Réalisme de la foi
Jean-Marie Faux, s.j.
N°1967-5 • Septembre 1967
| P. 257-271 |
Le 22 février dernier, le pape Paul VI annonçait la célébration d’une « année de la foi » en l’honneur du XIXe centenaire du martyre des SS. Pierre et Paul. C’est pour répondre à cette requête du Pape que nous voudrions, avec les lecteurs de Vie consacrée, nous interroger sur « la foi aujourd’hui », ou plutôt entendre l’appel qui nous est adressé aujourd’hui par le Seigneur ressuscité, « chef et consommateur de notre foi » (He 12,2).
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« C’est l’habitude de ce Siège apostolique, pour solenniser une commémoration particulièrement importante... d’accorder des dons spirituels... Mais cette fois-ci nous aimons mieux demander que donner ; nous préférons formuler une requête plutôt qu’une offre... » [1]. C’est en ces termes que, le 22 février dernier, le pape Paul VI annonçait la célébration d’une « année de la foi » en l’honneur du XIXe centenaire du martyre des SS. Pierre et Paul. La demande du Pape, « simple et grande », est qu’à cette occasion tous les membres de l’Église fassent profession « authentique et sincère » de cette foi, à laquelle les apôtres ont donné le témoignage de leur parole et de leur sang. Cette profession de foi devra avoir lieu dans toutes les communautés d’Église, à tous les échelons, au cours de célébrations qui devraient être soigneusement préparées. Elle ne peut se réduire à la récitation d’une formule, à un rassemblement de foule, à une cérémonie, même grandiose [2]. Elle doit être préparée par un effort de prise de conscience, de renouvellement et d’approfondissement de la foi dans lequel chaque croyant pour sa part et toutes les communautés ecclésiales sont invités à s’engager sérieusement. C’est pour répondre à cette requête du Pape que nous voudrions, avec les lecteurs de Vie consacrée, nous interroger sur « la foi aujourd’hui », ou plutôt entendre l’appel qui nous est adressé aujourd’hui par le Seigneur ressuscité, « chef et consommateur de notre foi » (He 12,2).
La question actuelle
Le Pape tourne notre attention vers ce qui est bien la question capitale de notre temps. Dans la multitude des interrogations soulevées pour l’Église par les changements du monde, le mouvement de la pensée et sa propre transformation post-conciliaire, c’est la foi qui est en jeu. Elle est en même temps l’objet d’un défi et la ressource qui nous permet d’y répondre. Il est devenu banal de noter la chute des appuis sociologiques qui pouvaient favoriser la foi naguère encore. « Les bastions sont rasés » [3], le catholique vit et vivra de plus en plus en diaspora ; nous sommes jetés dans une société indifférente, où la foi religieuse est de plus en plus ressentie comme une singularité peut-être inoffensive mais inutile. Le fait d’un athéisme tranquille et largement répandu conteste radicalement la foi. Les soupçons que soulèvent contre Dieu et contre la foi, le savoir, l’entreprise et le style de vie de l’homme d’aujourd’hui, pénètrent dans le champ de la conscience catholique et engendrent chez plusieurs un profond désarroi. Dans le même temps, le Concile a libéré des forces tumultueuses d’interrogation et de mise en question qu’endiguaient jusqu’alors sévèrement des habitudes de prudence et de centralisation. On a touché à des choses qui paraissaient immuables, on a redécouvert le sens de l’Église en marche et de la nouveauté perpétuelle de la foi. En restaurant, à tous les niveaux de la communauté ecclésiale, le sens de la coresponsabilité, les Pères du Concile ont évidemment couru le risque de l’effervescence et de l’anarchie. En entrant dans la voie des réformes, ils se soumettaient nécessairement à la dialectique de l’impatience et du raidissement : ceux qui voudraient toujours aller plus vite et ceux qui disent : « Vous voyez bien. » D’un certain point de vue on pourrait dire que l’Église s’est démantelée de ses propres mains au moment où elle allait subir un des plus violents assauts de son histoire.
L’aujourd’hui de Dieu
Mais ce point de vue serait superficiel, politique (au sens où Péguy disait que tout commence par la mystique et finit par la politique) : le point de vue de la sécurité et de l’efficacité visibles. Il est vrai que, par le Concile, l’Église a commencé à se dépouiller de ce qui lui donnait l’air d’une forteresse, pour se mêler au monde, en posture de servante. Il est vrai que chaque chrétien est davantage livré à lui-même, convié à réinventer, en partie au moins, son témoignage et sa présence au monde, comme il doit réinventer sa manière d’être chrétien. L’Église n’a pas choisi une voie facile. Mais répondant à l’appel que constituait sa situation de fait de « petite Église dans le vaste monde » [4], elle a trouvé en elle-même les ressources nécessaires pour mieux se définir, pour renouveler sa vie et sa prédication et pour entrer dans le dialogue, en se rendant vulnérable. La foi est sa ressource ; elle opte pour la foi, elle met sa confiance dans son Seigneur. Dès lors la foi ne nous apparaît plus comme une chose menacée, soupçonnée et qu’il faut protéger, mais comme la force même qui fait vivre et met en relation. Dans la contestation, on voit poindre l’appel et l’espérance. Sous l’incertitude et l’interrogation, jaillit la joie de la recherche, de l’amour créateur, de l’admiration et de la liberté des enfants de Dieu. La foi ne peut plus être une possession tranquille, elle est de moins en moins une possession commune. C’est l’épreuve de notre temps, mais une épreuve qui peut et qui devrait faire grandir, une épreuve de vérité, sans laquelle les chrétiens ne pourraient accéder à « la vérité tout entière » [5] de leur adhésion au Christ. Si nous nous trouvons désarmés, impuissants, n’est-ce pas pour retrouver l’assurance de l’Apôtre ? « Nous portons ce trésor dans des vases de terre, afin que l’on voie bien que cette extraordinaire puissance appartient à Dieu et ne vient pas de nous » (2 Co 4,7).
Cette extraordinaire puissance
Nous sommes au cœur du sujet car qu’est-ce que la foi, sinon la puissance du ressuscité qui s’empare de nous dans le consentement de notre liberté. On voit bien comment l’épreuve de la foi, la crise de la foi ne peuvent se résoudre que par la foi, la question de Dieu que par Dieu. Le second Concile du Vatican n’a consacré explicitement à la foi qu’un court paragraphe : le n° 5 de la Constitution Dei Verbum. Mais ces quelques lignes, surtout si on les replace dans le contexte de la Constitution tout entière, sont pleines d’enseignement. La foi y est définie comme une « obéissance », par laquelle nous nous remettons librement à Dieu, lui faisant l’hommage de notre intelligence et de notre volonté et adhérant à la Révélation qu’il nous communique. L’accent est mis délibérément sur l’engagement personnel, sur l’accueil fait à Dieu. La foi est considérée d’abord comme la réponse libre à la libre initiative de Dieu, dont le deuxième paragraphe de la même Constitution nous dit « qu’il se révèle lui-même et nous fait connaître le mystère de sa volonté, par lequel les hommes ont accès auprès du Père, par le Fils..., dans l’Esprit et sont rendus participants de la nature divine ». Nous nous mouvons sur le terrain des faits, des réalités existentielles, de la vie. La foi ouvre l’homme à l’emprise divine, elle le réconcilie, elle le justifie, elle rend réelle pour lui l’histoire du Dieu qui a aimé les hommes au point de leur envoyer son Fils unique, elle le fait entrer dans le Mystère de Dieu.
Si l’accent est mis avec une telle vigueur sur l’aspect personnel de l’acte de foi, ainsi que sur la réalité de la communication divine, la foi ne peut plus apparaître seulement comme une idéologie entre d’autres, comme une doctrine, une morale ou une appartenance. Une ancienne manière de parler de la foi surtout comme d’un assentiment aux vérités révélées pouvait favoriser ce glissement. La foi risquait de devenir une idée. Ce genre de théologie n’est plus possible aujourd’hui bien que la tentation en soit permanente, comme nous le verrons plus loin. La foi est l’événement du dialogue que Dieu entame avec les hommes et dans lequel nous sommes invités à entrer. Elle est un fait, le fait de Dieu, un fait qui dure, un événement transformant et qui nous requiert tout entiers.
L’objectivité de Dieu
Essayons de concevoir et de recevoir, dans toute sa réalité, « l’objet » de la foi. Selon le n. 2 de Dei Verbum, déjà cité, c’est Dieu et son dessein. Non pas l’idée de Dieu, non pas la connaissance de son dessein, mais Dieu lui-même dans l’accomplissement réel, éternel et actuel de son œuvre de salut. Dieu en train de faire de nous ses enfants, dans notre histoire humaine actuelle, en continuité avec l’économie entière de la Révélation chrétienne. La foi comme réponse de l’homme est donc tout entière inscrite dans le Mystère de l’Amour de Dieu, et suscitée par lui. Elle reçoit ce qui est. Elle est à la fois toujours dépassée par le Mystère, qu’elle reçoit sans pouvoir le contenir, et tranquillement assurée de sa vérité : « Je sais en qui j’ai mis ma confiance » (2 Tm 1,12).
Si l’on veut serrer de plus près la réalité de ce contenu de la foi (qui est encore plus son contenant), on rencontre un Amour qui se traduit dans une histoire : « Il a donné son Fils unique » (cf. 1 Jn 4,9). L’objectivité de l’existence absolue et créatrice et le fait, contingent mais désormais inéluctable de l’Incarnation, de la Résurrection et de l’Église. Toute la réalité ecclésiale, la Tradition, l’Écriture, le Magistère de l’Église et ses institutions sont englobés dans l’objectivité divine sans pourtant jamais l’épuiser. Ils sont expressions historiquement nécessaires et objectivement valables de la Parole vivante de Dieu et c’est en eux que se coule, normalement, la réponse de la foi. Mais le Mystère est toujours au-delà de ce qu’on peut en dire, la réalité au-delà des énoncés et même au-delà de ce qu’on peut en vivre dans l’adhésion la plus sincère.
De cette perception du Mystère découlent en même temps la certitude de la foi et son obscurité, son assurance inébranlable et le sens de l’indicible, qui engendre la recherche infatigable. Nous ne possédons jamais mais nous avons été saisis. La foi véritable est également éloignée de réduire le Mystère à l’énoncé du dogme et de prétendre viser le Mystère en faisant fi des expressions historiques, auxquelles la Parole vivante a voulu se lier.
La réalité de la rencontre
Le point crucial du message chrétien, l’affirmation qui restera toujours la plus difficile à admettre pour notre raison humaine – et même, « pour les hommes c’est impossible » (cf. Mt 19,26) –, c’est l’entrée de Dieu dans l’histoire, l’Incarnation. L’apologétique doit montrer que cette éventualité ne répugne pas à priori et même qu’une analyse complète de l’existence humaine ne peut en faire l’économie. Mais le fait ne peut être reçu que par la foi ; le recevoir est l’acte de foi même. Celui-ci consiste à se laisser introduire effectivement dans le Mystère du Verbe incarné. Quand nous confessons que « Jésus est Seigneur », déjà il s’est emparé de notre esprit et de notre cœur, il est déjà effectivement notre Seigneur et Sauveur, il nous a donné son Esprit. Saint Paul nous avertit explicitement que nous ne pourrions faire cette affirmation (si du moins elle est une véritable affirmation) sans l’Esprit Saint (cf. 1 Co 12,3). La foi est donc un véritable événement, un commencement, une conversion : non pas seulement l’acquisition d’un nouveau contenu de conscience, mais une transformation radicale de l’intelligence et de la volonté, un nouveau pouvoir de connaître et d’aimer. Dieu lui-même devient le principe de la pensée et de l’action. La Parole se fait intérieure. Elle atteint le croyant au plus profond de lui-même, elle demeure en lui pour créer une communion, elle le transforme en investissant peu à peu de sa lumière tous les champs de sa vie. On n’a rien compris de la foi tant qu’on n’a pas admis ce réalisme de l’emprise divine. C’est très simple et pourtant presque impossible à faire comprendre à qui n’a pas commencé à le vivre. « Ce n’est pas la chair et le sang qui te l’ont révélé, mais mon Père qui est dans les deux » (Mt 16,17). Comme nous le verrons plus loin, la tentation permanente de la foi est de renâcler devant ce réalisme et de fuir devant Dieu.
L’obéissance de la foi
Le véritable croyant par contre se tient devant Dieu « comme un homme » (cf. Jb 38,3). Il se laisse interpeller dans sa vie par le Dieu vivant. C’est cela l’hommage entier de l’intelligence et de la volonté, dont parle le Concile : non pas une œuvre de l’homme en réponse au don de Dieu, mais le consentement à la communication qu’il fait de lui-même. L’obéissance de la foi consiste à laisser Dieu prendre l’initiative, à lui abandonner la conduite de notre vie, – une conduite que, dans le développement normal de la vie théologale, il exerce de plus en plus directement et intérieurement. Ainsi la foi comme don de Dieu et la foi comme engagement libre de l’homme ne font pas nombre ; de plus en plus réellement « ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ vit en moi » (Ga 2,20). Et c’est alors que la liberté s’épanouit et que je suis vraiment moi-même. La foi ne peut pas rester une superstructure religieuse ajoutée à la vraie vie. Le Christ n’est pas facultatif, sa seigneurie s’étend à tous les hommes et à l’homme tout entier ; la vie éternelle n’est pas une réalité éthérée, elle est la vie humaine transformée par le Christ, traversée par l’Amour qui est le Saint-Esprit. Il n’y a donc pas de foi authentique tant que l’homme n’a pas livré à l’emprise du Christ son moi véritable. Le Seigneur ressuscité ne peut se contenter de quelques pratiques ou de quelques sentiments, il refuse de se laisser enfermer dans un secteur consacré. Il veut l’homme. Son appel se situe au niveau de l’option fondamentale, celle qui donne un sens à la vie ; au niveau du goût de vivre, du désir d’être et de l’amour. Nous devons bien nous persuader que tout court-circuitage qui tendrait à faire accomplir à l’homme des gestes religieux en laissant en dehors de ceux-ci la vérité de son aspiration originelle est une trahison de la foi. On a pu jadis avec une excellente intention suivre cette voie sans en voir la nuisance, mais il importe aujourd’hui de chercher absolument l’authenticité.
La tentation permanente
La tentation permanente est d’avoir peur de Dieu ; et ceci pourra se traduire aussi bien par le désir de le tenir à l’écart que par celui d’en disposer. Il n’est pas facile de se laisser interpeller par Dieu comme Abraham, de se laisser conduire par lui et d’accepter une intimité qui nous dépouille de nous-mêmes. Alors nous cherchons des protections, des sécurités et nous les trouvons le plus souvent dans les expressions mêmes de notre foi. De médiations, elles deviennent intermédiaires. Dans la médiation de la pratique religieuse, le croyant se rend vulnérable à l’amour de son Dieu. Mais s’il vient à prendre peur, s’il cède au désir bien humain de savoir où il va et à quoi s’en tenir, d’être en règle ou d’avoir des assurances, alors la pratique peut devenir pour lui un intermédiaire. Elle se durcit, elle devient pour lui la religion elle-même, elle est l’œuvre qu’il donne à Dieu, sa foi à lui. Toutes les apparences subsistant d’une foi même fervente, la démarche a été vidée de sa substance. Au lieu de l’ouvrir à Dieu, les gestes de la foi le mettent à l’abri de son action. On a appelé justement cette attitude l’hérésie masquée de la démission de la foi [6]. Elle peut prendre des formes très diverses et notre intention n’est pas ici d’écrire une pathologie de la foi. Mais il fallait mettre le doigt à la racine du mal. Dès que l’attention est attirée et si elle reste courageusement vigilante, elle reconnaîtra la tentation permanente. Nous voulons bien « croire en Dieu », c’est-à-dire admettre son existence, tant qu’elle ne prête pas à conséquence pour notre vie ou que nous décidons nous-mêmes des conséquences convenables. Mais le laisser entrer, le laisser prendre pied est autre chose. C’est merveille de voir l’ingéniosité que nous mettons, inconsciemment souvent, à nous dérober à son action. On pourrait faire une histoire de la vie chrétienne sous l’angle de l’hérésie masquée ; on verrait comment, siècle après siècle, celle-ci travaille à offusquer la pureté de la vie théologale par les écrans d’une religion cérébrale, volontariste, légaliste ou sentimentale.
Une responsabilité d’Église
L’hérésie masquée est presque impossible à dépister ; ici s’applique par excellence la parabole de l’ivraie et du bon grain. Les mêmes gestes peuvent être porteurs de foi ou protection contre la foi. Mais l’intention intérieure ne suffit pas à sauver des gestes qui ont perdu toute signification pour les hommes auxquels ils s’adressent ou des institutions qui font objectivement écran à l’Évangile. Prenons un exemple fort simple : après les réformes liturgiques, nous avons peine à comprendre comment l’Église a pu pendant des siècles, dans tous ses évêques et dans tous ses prêtres, perpétuer l’habitude incompréhensible de proclamer la parole de Dieu au peuple chrétien en lui tournant le dos et dans une langue qu’il ne comprenait pas. Des circonstances historiques expliquent cette anomalie et nous n’avons pas à dresser un acte d’accusation. Faisons plutôt un examen de conscience. Une nouvelle conscience de la responsabilité du peuple de Dieu fait qu’à l’heure présente (ne nous soucions pas de juger le passé) aucun chrétien ne peut décliner sa part dans la recherche et l’effort de renouveau. D’ailleurs, à toute époque de l’Église, il y a eu des Saints pour prêcher la réforme, quelquefois en termes violents, et pour ouvrir des voies nouvelles, à la fois plus proches de l’Évangile et plus adaptées à leur temps. La responsabilité de la foi vivante et du témoignage de la foi est confiée solidairement à tous les chrétiens, - même si la responsabilité des pasteurs, et en particulier peut-être des docteurs, de ceux qui enseignent dans l’Église, est particulièrement engagée. Une obéissance trop passive a pu se faire complice d’un légalisme sclérosé. Sans doute en est-elle encore beaucoup plus la victime et nous croyons profondément dans l’efficacité surnaturelle de certains sacrifices obscurs provoqués par des procédés, des décisions, des coutumes objectivement injustifiables. Souffrir par l’Église est la plus grande des souffrances mais sans doute aussi la plus féconde [7]. Il n’en faut pas moins tout mettre en œuvre, autant qu’il est en notre pouvoir, pour qu’aucune raison d’État n’autorise une injustice ou ne perpétue une absurdité.
Le devoir de vigilance
Dans une époque précédente, pas totalement révolue, on peut dire en schématisant beaucoup, que l’accent, dans la conception de la vie chrétienne, était mis sur la foi comme adhésion aux vérités révélées, sur la loi morale, la pratique religieuse, l’institution centralisée, sur les valeurs d’immutabilité, de docilité et d’ordre. Ces valeurs sont réelles et à condition qu’elles ne soient pas exclusives, elles peuvent exprimer le mouvement d’une foi très authentique. Les risques de démission se présentaient sous la forme, par exemple, d’une théologie trop conceptuelle, du légalisme, du formalisme, du volontarisme, d’une insensibilité aux vrais problèmes apostoliques (comme l’évangélisation du monde ouvrier), d’une attitude négative à l’égard de la science et du développement du monde. Peut-être trouvera-t-on que nous simplifions outrageusement les problèmes en ramenant tant de maux divers à une démission de la foi. Les justifications prendraient un volume, mais elles pourraient être apportées. Pourtant notre propos n’est pas de nous attarder au passé, ni surtout de favoriser une sorte de satisfaction rétrospective : « Notre catholicisme est bien plus pur qu’en ce temps-là ».
Au contraire nous voudrions recommander une humble vigilance. Certes nous devons nous réjouir de l’œuvre du Concile, qui a mis l’accent sur la foi comme relation vivante, sur la vie nouvelle dans la charité du Christ et l’esprit de l’Évangile, sur la religion personnelle, la communauté vivante, la coresponsabilité, l’ouverture au monde et le sens eschatologique d’une Église toujours en marche. Mais la tentation de démission est permanente et nous la voyons se présenter sous d’autres formes. Il est possible de se replier sur ces valeurs nouvellement redécouvertes et d’en faire de nouvelles sécurités. Dans un ouvrage récent [8], H. U. von Balthasar a dénoncé les « engouements » des catholiques d’aujourd’hui, engouements liturgique, biblique, œcuménique ou de l’ouverture au monde, qui sont autant de manières, comme il dit, d’avoir Dieu « derrière soi », c’est-à-dire de réduire son dessein et son œuvre à la conception qu’on s’en fait. Ces pages polémiques font un peu mal, parce qu’elles touchent à des domaines auxquels de grands chrétiens de notre temps ont consacré leurs meilleures forces. Mais qui oserait dire que le danger n’existe pas ? Et nous pourrions énumérer d’autres engouements encore.
La vérité est que la foi est toujours menacée : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation » (Mt 26,41). C’est la rançon même de sa grandeur, l’homme doit perpétuellement sortir de lui-même, mourir à lui-même pour vivre de la vie divine. Si le Concile a apporté quelque chose de permanent, c’est justement ce sens de l’Église en marche et de la transcendance du Mystère par rapport à ses expressions. Il a rendu au croyant son bâton de pèlerin. Ce n’est pas pour qu’il s’en fasse un ornement. Aucune des tendances nouvelles marquées par le Concile n’échappe a priori au risque de la démission. On peut se faire une idole de la coresponsabilité, de l’histoire du salut, de la liturgie nouvelle, de Gaudium et Spes, et même de l’éducation de la foi. La seule question est de savoir qui a réellement l’initiative : si je fais ma volonté qui est une idole, ou si je cherche sincèrement le Royaume.
Dépasser l’angoisse
À ce point l’angoisse peut nous saisir : « Qui donc peut être sauvé ? » (Mt 19,25). Jésus a répondu depuis longtemps : « Pour les hommes, c’est impossible, mais pour Dieu tout est possible » (ibid., 26). Nous sommes ramenés très précisément à la foi. Celle-ci est authentique quand elle ne s’appuie plus sur autre chose que sur Dieu seul. Tous les critères pour s’assurer qu’on est dans la bonne voie, tous les moyens qu’on chercherait pour s’y maintenir, risquent à leur tour de faire écran entre Dieu et nous. Quand on en prend conscience, on est pris de vertige. Que faire pour être sûr de rester dans la vraie foi ? Il ne faut que croire. Faire fond sur Dieu qui est là et qui agit dans l’Église et dans notre vie, maintenant. Ceci ne dispense ni de l’étude, ni de la recherche, ni de l’effort, ni de la souffrance et ne met pas à l’abri des tâtonnements, des erreurs et des échecs. « Chercher le royaume et sa justice » (cf. Mt 6,33) n’est pas une tâche facile, mais il n’y a absolument pas autre chose à faire et c’est foncièrement simple. Le chrétien se meut à l’intérieur d’une certitude : « Avec ceux qui l’aiment, Dieu coopère en tout pour leur bien » (Rm 8,28). « Rien ne pourra vous séparer de l’Amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus Notre-Seigneur » (ibid., 39). Vigilance donc, mais dans la confiance. Au moment précis où nous prenons vivement conscience de la pauvreté, de la vulnérabilité et même de la détresse de notre foi, nous cessons de la posséder comme notre chose et nous entrons dans la foi véritable. Notre confiance n’est plus un sentiment à nous, notre certitude n’est plus une idée à nous, confiance et certitude sont en Dieu même.
Mais peut-être la plus grave tentation à l’heure actuelle est-elle la tentation du désespoir. Les contemporains ont parfois une très haute idée de Dieu, un sentiment très vif de l’inadéquation de nos concepts et du caractère insolite de l’Incarnation. Ils n’osent pas croire que Dieu a fait cela ; ils ne croient pas que nous puissions être enfants de Dieu sinon par métaphore. Le message du Christ ressuscité est pour eux une interpellation purement extérieure qui les laisse en quelque sorte à eux-mêmes dans leur décision pour lui. La dimension tragique de l’existence chrétienne apparaît seule. Ceux-ci ne réduisent pas Dieu à l’idée qu’ils s’en font mais parce que Dieu est toujours au-delà de notre idée de lui, ils ne peuvent croire qu’il se communique réellement. C’est une autre forme de démission de la foi dont on ne sort que par la foi elle-même, – le dynamisme d’une foi vécue nous mettant déjà sous l’emprise du Seigneur, même si nous croyons ramer seuls vers lui.
La foi d’Abraham
Après avoir posé aussi radicalement le problème de la foi, il serait contradictoire de tracer un programme. Aussi bien ne peut-on dire qu’une chose : il faut se mettre à vivre, il faut accepter de vivre entièrement de sa foi, sans protections, sans artifices, dans l’obéissance à l’Esprit de Dieu. L’Église a besoin, plus que tout, de créateurs dans l’ordre de la sainteté. Elle a besoin de prophètes qui dominent leur temps, dans la simplicité de leur foi, comme Jean XXIII l’a été. Elle a besoin de docteurs qui affrontent courageusement les questions les plus difficiles et les plus actuelles, qui rencontrent la contestation des sciences humaines et de la construction du monde, et qui inventent un nouveau langage pour adresser la Parole à nos contemporains. Elle a besoin aussi de spécialistes, d’équipes de chercheurs ; de sociologues et de psychologues ; d’experts en télécommunications ou en développement.
La foi vivante comprend cette immense et croissante complexité de l’effort humain. Elle comprend aussi les erreurs, les excès, les reprises, les repentirs. Elle ne cessera pas de veiller et de combattre pour rester vivante et ne pas se replier sur une de ses expressions. Le croyant sociologue doit rester vigilant pour ne pas donner sa foi à la sociologie, comme le religieux doit veiller à ne pas la donner à l’ascèse ou à la règle, comme le curé doit veiller à ne pas mettre sa confiance dans l’organisation. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas « y croire », mais, comme à des expressions providentielles du service actuel du Royaume. La sociologie, la règle, l’œuvre paroissiale sont à un moment donné, pour ceux que Dieu y appelle, la Terre qu’il leur a destinée et vers laquelle ils se mettent en marche avec toute leur foi.
Le grand effort de l’Église de notre temps (comme d’ailleurs de tous les temps) est d’apprécier ce qu’elle doit faire, à la pure lumière de la foi. A cet effort, chaque chrétien peut et doit participer en opérant pour sa part le même travail de discernement et de purification. « Une fois notre cœur changé par l’opération divine, écrivait S. Ignace de Loyola, quoi d’étonnant si l’on voit du changement dans le monde ? » A vrai dire nous n’avons que ce moyen-là : en ce qui nous concerne, nous laisser saisir par le Christ, nous laisser mettre à son service avec toutes nos ressources d’esprit et de cœur.
On ne peut pas dire à quel résultat mènera cette conversion, ni ce qu’il adviendra, dans les décennies qui viennent, de l’Église catholique et de la foi chrétienne dans le monde. Les tournants de l’histoire dépendent de contingences : la présence d’un saint, d’un homme de génie, mais aussi celle d’un génie du mal ou l’accumulation de médiocrités. Mais ce qu’on peut dire en toute certitude, c’est qu’il n’y a pour le chrétien qu’une seule voie réellement efficace, au plan de l’Amour de Dieu : c’est la foi, par laquelle il laisse libre champ en lui à cet Amour. La foi d’Abraham est infaillible.
Le témoignage de la vie religieuse
Dans ce grand effort de l’Église, les religieux ont un rôle essentiel à jouer et c’est pourquoi l’année de la foi les concerne tout particulièrement. Au sein de la communauté chrétienne, la vie religieuse porte un témoignage spécial à l’absolue réalité de Dieu. Le célibat consacré, l’appauvrissement volontaire, la vie commune et l’obéissance prennent leur sens dans la foi à l’Incarnation, à la présence déjà actuelle du Royaume. Un certain élan de la foi, une animation charismatique devraient être la tâche propre des religieux dans l’Église. À la requête du Pape, ils répondront avec tous les chrétiens en approfondissant leur docilité au Seigneur et en situant leur vie, leurs activités, leurs options dans la foi. Mais le champ spécifique où leur obéissance de la foi doit s’exercer aujourd’hui est « le renouveau et l’adaptation de la vie religieuse » [9]. Nul n’oserait dire que la démission de la foi, sous les multiples formes que nous avons évoquées plus haut, n’a pas touché l’institution de la vie religieuse. Il est même étrange de constater qu’une institution, qui a pour sens d’être dans l’Église un ferment perpétuel de renouveau évangélique, peut apparaître au contraire fort souvent comme un conservatoire de traditions depuis longtemps vidées de sens. Dans la pensée commune des chrétiens, la vie religieuse s’est trop identifiée avec les normes canoniques, les formes extérieures, le retrait du monde, une séparation matérielle qui retirait le levain de la pâte et mettait la lumière sous le boisseau. Beaucoup de bonne volonté et d’esprit de foi n’ont-ils pas été dépensés pour maintenir et pour remplir tant bien que mal certaines structures qui étaient devenues incapables d’exprimer un témoignage évangélique ? Nous devons le plus grand respect à ces existences dévouées, mais aujourd’hui le Christ par son Église nous appelle à nous rénover. C’est un appel sérieux. Nous avons à le recevoir dans le vif de la foi, dans un cœur disponible, dans un esprit libéré des attaches sentimentales et des routines intellectuelles. Nous devons nous rendre compte qu’il y a urgence et que la vie religieuse, pour continuer à remplir son rôle dans l’Église d’aujourd’hui, doit accepter une véritable mutation, à laquelle nous devons collaborer par delà les divisions multiples des ordres et des congrégations. Comme au temps des prophètes de l’Ancien Testament, le Seigneur demande : « Qui vais-je envoyer ? » (cf. Is 6,8). L’institution religieuse, par l’effort général de renouveau et d’adaptation, doit retrouver une virulence prophétique.
Comment cela se fera-t-il ?
Nous devons bien nous souvenir que « pour les hommes c’est impossible » : « L’Esprit Saint surviendra... » (cf. Lc 1,35). De nouveau nous sommes ramenés à reproduire la foi d’Abraham. Notre confiance, pour le renouveau charismatique de la vie religieuse, ne peut être placée dans la perfection des textes juridiques, des traités spirituels, des institutions rénovées, des formes modernisées d’apostolat. L’avenir de l’institution religieuse est entre les mains de Dieu et Dieu confie son œuvre aux personnes vivantes. L’avenir de la vie religieuse est remis à la foi des religieux : non à l’expérience de quelques anciens ou à l’expertise de quelques « spécialistes », mais à tous les religieux ; et non seulement aux religieux « formés » mais aussi aux plus jeunes novices. Et il faut ajouter : à ceux qui ne sont pas encore religieux mais que Dieu pourra appeler, ainsi qu’à tous les chrétiens que la vie religieuse, comme trésor de l’Église, concerne directement. La meilleure garantie d’une rénovation opérée dans la foi et non dans l’habileté, c’est sans doute l’ouverture sincère du dialogue. Si nous savons nous mettre à l’écoute les uns des autres et aussi à l’écoute de tous nos frères chrétiens et de tous les hommes du monde entier, l’Esprit de Dieu ne nous manquera pas.
Plus qu’à quiconque aujourd’hui, c’est au religieux que la foi d’Abraham est demandée. Qu’il se mette en marche, sans crainte, sans sollicitude, dans la fidélité au moment présent ; avec l’empirisme du pauvre qui n’a pas de réserves ni d’idées préconçues ; soucieux seulement de discerner l’appel du Christ.
95, St.-Jansbergsteenweg
Leuven
[1] Exhortation apostolique du 23 février 1967 ; A.A.S., 1967, 193-200 ; La Doc. Cath., 1967, col. 481-488.
[2] Cf. Décret conciliaire « Presbyterorum Ordinis ». n. 6 : « Des cérémonies, même très belles, des groupements, même florissants, n’auront guère d’utilité s’ils ne servent pas à éduquer les hommes et à leur faire atteindre la maturité chrétienne. »
[3] Allusion au titre d’un article de H. U. von Balthasar : « Schleifung der Bastionen », publié en traduction française : « Raser les Bastions », dans la revue Dieu vivant, n. 25, 1953, p. 17-32.
[4] Titre d’un chapitre de M. J. Congar O. P., Vaste monde, ma paroisse, Paris, Témoignage chrétien, 1959.
[5] Cf. Jn 16,13.
[6] M. Bellet, Ceux qui perdent la foi. Paris, Desclée De Brouwer, 1965 (Collection « Christus »), p. 71-107. Démission de la foi : la foi se démet de son élan, de son ouverture, elle ne vise plus Dieu, le croyant se replie sur lui-même. Cette hérésie ne porte pas sur un point du dogme, mais sur l’attitude de foi elle-même. Elle est masquée parce que toutes les apparences de la foi sont gardées. C’est une pseudo-foi.
[7] Si la foi adulte réclame une obéissance responsable et parfois le courage de « résister en face » (cf. Ac 2,11), elle ne peut jamais recommander la désobéissance. La révolte qui rompt l’unité met en dehors de la foi.
[8] Qui est chrétien ? Mulhouse, Salvator, 1967.
[9] Selon les termes du décret Perfectae Caritatis. La conclusion de ce décret caractérise le témoignage des religieux avant tout par l’intégrité de la foi : « Que tous les religieux donc, par l’intégrité de la foi, la charité envers Dieu et le prochain, l’amour de la Croix et l’espérance de la gloire future, répandent la bonne nouvelle du Christ dans l’univers entier, pour que leur témoignage soit visible à tous et que notre Père qui est aux cieux soit glorifié » (n. 25).