairement ces intermédiaires humains : les tâches de ce monde, à commencer par le service du Royaume, étant sociales, comportent essentiellement que des autorités y soient constituées, auteurs du bien commun à des titres divers. Ainsi la fidélité à Dieu se traduira-t-elle nécessairement en une soumission à des hommes. Mais les hommes étant tels qu’ils sont, il y faudra des discernements nuancés. La mystique suprême du Oui que le Christ était tout entier à son Père se réfractera en quelque sorte sur beaucoup d’humain, où elle risquera de s’évanouir. La marche à la suite du Christ donnera ainsi des formes singulières à l’alliance de la simplicité de la colombe et de l’astuce du serpent : dans le concours que nous apporterons aux responsables du service de Dieu, il nous faudra allier le sens des requêtes objectives des données et l’offrande sans mesure de nos mains et de nos pieds aux clous qui nous fixent à la croix du Christ [26]. Il faudra une abnégation de la volonté propre singulièrement vivante pour résorber les amertumes et les duretés du cœur, les remous des passions, dans la paix suprême du Christ qui a « appris par sa souffrance ce que c’est qu’obéir » (He 5,8).

Dans les trois lignes des « conseils », la « renaissance d’en haut » dont parle le Seigneur en saint Jean (3,7 ; cf. 8,23) est donc d’une particulière urgence pour les religieux. Mais ne dramatisons pas. Le coureur a son centre de gravité hors de lui. Cependant, il ne tombe pas. Il tomberait, s’il s’arrêtait soudain. Mais dans sa course, il est heureux. Donc, qu’il coure ! « Saisi par le Christ, s’efforçant de le saisir à son tour ! » (Ph 3,12). Il faut dire des trois conseils ce que le P. Martelet a dit de la virginité : les prendre pour loi est « un choix absolu de l’Extrême et un passage au domaine exclusif du Principe et de la fin de tout ». Quelle violence, si l’esprit religieux ne réussit pas une docilité suffisante de tout l’être à la motion de l’Esprit, qui est ce Principe et cette fin de tout !

III. « Psychiques » et « spirituels »

Les « psychiques » ne doivent pas se confondre avec les clients du psychiatre [27]. Ils sont le plus souvent très « adaptés » à leur milieu, à leur métier, à leurs compagnons, exempts d’inhibitions anormales, éclatants de vitalité physique et psychique. Mais ils demeurent trop les jouets de leurs désirs et de leurs répulsions. Leurs passions leur font un angle de vision trop étroit. Ils ont des réalités spirituelles une perception émoussée, grossière, qu’aggrave leur façon de systématiser ce qu’il faudrait « sentir ».

Il est assez simple de différencier d’eux les « spirituels ». Pour peu que l’on s’en avise, l’on s’étonne que ces traits de différenciation ne soient pas classiques. Ils ne peuvent du reste s’affecter. Tout de suite, ils sonneraient faux. Mais en être averti inquiète l’esprit. Il ne peut pas ne pas les reconnaître et, moyennant l’amitié de spirituels exigeants et l’humilité sans cesse renouvelée de ceux qui découvrent combien ils sont « psychiques » – deux conditions qui pourraient ne pas être rares, en quelque milieu que ce soit [28] – l’éveil authentique à la qualité spirituelle deviendrait fréquent.

La différence s’aperçoit et dans le sens spontané que les uns et les autres ont des choses, et dans leurs façons de juger, et dans l’allure de leurs actions. Commençons par le jugement. Il est une fonction rationnelle, susceptible de démonstration et de vérification. C’est donc là que le caractère spirituel peut le mieux apparaître à qui ne le percevrait pas spontanément. Or c’est en dépassant le mode proprement rationnel, discursif, que cette façon spirituelle de juger est remarquable. Expliquons-nous.

Voyez saint Paul. Lui qui argumente parfois avec une mentalité toute rabbinique, à d’autres moments pousse, sans aucun raisonnement explicite, une pointe soudaine du Mystère chrétien sur les matières en question. Par exemple : pourquoi ne faut-il pas mentir ? – Parce que « nous sommes membres les uns des autres » (Ep 4,25). Aucun intermédiaire logique n’apparaît entre le Mystère de notre appartenance au Corps du Christ et la détermination morale. On pourrait retrouver ces intermédiaires et les lier de façon démonstrative. Mais saint Paul est si vitalement assimilé au Mystère que celui-ci est devenu en lui source immédiate de lumière sur toutes choses. – Pourquoi la chasteté ? – Parce que nos corps sont membres du Christ (1 Co 6,15). – Pourquoi l’accord entre frères et la soumission des uns aux autres ? – En vertu de tout le Mystère d’anéantissement et d’exaltation du Christ (Ph 2,3 et ss). – On peut multiplier les exemples [29]. Chaque fois, une évidence immédiate. Immédiate, du fait que saint Paul vit dans le Christ, au lieu de ne donner qu’une adhésion intellectuelle à un système d’idées. Il s’ensuit l’immédiateté du mode de la pensée, qui a les intuitions simples de l’esprit, qui lance ses éclairs, au lieu de procéder par laborieux raisonnements.

Un second trait n’est pas moins saisissant. Les jugements des spirituels disjoignent jusqu’à les opposer les valeurs que la médiocrité régnante confond, et ils unissent ce que l’on oppose communément. Le spirituel ne peut pas tolérer que l’on confonde indulgence et miséricorde [30], orgueil et fierté [31], compromis et compromission [32], médiateur et intermédiaire [33], destin et destinée [34], etc. L’esprit est vraiment une épée qui déchire les apparences auxquelles se tiennent les psychiques, auxquelles ils tiennent, que leurs passions et leurs fausses déterminations embrouillent davantage, faute d’en pénétrer le sens : c’est toujours un dynamisme intérieur, dû au surgissement d’une fin supérieure, qui décroche l’une des réalités de l’autre : par exemple, le bien supérieur que bafoue tel défaut rend celui-ci intolérable à l’esprit, tandis que la médiocrité « psychique » ou « charnelle » lui est indulgente ; c’est une miséricorde qu’il faut envers ce qui apparaît ainsi comme misère lamentable et non plus comme quelque chose d’anodin dont on prend aisément son parti. Nous ferions des observations analogues sur les autres exemples. L’esprit fait surgir l’ordre profond des choses, la « mystique » dans la « politique » (bien entendu, au sens que ces deux mots ont reçu de Péguy), le drame dans la comédie [35].

En revanche, il exige la corrélation de ce qu’opposent la pensée facile et les partis pris passionnels. Distinguer humilité de magnanimité devient pour lui un problème presque insoluble [36] ; au sujet des mêmes réalités de ce monde, il est optimiste et pessimiste [37] ; il refuse les dilemmes incessants, les désastreux dilemmes, stupides en eux-mêmes et qui ruinent les synthèses vitales : ainsi eschatologie ou engagement dans le temps, théologal ou religieux [38], vie spontanée ou institution, tradition ou nouveauté, etc. Parce que l’homme spirituel « reflète en lui comme en un miroir la gloire du Seigneur », et connaît déjà quelque chose de sa transformation en cette Image éternelle (cf. 2 Co 3,18 et 4,16), où tout se « rassemble » (Ep 1,10), l’action du « Seigneur, qui est Esprit » le rend simultanément présent aux extrêmes. Il s’y voit porté par son sens élevé et purifié des choses, s’étonne de s’y trouver, fait l’expérience de sa petitesse dans cette grandeur indue [39].

Expérience de la solitude, parmi les psychiques, toujours partisans. La seule présence d’un spirituel, quelque bienveillant qu’il soit, inévitablement conteste le milieu où il vit. Il a beau se prêter aux jeux du monde, celui-ci ne s’y méprend pas. Tenant trop à ce qu’on partage ses illusions et ses partis pris, ce monde n’admet vraiment que ceux qui manquent à l’Esprit, qui souvent vont jusqu’à l’éteindre – en parfaite inconscience et bonne conscience (cf. Mt 5,12 ; 23,27 ; Jn 4.43 ; 7.6-7 ; 15,19).

Cette présence de l’esprit aux extrêmes, qu’il touche à la fois, lui fait accomplir « les petites choses comme grandes » et « les grandes comme petites » (au fond, parce que l’Esprit de Jésus est le principe de cette présence). De même que le spirituel porte ses jugements par la vertu de la mystique dont il vit, de même il engage son action « du plus haut de l’Amour », comme dit saint Jean de la Croix [40] : quoi qu’il ait à faire, il commence par franchir un seuil de la valeur qui est au-dessus de la requête, considérée en sa simple matérialité et d’en bas. Il ne se contente pas de réfléchir à la chose à faire selon les seules données temporelles et de mobiliser ce qu’elle comporte d’énergie : il rouvre son cœur aux certitudes surnaturelles qui font sa force, il va le plus droit possible de la dilection et des béatitudes, réveillées en lui, aux objectifs à viser. Ainsi accorde-t-il leur chance aux inspirations et à la force de Dieu.

L’action du spirituel offre souvent ces deux caractères remarquables, de procéder de décisions soudaines – préparées du reste par des périodes plus ou moins longues d’expectative, d’incubation – et de se renouveler dans une plénitude intérieure où elle trouve des ressources inattendues : énergies du don de force, qui obligent à constater que vraiment « la puissance de Dieu se déploie dans notre faiblesse », que « nous sommes forts quand nous sommes faibles » (2 Co 12,9-10 ; cf. Ep 4,13) ; – assurance intime, cette hardiesse que saint Luc et saint Paul se plaisent à souligner, lorsqu’il s’agit de témoigner de la foi [41] ; – tonus spirituel qui augmente, alors que la dépense devrait l’épuiser, tellement qu’à l’extrême, chez certains, le labeur connaît en lui-même le repos [42], et la réfection est de faire la volonté épuisante du Père (cf. Jn 4,34).

Surtout, apparaît dans l’action du spirituel la qualité de l’amour dont elle procède, diversifiée par les vicissitudes elles-mêmes, accrue par elles, et qui fait goûter au spirituel et à ses partenaires ces « fruits de l’Esprit » dont la profusion est si merveilleuse dans le Nouveau Testament, et si peu remarquée [43] : générosité dans le service et le don (Lc 6,38 ; 1 Tm 6,17-19 ; Tt 3,1), bénignité (1 Co 9,22 ; Ga 5,22), témoignage d’affection jusqu’à la tendresse (1 Th 2,7-8 ; Ph 1,7-8), clémence, douceur, longanimité, support des autres, fidélité, paix, retenue, ingénuité, rayonnement de joie (Rm 12,8 ; 1 Co 1,24 ; Ph 1,25) : c’est l’épiphanie de Dieu, transfigurant un cœur [44].

Nous ne rêvons pas. Deux choses sont certaines : le Saint-Esprit trace authentiquement ce programme à ceux qu’il consacre – ou plutôt tels sont bien les fruits qu’il veut lui-même produire en eux –, mais les consacrés et les communautés qu’ils forment paraissent vraiment trop loin de compte. Ils tombent plus ou moins sous le diagnostic que Claudel portait en déchiffrant la signification de l’art religieux de son temps : « faiblesse, indigence, timidité de la foi et du sentiment, sécheresse du cœur, dégoût du surnaturel... » [45] et toute l’agitation du mental, de l’imagination et des passions qui éclatent du vide intérieur et du sentiment qu’on en éprouve, « l’acédie » [46]. Fuite hors d’un monde intérieur dévasté. Ils ont raison de refuser l’évasion dans une spiritualité coupée de la vie et de stigmatiser le « strabisme » qui, dans l’action, diviserait le prétendu spirituel entre des idées sur Dieu et les objets de cette action. Mais la crainte de ces deux fantômes – depuis longtemps exorcisés – fait tomber dans cette aberration selon laquelle l’intérêt pour les choses du monde extérieur accomplit de lui-même la rénovation spirituelle.

Quant à nous, fidèles humblement dans les voies de l’esprit, ne nous montons pas la tête : ne jouons pas aux oiseaux de haut vol, tant que nous ne sommes que volaille de bassecour. Il n’est pire psychique que celui qui joue au spirituel. Mais l’assiduité à se remettre en toute occasion dans l’axe chrétien, celui qui unit le plus immédiatement le Mystère de la gloire en sa plus haute plénitude et la misère humaine en tout son tragique, connaturalise aux choses de la foi, éveille peu à peu le sens spirituel. Le chrétien peut toujours retrouver son axe, au « point sacré en lui qui dit Pater Noster » [47], et là reparaît ce qui toujours subsiste en lui d’enfance éternelle, sous toutes ses prétentions d’incorrigible adolescent qui joue à l’adulte. Si cette candeur enfantine revient à la « candeur de la lumière éternelle » [48], l’ouverture, l’éveil, s’accomplit immanquablement, la grâce du Saint-Esprit étant surabondante. À la faveur de l’affinité que retrouvent avec la Parole de Vie les cœurs de bonne volonté [49], tout redeviendra possible. L’amorce de la vraie « connaissance » [50] fera retrouver de celle-ci le goût qu’ils avaient oublié. La foi vivante éprouvera le besoin de se rééduquer selon l’Esprit d’Amour qui en est la source.

À la faveur du progrès spirituel dans le jugement et dans l’action, les sens spirituels prendront force et acuité [51]. L’éveil de l’esprit, sa docilité à l’Esprit lui feront déployer les antennes. Aux « yeux illuminés du coeur » (Ep 1,18), la Parole de Dieu s’éclaire du dedans (cf. Lc 24,32 et 45). Quelque incompréhensibles que soient « les profondeurs de Dieu », l’Esprit les fait « scruter » (1 Co 2,10), accorde à l’amour d’y être lui-même un discernement [52]. Il nourrit et excite ce goût de Dieu, dont saint Pierre entend qu’il est une condition nécessaire au progrès de la foi (1 P 2,3 ; cf. Ps 34,9). Dans les choses humaines, on en viendra à « percevoir les moindres variations de l’atmosphère spirituelle », comme le constatait Gandhi à la faveur de ses jeûnes. Le plus singulier peut-être – et cependant, quoi de plus normal, puisque l’Esprit tend à faire l’unité de l’être entier, en son mouvement vers Dieu ? – les sens corporels eux-mêmes se spiritualiseront. Ils percevront dans les réalités sensibles – dans nos prochains qui nous sont d’ordinaire trop opaques, dans la nature et les oeuvres de l’art – les qualités du monde invisible, plus réel que les apparences [53].

J’espère n’avoir pas eu tort de pousser un peu loin les perspectives. Leur ouverture extrême, jusqu’où la plupart d’entre nous n’arriveront pas, a une efficacité dont on éprouve quelque chose dès le départ, s’il est bien engagé. En tout cas, le progrès de l’esprit en ses qualités propres et en son rayonnement n’est possible qu’accompagné d’un progrès dans l’intégration à son profit des tendances diverses de l’être humain. Tout le sens des éléments dont se compose la vie religieuse est de faire des conditions favorables à l’âme qui veut se composer pour ce progrès de l’esprit ouvert au Saint-Esprit. À l’encontre, dans le monde actuel, tout excite les passions et une activité forcenée du mental, hors du sens spirituel, dans les lignes du pragmatisme ou de la spéculation abstraite. Les effets en sont déjà si funestes [54] que quiconque étudie l’homme s’inquiète de son sort. Dans ce contexte, le problème de tous les problèmes pour la vie religieuse est de savoir si elle pourra soutenir son propos, qui est, concrètement, de développer des hommes spirituels pour ses tâches, qui sont spirituelles. On ne voit même pas ce problème : on agite, au contraire, toutes les questions au régime d’un mental de plus en plus intempérant et des ébrouements du psychique. On entraîne la vie religieuse dans le mouvement d’un monde où la simple émergence de l’esprit devient de plus en plus hasardeuse.

Si la vie religieuse peut effectivement soutenir son propos, non seulement elle jouera dans l’Église et le monde le rôle qui est le sien pour l’avancement du Royaume de Dieu, mais encore, dans la crise actuelle de l’homme, elle contribuera au salut simplement humain de cet homme [55]. Sinon, qu’elle disparaisse, comme on foule aux pieds le sel éventé ! Nous espérons, dans un prochain article, reconnaître les exigences de l’intégration spirituelle de l’homme et ainsi les conditions inéluctables de la réussite. Les religieux peuvent bel et bien les honorer. Mais en prendre conscience ne fera rien de moins que les obliger à redécouvrir les exigences élémentaires de leur vie : à une conversion très radicale des personnes et des communautés.

Couvent de S.-Jacques35,
rue de la Glacière 75-Paris (7 e)

[1Perfectae caritatis, n. 2.

[2Sous-jacente à cette doctrine est, chez S. Paul, la conception biblique, selon laquelle le « souffle » de l’homme est une participation au « souffle » même de Dieu, qu’il perd par le péché. Il est alors dans la mort, en dépit de sa vie « charnelle ».

[3Peu importe si, grammaticalement, la forme comporte ou non l’adjectif lui-même : la tournure de l’expression est qualificative.

[4Par cette expression, nous synthétisons deux réalités : la loi du Chrétien est « l’instinct du Saint-Esprit » lui-même (S. Thomas, I-II, qu. 106 ; v. l’ouvrage cité note 7, ch. VI), et cet instinct est principe de liberté : « Où est l’Esprit, là est la liberté » (2 Co 3,17). L’expression « loi de liberté » en Jc 1,24 (« la loi parfaite de liberté ») est dans un sens défférent de celui de S. Paul.

[5Allusion à la célèbre parole de Rimbaud : « La vraie vie est absente », mais le poète l’entendait selon un primat de l’imaginaire et le « dérèglement de tous les sens ».

[6I. de la Potterie et St. Lyonnet, La vie selon l’Esprit, condition du chrétien, Cerf, 1965.

[7L’intention de Mc et de Le, paraissant distinguer « cœur », « esprit », etc., ne semble pas être de détailler ainsi quatre façons diverses d’aimer Dieu. Mais il se trouve que ces quatre termes correspondent effectivement aux principales modalités que doit prendre notre amour dans la complexité de notre être. Nous le suggérons ici et espérons y revenir dans un prochain article.

[8Il est vraiment trop superficiel de se plaindre, comme on le fait souvent dans les congrégations modernes et dans les ordres apostoliques que l’on est « inadapté au monde » parce que « trop entaché de monachisme ». Bien entendu, l’ensemble de la disciplina monastique, ses modalités et ses mesures propres ne sauraient se plaquer à côté d’une vie active ou apostolique, ni même s’y « adapter » avec plus ou moins de maladresse. Si l’on ne voulait dire que cela, le ressentiment serait légitime. Par malheur, on ne se rend plus guère compte que l’art nécessaire de « se composer » d’une manière favorable à la rénovation spirituelle, à la consistance et libération de « l’homme intérieur », comporte des conduites et des comportements dont l’activité utile ne dispense pas, si elle veut être vraiment spirituelle, et dont on ne s’affranchit pas sans grave dommage. Or ils ont leur prototype dans la disciplina monastique, quelque diverses qu’elles doivent être les unes des autres. C’est du dedans de leurs principes, dans une anthropologie qui accorde réellement son primat à l’esprit, que l’on comprend ces choses. Nous espérons le montrer dans les prochains articles : ce sont les exigences théologales et c’est cette anthropologie, sans aucune référence conventionnelle au monachisme, qui nous feront revaloriser la disciplina. Sa débâcle actuelle est un désastre spirituel, non seulement chrétien, mais simplement humain.

[9Cf. Guerric d’Igny (grand abbé clunisien, f 1135) : « Ce qui est accompli specie dans le premier baptême se réalise de nouveau veritate » (dans la profession religieuse). Specie = en principe, en signe, assurément efficace, mais qui risque de n’être pas effectif. Veritate = en réalité, étant entendu que la profession religieuse ramasse d’avance dans sa promesse une vie qui lui sera fidèle. C’est en ce sens qu’il faut revaloriser la doctrine traditionnelle sur la profession définitive comme « second baptême ».

[10P. G. 60,525.

[11V. Lyonnet, o. c., note 7, p. 170 et ss.

[12« De plus près » : Lumen Gentium, n. 44, al. 2 ; Perf. carit., n. 1, al. 2. – Sur le thème de « suivre le Christ », A. Schulz, Suivre et imiter le Christ d’après le Nouveau Testament, Cerf, 1966 ; – Schnackenburg, Le message moral du Nouveau Testament, p. 47-52 ; – Légasse, L’appel du riche, Beauchesne, 1967, où l’auteur dégage (p. 257-260) un très rigoureux précis de la vie religieuse en tant qu’elle découle de l’Évangile.

[13Nous mettons les guillemets parce que l’expression est discutable en stricte exégèse. La première fois que le Concile parle de ces « trois conseils » classiques, il écrit prudemment : « les conseils que l’on appelle communément évangéliques » (Lum. Gent., n. 39). Une fois manifesté ce respect nécessaire de l’exégèse, il faut parler le langage commun, qui est parfaitement justifié. – Cf. notre article, dans Vie consacrée, 1966, p. 277-278.

[14Ainsi Lum. Gent., n. 44, al. 1 (« recevoir un fruit plus abondant de la grâce baptismale... la ferveur de la charité ») ; Perf. carit., n. 1, avec le choix des deux premiers mots pour désigner ce décret. – Nombre de religieux aujourd’hui négligent ou même refusent cette intention, se figurent que la vie religieuse aura sa fin épiphanique sans cette tendance effective vers la perfection. C’est proprement insensé.

[15Lum. Gent., n. 42.

[16S. Thomas, II-II, 44, 4, ad 3 (fort opportunément cité par Lum. Gent., ch. V, note 13).

[17Nous nous sommes expliqué sur ce point trop peu aperçu, dans Suppl, de la Vie Spirit., novembre 1965, p. 400-406.

[18Lum. Gent., n. 44, al. 3 (où la plupart des traductions doivent être corrigées, en remarquant que le comparatif « magis » porte sur tout ce qui suit). – Nous connaissons dix autres textes du Concile qui mettent en valeur cette fin épiphanique.

[19Bien entendu, lorsque Dieu appelle à quelque état ou à quelque fonction permanente dans l’Église, son dessein et son assistance sont indéfectibles (qu’il soit la Fidélité même est la donnée radicale de toute la Bible). Cette assistance s’accomplit en les « grâces d’état », lesquelles assistent dans l’accomplissement du devoir, requérant les discernements prudentiels. Rien là d’une expérience du passage de l’Esprit, ce que sont essentiellement les charismes. Le contraste est vraiment intenable entre l’idée téméraire qu’on s’est faite de ceux-ci et ce que nous en disent exégètes et théologiens : Heinz Schürmann, dans L’Église de Vatican II, t. II, Cerf, 1966, p. 541-573, où reviennent les mots : « phénomènes spirituels », « puissantes opérations », « phénomènes eschatologiques », « manifestation » ; – C. Spicq, Agapè, t, II, p. 106 : « dons passagers qui n’habitent pas à demeure l’âme d’un enfant de Dieu » ; – P. Pollet, Initiation théologique, t. III, Cerf, 1952, p. 1082-1108. – La témérité est à son comble dans la conception fantastique que Hans Küng a répandue de son « Église charismatique ».

[20À la suite des « maîtres du soupçon », Marx, Nietzsche et Freud (dont, bien entendu, il faut prendre très au sérieux les avis), on jette le discrédit sur les institutions de l’Église et sur les conduites traditionnelles, mais certaines opinions imposées par des pressions sociales et politiques se substituent aux enseignements de l’Église, et on les canonise comme « charismes ».

[21Il est entendu que les charismes étant destinés à la conviction d’autres que ceux qui les reçoivent et non à la sanctification personnelle de ceux-ci, peuvent échoir à qui n’est pas en grâce – même à l’ânesse de Balaam ! Mais cela est exceptionnel. Sur l’aspect normal de ces choses, le P. Pollet a fort heureusement insisté, o. c. à la note 21, p. 1102-1103.

[22Les mots entre guillemets sont la définition de ce que les médiévaux appelaient « exemplum » (ainsi dans l’expression : « prêcher par la parole et par l’exemple »). Une étude attentive du P. André Duval l’a conduit à cette conclusion, d’une si grande portée, en notre temps où l’on sacrifie souvent à l’effet que l’on veut produire les réalités mêmes de la vie que Dieu veut.

[23Bien entendu, il faut le contrôle de l’autorité de l’Église. Nous n’en parlons pas dans le texte, car nous n’avons en vue que la qualité spirituelle elle-même telle que l’exige le propos religieux.

[24C’est un « célibat eschatologique » (S. Légasse, L’appel du riche, Beauchesne, 1966, p. 248). – Cf. L. Legrand, La Virginité dans la Bible, Cerf, 1964.

[25C’est une « constatation » que fait le seigneur : « certains, dans l’Église, par vocation particulière, se sont rendus inaptes au mariage par leur vie toute donnée à l’Évangile » (S. Légasse, o. c., p. 72).

[26C’était, au moins depuis le XIIe siècle, une image classique : les ordres des supérieurs sont ces clous, auxquels nous devons la dévotion que leur portait le Christ, reconnaissant en eux la volonté de son Père. Denys le Chartreux attribue cette image à « Hugo » (Hugues de S. Victor ?). Elle a l’avantage de faire comprendre que l’on peut fort bien avoir l’obéissance la plus fervente à des mesures que l’intelligence ne peut pas approuver.

[27Il arrive que les spirituels les plus authentiques relèvent du psychiatre, il est devenu banal de le dire de bien des grands mystiques. Chacun sait, aujourd’hui qu’on doit aviser sérieusement aux tares psychiques. Mais on ne se soucie pas autant de la qualité spirituelle qui peut aller jusqu’à faire tourner au profit de la personnalité totale des éléments négatifs assez graves. (Ainsi dans le cas du P. Lacordaire : mon Portrait spirituel du chrétien, Cerf, 1963, p. 289-306.) – Inversement la plus parfaite « adaptation » peut faire les pires médiocres. Et bien pis : à quelles formes du monde actuel certains religieux ne s’adaptent-ils pas ?

[28C’est l’humilité vraie qui risquera le plus de manquer. Les cures psychanalytiques ont instruit de la violence des révoltes vitales contre la vérité.

[29Ainsi la question des viandes immolées aux idoles, réglée par le rappel du Christ mort pour le frère qu’on scandalise (1 Co 8,11) ; – le mariage, accomplissement de l’Alliance éternelle du Christ et de son Église (Ep 5,21-33) ; – la participation à la mort du Christ par le baptême, commandant la mortification (Col 3,2-5) ; – la kenose du Christ, commandant la soumission des frères les uns aux autres (Ph 2,3-5), etc.

[30L’indulgence, à l’ordinaire, minimise le mal réel, pactise plus ou moins avec lui, lui laisse le champ libre par aveuglement ou faiblesse. La miséricorde le voit aussi noir qu’il est (le Seigneur va jusqu’à en suer le sang), n’en prend passion parti et se dépense avec efficacité pour y remédier. – Évidemment, les données des situations obligent souvent la miséricorde à prendre toutes les apparences de l’indulgence. Mais l’esprit est à l’opposé.

[31L’orgueil est le pire des péchés, puisqu’il consiste à se prendre soi-même pour fin dernière et principe autonome d’accomplissement. La fierté est ce légitime, nécessaire et bénéfique tonus spirituel qui procède de la reconnaissance des bienfaits dont on a été gratifié par Dieu. – Ne laissons pas passer cette occasion de nous plaindre de ce que la Bible Œcuménique ait pris le parti de mettre partout « orgueil » dans S. Paul là où le contexte indique qu’il s’agit de fierté. Comment des biblistes, qui savent le scandale suprême qu’est l’orgueil, ont-ils pu admettre que S. Paul s’en vante tout simplement ! (La chose est d’autant plus étrange qu’en des matières moins graves, ainsi Rm 2,20, note a ; 6,19, note b, ils se sont sagement conformés à l’usage des traducteurs, qui est de varier selon les contextes la façon de rendre un même mot.) – La Bible de Jérusalem, heureusement, met « fierté » ou « se glorifier », en Rm 4,12 ; 1 Co 1,14 ; 5,12 ; 9,3 ; 11,10 ; Ph 2,16 ; Ga 6,4.

[32Le compromis est l’impact de l’exigence de l’absolu sur le relatif ; celui-ci, étant plein de contradictions, oblige à des transactions. La compromission est comme le reflux de ces contradictions sur l’exigence qu’il dégrade. Il est généralement impossible dans la complexité du cas de juger sûrement s’il y a compromis ou compromission. Mais spirituellement la différence est du tout au tout.

[33Le médiateur tend à s’identifier avec les deux termes qu’il unit – ce qui n’a lieu pleinement que dans le Christ, « l’unique Médiateur » (1 Tm 2,5), réellement Dieu et réellement homme. L’intermédiaire demeure interposé, plus ou moins hétérogène aux deux termes, ou à l’un des deux. Ici, comme dans l’exemple précédent, la différence peut n’apparaître nullement, à ne juger que du dehors. Mais dans l’intention spirituelle... Le véritable prêtre fait tout ce qu’il peut pour être médiateur.

[34Le destin est l’ensemble des données de fait d’une existence personnelle ou collective ; la destinée est ce que la liberté en fait.

[35« Drame » et « comédie », opposition analogue à celle de Péguy. De soi « comédie » n’a pas plus un sens péjoratif que « politique ». On est obligé de jouer la « comédie » de son existence, comme de traduire en « politique » une « mystique ». Toute la question est que la « comédie » ne trahisse pas le « drame », ni ne l’élude, ce drame du destin dont on doit faire une destinée selon Dieu.

[36Le problème paraît simple, si l’on ne voit la magnanimité que comme une tendance vers la grandeur, et dans l’humilité, vers la bassesse. Mais pour que l’une et l’autre soient vertueuses, il leur faut s’identifier dans la même mesure objective. Le même amour de la vérité les constitue en quelque sorte. Historiquement, les spirituels ont eu beaucoup de peine à les distinguer, et c’est une très belle aventure (R.-A. Gauthier, Magnanimité, Vrin, 1950). – La seule distinction sérieuse, à vrai dire décisive, c’est qu’on est magnanime en vertu des qualités propres qu’on a reçues et que l’on met en valeur, tandis qu’on est humble en vertu du sens qu’on a de son néant devant Dieu. Les deux vertus sont, pour ainsi dire, sur deux plans, selon deux inspirations, et l’humilité est comme le négatif de la vertu théologale de charité, inexistante et inintelligible sans elle, alors qu’il y a une magnanimité païenne.

[37Cf. « Nécessité du pessimisme optimiste », dans mon Portrait spirituel du chrétien, p. 219 ss.

[38Hélas ! c’est un débat très actuel. On récuse le religieux, comme s’il n’était pas chrétien ! Impossible d’entrer d’un mot dans cette navrante querelle.

[39Nous faisons allusion à la parole de Pascal, pour qui la grandeur est de se trouver « aux extrêmes à la fois » (et de « remplir tout l’entre-deux »). L’esprit, étant capable de reconnaître la valeur des extrêmes, est ainsi le principe de toute grandeur. Nous la disons « indue » en ce que l’on constate combien la vie elle-même soutient mal le propos de l’esprit. La « connaissance », selon la pensée biblique, doit être réelle, jusqu’à transformer le connaissant. Celui-ci a-t-il droit à ce qu’il conçoit, si cela ne l’engage ? Grave question, dans un temps où la prétendue pensée est frivole, en son inflation illimitée (cf. le sens johannique de la vérité). Les religieux doivent les premiers lui rendre son sérieux, ainsi qu’à la parole qui l’exprime.

[40Maximes et sentences, n. 183. C’est drôle : « Il faut commencer à peigner la chevelure depuis le sommet de la tête si nous voulons qu’elle soit lisse, et toutes nos œuvres doivent être commencées du plus haut de l’amour de Dieu, si nous voulons qu’elles soient pures et claires » (édit. Lucien-Marie, D.D.B., 1949, p. 1315). – Attendait-on de S. Jean de la Croix cette comparaison ?

[41Cette hardiesse, la parrhesia, grande donnée du Nouveau Testament, cf. Bible de Jérusalem sur Ac 13,46, en y ajoutant 1 Jn 2,28 ; 3,21. – Nous disons : assurance intime (quoique la parrêsia apparaisse dans la conduite extérieure résolue), car elle procède, dans une conscience pure, d’une espérance qui ose affronter le jugement de Dieu (ce que manifeste particulièrement 1 Jn).

[42« In labore requies », dans la merveilleuse séquence de la Pentecôte.

[43Il est trop rare, dans la catéchèse courante, que l’on mette en valeur l’expérience spirituelle, telle que l’oriente le Nouveau Testament. On la discrédite même maintenant, comme si elle n’était que sentimentalité. Dans une doctrine élaborée, inspirée de S. Thomas, on ne sait trop quelle place faire aux « fruits de l’Esprit » ; malgré I-II, q. 70, qui semble vraiment passer inaperçue, on ne leur accorde pas un rôle organique, comme aux vertus, aux dons, aux béatitudes. (Au fait, l’accorde-t-on vraiment aux dons et aux béatitudes ?) Désintérêt séculaire à l’égard de la nécessaire expérience chrétienne ! – Il y eut sur ces « fruits de l’Esprit » un article d’une qualité spirituelle exceptionnelle, qui mériterait vraiment d’être divulgué en un opuscule ou dans un recueil accessible, œuvre du P. Michel Ledrus, S. J., La Vie Spirituelle, mai 1947, p. 714-733. (Il comporte, sur un point ou l’autre, une systématisation qui nous paraît un peu artificielle, mais c’est là peu de chose, par rapport à la pénétration aiguë et la saveur spirituelle de ces belles pages.)

[44L’énumération que nous donnons est celle à laquelle arrive le P. Ledrus, synthétisant de nombreux textes du Nouveau Testament, comprenant ceux-ci du dedans de l’expérience spirituelle. Nous y modifions quelques désignations. – « La fructification des fidèles continue l’épiphanie divine dans la société chrétienne » (p. 717 de l’article cité). – « Le fruit est le rayonnement joyeux du cœur purifié, du cœur finalement transfiguré par l’expérience de ce qu’est Dieu » (p. 716).

[45P. Claudel, Lettre à Alex. Cingria, 1919, Œuvres en prose, Pléiade, p. 120.

[46L’acédie, dégoût du spirituel, était reconnue, jusqu’à S. Thomas au moins, comme un des « péchés capitaux » les plus dangereux, fécond en « filles » particulièrement détestables. Il est tout à fait significatif que personne n’en parle plus. On a mis à sa place la paresse qui, pour une part, est l’effet d’un état somatique ou psychique et qui, pour autant qu’elle est un mal moral, est un effet de l’acédie principalement, n’est pas psychologiquement « primaire ».

[47P. Claudel, « Cantique de Palmyre », dans Conversations dans le Loir-et-Cher, Gallimard, 1935, p. 119 : « Il y a beaucoup d’âmes, mais il n’y en a pas une seule avec qui je ne sois en communion par ce point sacré en elle qui dit Pater Noster », Œuvres en Prose, p. 731.

[48« Candor lucis aeternae », Sg 7,26, selon la Vulgate, désignant ainsi la Sagesse elle-même (dans l’original grec, il ne s’agit que d’un reflet de la lumière éternelle). Nous voulons suggérer cette sagesse divine qu’on goûte dans l’amour surnaturel.

[49Allusion à la doctrine de S. Jean sur la foi. Cf. la Bible de Jérusalem, sur Jn 10,26.

[50La « connaissance » selon la Bible est, en sa plénitude, une entrée « dans un grand courant de vie et de lumière qui a jailli du cœur de Dieu et qui ramène à lui » (Vocab. de théol. bibl., art. « Connaître », col. 159-160).

[51Sans aller jusqu’à détailler exagérément les divers « sens spirituels », comme faisaient certains Pères grecs, en transposant les impressions reçues des sens corporels, il faut certainement réveiller et diversifier la sensibilité spirituelle. « On ne nie pas un élément de l’être humain aussi essentiel que le sentir sans risquer de désastreuses compensations » (J. Mouroux, L’expérience chrétienne, Aubier, 1952, p. 280). – Dans cet ouvrage, sur les sens spirituels : chez Origène, p. 281-283 ; chez S. Augustin, p. 282-283 ; chez S. Thomas, p. 284. – Nécessité de l’insertion dans l’expérience totale, p. 310-311 ; – l’affectivité sensible chez S. Jean de la Croix, p. 314-323.

[52« Amor ipse notitia est », expression fameuse de S. Grégoire le Grand. Le choix du mot « notitia » par ce grand docteur est remarquable en sa réserve : il n’a pas mis : « cognitio ».

[53À ce sujet, l’admirable petit livre de Romano Guardini, Les sens et la connaissance de Dieu, Cerf, 1954.

[54Dans le progrès des névroses, des psychoses, de la délinquance juvénile, des oppositions inexpiables entre complémentaires, des divorces, etc. – dans le déchaînement du lucre, de l’érotisme et de la volonté de puissance.

[55A un autre point de vue, nous avons attiré l’attention sur le rôle qui revient à la vie religieuse pour « le salut humain de l’homme » (« La vie religieuse dans la mutation du monde et de l’homme », dans Supplém. de la Vie spirit., 1969, n. 88, p. 136-137).

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