Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vie religieuse et jeunes d’aujourd’hui

Françoise Cassiers, r.s.c.j.

N°1969-3 Mai 1969

| P. 133-143 |

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

« Et Jésus, l’ayant regardé, l’aima... »

On a tant écrit, ces dernières années, sur la vie religieuse, et sur la jeunesse actuelle, et sur la « crise des vocations » ! Qu’espérer de quelques pages supplémentaires à ce dossier surabondant ? Si pourtant elles pouvaient ajouter à des voix plus autorisées leur toute petite part d’espérance, au milieu de tant d’appels au secours, il vaudrait la peine de les écrire.

Comment les jeunes voient-ils la vie religieuse ? On ne peut pas trop généraliser ; selon les pays, les milieux, les réponses seraient sans doute différentes. Cependant, questionnez les grands adolescents ou les jeunes adultes qui s’intéressent à la chose (et ils s’y intéressent plus qu’on ne pense, même si c’est pour la rejeter) : on en revient toujours aux mêmes exigences, et aux mêmes allergies... Ne faudrait-il pas nous exercer à « interpréter les signes des temps », non par souci d’efficacité (bien que cela aussi soit indispensable), mais par fidélité au Christ ?

Les signes des temps : il y a eu, ces dernières années, de moins en moins d’entrées dans la plupart des noviciats. Pourquoi ? Dire que les jeunes manquent de générosité est un alibi. Ils sont généreux quand ils sont motivés. Nous en connaissons tous qui s’engagent bénévolement au service du Tiers-Monde, dans les hôpitaux, dans les camps de vacances, qui paient de leur personne dans des activités sociales de tous genres. On dira : ce sont là des engagements limités, et tous orientés vers le « temporel », mais le don de sa vie à Dieu dans la foi, ils n’en sont plus capables.

Il me semble qu’il y a plusieurs réponses à cette objection : d’abord, les groupes de spiritualité et de prière, liés ou non à une activité, surgissent un peu partout et sont extraordinairement fervents ; parmi les signes des temps, c’en est un aussi. Ensuite, le manque de foi est-il propre à la jeunesse actuelle ? Oserons-nous dire que nous en avions davantage ? et comment se fait-il alors, que nous n’ayons pas su la communiquer ?

Mais, au lieu d’entamer notre procès ou celui des jeunes, il faudrait peut-être reconnaître que nous sommes ici au cœur de la question, et que toute la crise actuelle (s’il faut l’appeler ainsi) se ramène à un problème de communication.

Les Actes des Apôtres racontent comment, le jour de la Pentecôte, la foule fut bouleversée, « car chacun les entendait parler sa propre langue » (Ac 2,6). Parlons-nous la langue des jeunes pour leur annoncer Jésus-Christ ? Et peut-on leur demander d’être attentifs si nous leur parlons une langue étrangère ? Pour eux, Jésus-Christ, l’Évangile, ce serait le partage fraternel dans de petites communautés très ouvertes, la simplicité d’une vie qui n’a rien à cacher, une disponibilité constante à l’événement : bref, tout un style d’existence en commun dont la loi serait la souplesse, l’adaptabilité, où, comme l’écrit une postulante, « la communion l’emporte sur toutes les observances étroites ».

Et la vie religieuse leur apparaît au contraire comme une structure assez rigide, avec ses codes, ses conventions, ses interdits, un monde clos où tout est bien réglé d’avance, où la sécurité est assurée au prix de l’initiative personnelle, où le bon ordre prend le pas sur la charité. « Cela me semble tellement en dehors de la réalité de l’Évangile », écrit une novice, « j’envisage la vie de communauté tellement différemment »... Il faudrait s’arrêter quelque peu à ce témoignage d’une jeune déjà engagée, car il exprime bien ce que beaucoup d’autres ressentent : le déchirement entre l’appel à vivre la vie religieuse la plus authentique, et l’impossibilité de se sentir accordé à la manière dont elle est vécue aujourd’hui. « Ce que j’éprouve de plus pénible, c’est de sentir qu’on interprète tellement mal nos désirs ; je crois que beaucoup pensent que si nous ne comprenons pas quelque chose, si nous ne sommes pas d’accord avec ce qui est établi, c’est par manque de générosité, d’esprit de sacrifice... Alors que c’est faux ! peut-être la forme d’austérité a-t-elle changé..., mais je ne veux absolument pas y échapper ; au contraire, je n’ai qu’un désir, c’est de ressembler totalement au Christ. »

Bien sûr, n’allons pas mettre tous les torts d’un côté, toutes les vertus de l’autre. Simplement, ne pouvons-nous accueillir ces aspirations et souffrances des jeunes, même s’il nous paraît s’y mêler des vues injustes et utopiques, et dire qu’il y a moyen de « ressembler totalement au Christ » sans nécessairement nous ressembler totalement à nous ?

Avant de demander aux jeunes d’accepter l’ascèse qui sera toujours indispensable dans la vie religieuse, c’est de nous peut-être qu’il faudra l’exiger : ascèse difficile du renouvellement, non seulement de certaines structures, mais de toute une mentalité. Il s’agit là d’un renoncement à soi-même qui peut être très dur, mais qui sera sans doute aussi le meilleur signe de vitalité spirituelle. Les congrégations qui ont su faire cette conversion, non seulement au plan des personnes, mais au plan des communautés, voient déjà venir, ou revenir, les vocations.

Ce n’est donc pas la vie religieuse elle-même qui est périmée, comme si elle avait eu sa valeur dans un certain contexte ecclésial et culturel, mais qu’aujourd’hui une compréhension approfondie de la vie chrétienne, ou une meilleure anthropologie, la rendaient inutile ou inexpressive. La virginité à cause du Christ et à la manière du Christ – c’est-à-dire dans un mouvement d’amour universel – n’est-elle pas au contraire si expressive de l’Église elle-même à la fois dans son cheminement et son achèvement, qu’aucun bouleversement au monde ne pourra l’empêcher de surgir au cœur du christianisme jusqu’à la fin des temps ? Il semble bien aussi que, plus on approfondira la beauté de l’amour humain, – amour conjugal ou amitié – plus on verra comment la virginité, loin de les dévaloriser, leur donne tout leur sens : puisque, à travers les choses qui passent, elle affirme avec assurance la dimension éternelle de l’amour, sa valeur absolue.

On dira que la virginité, justement, ne parle plus guère aux jeunes. Et il est bien vrai que le monde actuel ne fait rien pour leur en faciliter la compréhension. Mais Dieu est au travail dans ce monde. Et la virginité a toujours été déconcertante pour la nature humaine : « comprenne qui pourra », dit l’Évangile. C’est un chemin qui restera toujours incompréhensible à beaucoup, et toujours mystérieux. Mais que le Christ lui-même ait pris ce chemin, c’est un fait, et la seule justification finalement valable, peut-être, de la vie religieuse dans le christianisme. Le Christ a glorifié le mariage, il en a fait un sacrement, mais peut-être ne l’a-t-il pu que parce que lui-même s’était donné corps et âme dans un amour universel qui à la fois glorifiait et transcendait le monde. Et si les jeunes ne veulent pas d’une virginité qui se retranche et s’entoure de protections, qui redoute l’amitié comme un vol fait à Dieu, celle qui est le fruit d’un don total, ils peuvent la comprendre. Ils n’admettent pas qu’elle soit prise comme une fin en elle-même : mais le Christ non plus ne l’a pas vécue ainsi. Elle a été en lui l’expression d’un amour pour Dieu et les hommes inséparablement, qui a polarisé toutes ses forces vitales. Le Christ n’est pas venu détruire la nature humaine ; il montre au contraire jusqu’où elle peut aller, à cause de l’amour. Si la vie religieuse concrètement vécue pouvait exprimer cet amour de façon convaincante, elle retrouverait cette puissance d’attraction qui émanait du Christ. Bien sûr, la virginité chrétienne sera toujours une grâce, sur laquelle l’homme n’a pas de prisé, et un sacrifice qu’il peut refuser. Mais quand on entend dire qu’il y a six entrées au postulat dans la même année d’études universitaires, ou qu’une toute récente congrégation missionnaire compte 20 novices et plus de 40 postulantes, on ne peut plus dire que la vie religieuse a cessé d’attirer les jeunes « parce qu’ils n’ont plus le sens de Dieu »... C’est une certaine conception de Dieu, et de vie pour Dieu, qu’ils récusent. Occasion exceptionnelle pour nous de poser la question avec eux : qu’est-ce que vivre pour Dieu ? et qui est Dieu ?

On peut répondre par de beaux raisonnements. Mais quand Dieu s’est révélé lui-même, il l’a fait dans un homme : Jésus-Christ. Un homme qui agit avec une extraordinaire liberté d’esprit, qui se dégage de tout ce qui ne serait plus que formalisme ou attitudes extérieures sans vérité, et qui, en même temps, ne s’affirme qu’en référence à un autre : « Je suis venu au nom de mon Père – Ce que j’ai appris de lui, je le dis dans le monde – Je ne fais rien de moi-même. » C’est dans cette liberté et dans cette relation, que Dieu se fait connaître. Dans cet homme qui a fait de sa vie une marche en avant dans l’amour, avec tous les risques que cela supposait. Si la vie religieuse est vraiment, comme l’a défini Vatican II, une « Sequela Christi », une marche à la suite du Christ (il faut retenir cette image dynamique : une marche, non un état, et surtout pas un « état de perfection » !), alors, elle doit être une école de liberté et de relation. « Si tu veux » (et non pas « Tu es obligé »), « Viens et suis-moi » (et non pas « Mets-toi à part »).

Or les valeurs de relation et les valeurs de liberté sont peut-être celles auxquelles les jeunes d’aujourd’hui sont le plus sensibles. Le « Vivre pour les autres » de Bonhoeffer, exprime certes mieux leur conception de l’existence chrétienne que le « My creator and myself » de Newman... Et nous les taxerions facilement, non toujours à tort, sans doute, d’horizontalisme. Mais si ce « vivre pour les autres » était un des plus instants appels de l’Évangile ? Condamnera-t-on le Christ pour horizontalisme, quand nous l’entendons dire : « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait » ? Nous n’osons pas identifier Dieu à notre frère, mais Dieu, lui, a osé le faire.

La pire erreur, évidemment, serait d’en conclure que le temps de la contemplation et de l’adoration est achevé : pourra-t-on jamais être vraiment religieux sans être contemplatif ? Et toute la vie du Christ ne manifeste-t-elle pas la priorité de la prière ?

Mais peut-être y a-t-il une manière propre à notre temps de contempler. Peut-être est-ce trop facile de dire que les jeunes ne veulent plus prier, alors que simplement ils ne veulent plus notre manière de prier. Et si beaucoup s’arrêtent au niveau de l’amitié humaine, sans vouloir ou pouvoir découvrir l’amitié divine, n’est-ce pas qu’il a manqué d’éducateurs pour montrer le chemin ? Si nous les aimions assez, tels qu’ils sont, avec leurs exigences et leurs utopies, pour que notre amitié peu à peu leur parle d’une autre présence ? Autre et la même, d’ailleurs : car telle est la Bonne Nouvelle. Mais leur dire d’abord : renoncez à vos vues, et prenez les nôtres pour l’amour de Dieu, est-ce la façon du Christ ? La prière instante, le renoncement à soi-même, n’est-ce pas à nous de les vivre de façon si convaincante qu’on vienne nous dire : « apprenez-nous à prier ».

Nous sommes souvent déroutés parce qu’aujourd’hui les jeunes comprennent mieux le second commandement que le premier. Ici encore nous craignons l’horizontalisme. Cependant Jésus ne disait-il pas qu’on reconnaîtrait ses disciples, non à leur amour pour Dieu, mais à leur amour fraternel ? N’est-ce pas ici que nous pouvons contempler et adorer le Dieu Transcendant : le seul qui sache se donner tout entier, être « pure relation ». Le Christ n’a rien fait d’autre que créer des liens : de lui aux hommes, des hommes à Dieu. Si la vie religieuse veut être vraiment signe du Christ, elle doit pouvoir exprimer de façon parlante cette manière d’être qui rencontre si bien la sensibilité des jeunes. Les grandes époques de la vie religieuse ne sont-elles pas celles où des hommes et des femmes consacrés à Dieu ont su exprimer cette consécration dans le langage de leur temps ? Benoît, Bernard, Dominique et François, Thérèse d’Avila et Vincent de Paul, ont su entraîner à leur suite malgré de rudes exigences. C’est que, à travers eux, la relation à Dieu devenait, du même mouvement, relation aux hommes. Or, aujourd’hui il y a une espèce de barrière du langage qui fait que les instituts religieux – sauf heureuses exceptions –ne sont plus pour les jeunes un signe bien parlant. Il leur est difficile de déchiffrer, derrière tant de codifications, la fraîcheur de l’Évangile. Saurons-nous enlever le voile qui n’a pas été mis par Dieu, mais par nous ? Car Dieu ne voile pas, mais dévoile. Toute la Bible nous montre comment Dieu parle aux hommes un langage qui leur soit accessible, adaptant avec une infinie patience ses exigences à leurs possibilités. Jésus a parlé avec les mots de tous les jours, il a vécu avec les gens, il a noué des amitiés. C’est à travers la simplicité quotidienne qu’il a révélé le Père et son Esprit.

Ce qu’attendent les jeunes, n’est-ce pas une vie qui retrouve l’Évangile de cette manière très simple et amicale, comme le petit groupe des Apôtres autour du Christ ? Ils ne s’embarrassaient guère, semble-t-il, de règlements, de clôture, de costume distinctif. Toutes choses qui s’expliquent par l’histoire et ont sans doute aidé la vie religieuse en leur temps, mais qui aujourd’hui en durcissent souvent le visage, et n’apparaissent souvent plus alors que comme des barrières ou des signes de sclérose. Se dégager de cet excès de structures, ignoré de l’Évangile, et généralement aussi des fondateurs, ne permettrait-il pas de mieux remettre en lumière l’essentiel de la vie religieuse, et le charisme de chaque congrégation ?

Il ne s’agit aucunement de tomber dans une sainte anarchie. Mais, pas plus qu’on n’identifiera le mariage aux coutumes matrimoniales de telle époque ou de tel lieu, on ne peut lier la vie religieuse à un certain type de structures. Les structures sont là pour permettre à un esprit de s’exprimer. Le jour où, parce que les mentalités ont changé, elles ne sont plus un moyen d’expression mais un voile, le meilleur service qu’elles puissent rendre est de s’effacer, afin que l’esprit toujours vivant puisse à nouveau s’exprimer de façon adaptée. Il semble que le temps soit venu d’opérer une telle conversion. Ne peut-on aujourd’hui, comme déjà si souvent dans l’Église depuis 20 siècles, faire confiance à la créativité des chrétiens ?

De fait, bon gré mal gré, nous sentons bien surgir, tâtonnantes comme tous les commencements, de nouvelles formes de vie consacrée à Dieu. Elles correspondent à la sensibilité du temps ; elles effraient les partisans de l’ordre, et elles ont leurs risques. Mais refuser le risque, c’est souvent refuser la vie, et Dieu est le Dieu des vivants...

L’ordre et la stabilité sont des valeurs, c’est vrai, mais dans un monde qui évolue sans cesse, c’est plutôt l’adaptabilité que les jeunes ressentent comme une vertu. Dira-t-on qu’ils ont tort ? La vie est un mouvement perpétuel, qui demande une perpétuelle souplesse devant l’imprévisible. Dans une telle perspective, la notion même d’engagement évolue : demain ne sera pas comme aujourd’hui ; et moi-même serai-je encore celui que je suis ? Que signifie alors la promesse faite hier par celui que je ne suis plus ?

Au premier abord on criera au relativisme, et l’écueil, c’est vrai, n’est pas facile à éviter. Mais nous sommes peut-être aussi tout près de l’Évangile, de la disponibilité d’esprit, de la pauvreté du cœur que demande l’Évangile.

Quand on voit l’intérêt suscité par une expérience comme celle de Taizé, par exemple, on perçoit un peu mieux comment la fidélité à Dieu tend à s’exprimer aujourd’hui dans une « dynamique du provisoire », qui accepte dès le départ une constante remise en question de ses réalisations. La seule sécurité devient alors la fidélité de Dieu, non celle de l’homme qui se sait fragile et inconstant. Mais Dieu est vraiment fidèle, et sur cette base l’engagement redevient possible, nécessaire même, et désirable. La disponibilité à l’événement apparaît comme une soumission à Dieu qui parle par l’histoire, et libère l’esprit dans une attention aimante aux besoins du moment. Il ne s’agit donc pas de relativiser l’engagement, mais de remettre en lumière combien il s’adresse à Dieu seul, non à des structures qui, elles, sont relatives.

Évidemment, cela peut mener loin, et la grâce du bon discernement est à demander plus que jamais. Mais ici encore, il semble que les jeunes pressentent comment une vie de communauté authentique aidera ce discernement. « Qu’est-ce que le Seigneur veut ? », écrit encore une novice, « ce qui est établi, ou les aspirations que l’on sent en soi ? Comment savoir où est l’esprit du Seigneur ? Sans doute dans le dialogue et une grande confiance mutuelle ». On voit ici comment les jeunes s’attendent à ne découvrir leur propre personnalité, leur vocation, qu’à travers une relation interpersonnelle. Même de leur prière, de l’authenticité de leur prière, ils se méfieront, si elle n’est pas en quelque sorte vérifiée par la vie commune. Ils sont plus attentifs au témoignage d’une communauté qu’à quelques réussites individuelles. Pour eux, la charité est la pierre de touche d’une vie religieuse valable. Sur ce point, ils sont intransigeants : ils attendent de voir des communautés où l’on s’aime, où l’on soit heureux de vivre ensemble. On leur reproche souvent de reculer devant certaines exigences de la vie religieuse, comme le silence, l’exactitude, la mortification. Mais pour eux, l’ascèse n’a de signification que par rapport à la charité. Après tout, n’est-ce pas conforme à l’Évangile ? Jésus n’a jamais dit qu’on témoignerait de lui en respectant le silence, ou l’exactitude, mais en aimant. Et il est bien évident que cet amour suppose un certain silence (chose que les jeunes mettent du temps en général à découvrir), suppose aussi qu’on ne gêne pas les autres par les fantaisies de son horaire personnel. Mais c’est l’amour qui est premier. Vérité que tout religieux de tous les temps a toujours sue, et voulu pratiquer. Mais quand le monde change (et il a changé plus vite que les coutumes des instituts religieux, il faut bien le reconnaître), même les modes d’expression de la charité peuvent avoir à changer.

On peut se demander par exemple si des structures qui aboutissent à présenter l’apostolat comme une lourde organisation aux tâches administratives écrasantes, plutôt que comme la libre et joyeuse annonce de la « Bonne Nouvelle », on peut se demander si ces structures ne sont pas à transformer grâce à toutes les ressources d’une imagination courageuse. Car il s’agit d’annoncer Jésus-Christ, et non de tenir solidement un réseau d’écoles ou d’hôpitaux. On répondra que cela va de pair : c’est une opinion et elle a sa valeur. Mais l’absence ou le malaise des jeunes dans de telles structures devrait susciter une interrogation : n’ont-elles pas besoin d’un sérieux renouveau à défaut duquel Dieu appellera ailleurs ?

On peut se demander aussi quel témoignage évangélique est donné par certaines formes de pauvreté, où les jeunes ne voient plus que de l’économie, alors qu’ils attendent le partage et le détachement ; ou par certaines formes d’obéissance, qui leur apparaissent comme une démission de responsabilité.

Aidons-nous assez les jeunes, par nos propres attitudes, à comprendre que la vie religieuse est liberté intérieure, parce que attachement total à quelqu’un dans le détachement du reste, à travers tous les événements possibles ? Ne donnons-nous pas, parfois, l’impression toute contraire d’une existence qui s’est garantie contre les risques (le vœu de pauvreté finit par être un vœu de sécurité, disait un théologien), ou qui s’est dépersonnalisée sous un poids de contraintes à porter tant bien que mal « pour l’amour de Dieu », amour qui par le fait même n’apparaît plus du tout désirable. C’est paradoxal, mais on est tenté de dire que nous devrions parfois mettre notre vertu à nous libérer de certaines règles, par amour pour ceux qui n’en perçoivent plus la signification. Comme disait une étudiante qui avait vécu quelque temps avec des religieuses : « Si elles pouvaient être un peu moins parfaites et un peu plus joyeuses ! » De même pour la question, toujours délicate à soulever, de l’habit « religieux » : il pourrait être bon de s’interroger sur la portée exacte de son témoignage, dans un monde qui n’attend plus des signes extérieurs à la réalité, mais que la réalité elle-même soit signe.

En fin de compte, ce que les jeunes nous demandent, c’est de vivre en vérité l’Évangile dans le monde d’aujourd’hui. Et l’Évangile n’a jamais été facile à vivre. Sommes-nous vraiment les pauvres à qui le Christ promet sa joie, et qui s’émerveillent d’avoir tout reçu ? Sommes-nous prêts à quitter la richesse de nos certitudes et de nos sécurités, prêts à être conduits sans savoir où, par cet amour qui est la seule certitude qui nous reste ? Ceci peut n’être qu’une belle phrase pour conclusion d’article ; ce peut être aussi une interrogation sur toute la signification de notre vie. On a dit que l’humilité d’aujourd’hui consistait à accepter d’être remis en question. A cette humilité, les jeunes nous aident grandement ! Au point qu’il nous devient parfois difficile de nous situer dans l’Église. Car tout chrétien n’est-il pas invité à la pauvreté d’esprit, à l’obéissance du cœur ? Toute l’Église n’est-elle pas l’Église des pauvres, le témoin plus ou moins fidèle de la grande communauté des hommes dans l’attente du Seigneur qui viendra tout rassembler ? Où est la grâce propre de la vocation à la vie religieuse ? Une définition est en soi sans importance, et peut-être impossible quand il s’agit d’exprimer toute la complexité d’une vie.

Mais il y a pourtant une dimension de l’Église que les religieux sont appelés à vivre d’une façon permanente et plus intense : sa dimension « eschatologique », pour employer un mot sans doute peu suggestif pour les jeunes, amateurs du concret immédiat. Mais la réalité est, elle, bien concrète et immédiate puisqu’elle saisit notre chair, corps et âme, sous l’emprise et en réponse à un amour qui demande tout, tout de suite. La grâce du « célibat en vue du royaume de Dieu » fait de celui qu’elle atteint un pur signe, un pauvre radical, un témoin de l’amour universel qui nous rassemblera tous un jour. Elle ne fait pas échapper au monde. Elle fait vivre dans le monde sur le mode de la confiance totale, comme fit le Christ. Aux jeunes anxieux de pouvoir vivre leur vie en plénitude sans rien renier des valeurs humaines, elle affirme que Dieu est vie éternelle, et qu’il peut combler dès aujourd’hui. En se livrant au Christ ressuscité, elle se fait le témoin de la puissance de l’Esprit dans notre faiblesse même. Il ne faudrait donc pas nous décourager devant l’imperfection de notre témoignage. Cela fait partie, sans doute, de notre pauvreté, d’être un peu dépassés et bousculés par les événements. Mais cela fait partie aussi de notre fidélité au Christ, qui nous interpelle dans ces événements, d’avoir à repenser notre manière d’être au monde. Ce monde que « Dieu a tant aimé » qu’il a voulu y vivre, y mourir, et en faire la matière de sa Résurrection.

2, avenue des Deux Tilleuls
Bruxelles 4

Mots-clés

Dans le même numéro