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Pastorale des vocations religieuses féminines (II)

Marcel Delabroye

N°1967-5 Septembre 1967

| P. 272-287 |

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L’éveil des vocations

Une conclusion s’impose au terme de notre étude sur la communauté chrétienne et ses responsabilités en matière de vocation : la communauté est autre chose que le terrain plus ou moins fertile où germent les vocations : elle est l’Église, c’est-à-dire le sacrement de la présence et de l’action du Christ dans le monde d’aujourd’hui. Tel est le fondement théologique de sa médiation.

Est-ce à dire que l’objet d’une pastorale des vocations doive se borner à cela, sans oser s’adresser directement aux jeunes pour leur proposer la vie sacerdotale ou religieuse ? C’est une opinion assez répandue de nos jours. On n’est pas loin de penser qu’il suffirait d’avoir des communautés chrétiennes, familles, paroisses, écoles, mouvements d’action catholique..., qui soient fervents, pour voir les vocations surgir comme d’elles-mêmes. Volontiers on flétrirait du terme de propagande toute action qui irait au-delà, vers une proposition directe de la vie religieuse à des jeunes qui en seraient capables.

Dénonçons en effet une mauvaise propagande, qui relèverait de l’action psychologique : elle aboutit à enlever aux jeunes la liberté de choisir. Mais il y a une saine propagande, – encore que le mot soit désagréable à une oreille contemporaine –, qui relève de l’information et de l’éducation. En un sens, toute catéchèse est une propagande : est-ce à dire que pour autant elle corresponde à une action psychologique ?

Qu’on nous permette d’y insister à l’adresse des religieuses qui sont au contact direct des jeunes. On a pu à d’autres époques utiliser des méthodes malsonnantes pour attirer des jeunes filles, voire des adolescentes vers la vie religieuse. Nous sommes témoins aujourd’hui d’un mouvement exactement opposé, qui va jusqu’à interdire aux religieuses de parler de leur vocation pour assurer la totale liberté de la décision. Ce serait louable, si ce n’était pas contraire à une saine théologie de la vocation.

La vocation s’inscrit dans l’éducation

Qu’on lise les récits bibliques de vocations : on devra y constater deux traditions théologiques différentes, en un sens irréductibles l’une à l’autre.

Tantôt les vocations se présentent comme des pré-destinations. Elles sont révélées aux parents dès avant la naissance de l’enfant et, lors même qu’elles se manifestent plus tard, on y retrouve cette insistance à montrer que le dessein de Dieu était formé d’avance « dès le sein maternel », nous traduisons : de toute éternité. Telle est la vocation de Samson, de Jérémie, du Serviteur, de Jean-Baptiste.

Tantôt, en d’autres récits non moins inspirés que les premiers, la vocation se présente comme un dialogue à qui il faut du temps pour se développer. Le type en est la vocation de Moïse aux chapitres 3 et 4 du Livre de l’Exode : c’est à plusieurs reprises que le Seigneur et l’homme y entrent en dialogue et Dieu semble plaider auprès de l’homme la cause de sa Parole et de son Peuple.

Aucune opposition entre ces deux styles de vocation. Qu’on songe au même Jérémie, aux Douze, à saint Paul dont l’affirmation en Ga 1,15 semble contredire la vision du chemin de Damas. Il n’y a aucune opposition, mais deux manières d’envisager la même vocation. Tantôt on la voit en Dieu et elle est marquée alors des attributs de Dieu : son éternité, sa prescience universelle, son immutabilité. Tantôt on la regarde du côté de l’homme et elle apparaît marquée au coin de l’anthropologie : elle suppose liberté, engagement personnel et lent développement au rythme de l’homme qui vit dans le temps.

On retrouve exactement la même dichotomie en d’autres domaines analogues ; l’opposition apparente entre la prescience de Dieu et l’efficacité de la prière, entre la grâce et la liberté. Tous ces problèmes théologiques ont en commun qu’ils touchent aux rapports de Dieu et de l’homme ; ils se situent au point de rencontre de ce qui ne peut pas se rencontrer, l’éternité et le temps. Pour en rendre compte, nous n’avons pas de concepts, ni de mots adéquats : nous en sommes réduits à juxtaposer des affirmations vraies l’une et l’autre et apparemment contradictoires. Pour reprendre une expression célèbre : nous tenons les deux bouts de la chaîne sans connaître comment ils se rejoignent.

Est-ce que pour autant il n’y aurait pas de place pour une éducation de la prière ou de la liberté de l’homme dans ses rapports avec Dieu ? D’où vient que seul le domaine de la vocation exclurait la possibilité d’une éducation ?

En réalité, vue du côté de l’homme, la vocation est à ce point dépendante du temps qu’il est proprement impossible de la discerner si ce n’est au cœur d’une éducation. C’est là le premier axiome d’une pastorale des vocations : il exclut tout ensemble un « recrutement » qui relèverait de la propagande et un immobilisme qui irait à l’encontre des desseins de Dieu. La seule manière légitime de favoriser l’éveil et le discernement des vocations est de les éduquer : c’est la seule aussi qui soit conforme à la nature de la vocation.

Essayons de l’appliquer à trois aspects de l’action pastorale en faveur des vocations : la formation humaine, la catéchèse, l’entretien spirituel. On comprendra qu’en ces trois domaines nous ne puissions guère sortir des généralités, sous peine de voir cet article prendre des proportions d’encyclopédie.

La formation humaine des filles

Éducation et vocation

Si dans son dynamisme interne la vocation est déjà une éducation, on comprend que tous ceux qui se soucient de reconnaître et favoriser les appels de Dieu accordent grande attention aux milieux éducateurs. L’éducation humaine et chrétienne de la jeune fille est plus que la trame où viendrait s’inscrire sa vocation religieuse : c’est le tissu humain qui, par le dynamisme vital de la vocation, devient chrétien et religieux. Au terme, l’histoire d’une religieuse apparaîtra comme une réussite si la personne humaine a acquis la pleine conscience qu’il n’y avait pas pour elle de plus belle manière d’être femme et chrétienne que d’être religieuse.

C’est que la dynamique de la vocation polarise toutes les ressources humaines. Le fruit de la fidélité est l’unité psychologique, morale et spirituelle de la personne. La femme n’a pas seulement « inventé » sa vocation en découvrant quel avenir elle construit sous la motion de Dieu : elle s’est « inventée » elle-même. L’œuvre et l’ouvrière ont grandi ensemble, se révélant en quelque sorte l’une à l’autre, réagissant l’une sur l’autre à mesure qu’elles se construisaient.

C’est dire que l’éducation, dans son acception la plus ordinaire, fait déjà partie intégrante de la vocation ; rien de ce qui la concerne n’est étranger au cheminement de la vocation.

Rôle de la famille

Quelle place privilégiée tiennent donc les familles dans l’éveil des vocations ! Qu’on analyse de près le cheminement des vocations dans cet ensemble que constitue le milieu éducateur : famille, école, mouvement de formation spirituelle, mouvement d’action catholique..., et tout le réseau des relations qui enserre les filles dans leur développement ; que surtout on compare les réactions des unes et des autres aux influences favorables ou délétères qui s’inscrivent dans ce cheminement : la qualité humaine et chrétienne de la famille y agit à la manière d’un volant régulateur. Parfois, c’est certain, la famille semble freiner les enthousiasmes sous le poids des habitudes ; mais elle modère aussi le retentissement profond dans la psychologie des jeunes de la pression des autres milieux. C’est l’atout principal des vocations religieuses. Pour assurer leur marche en avant, on peut prôner les mérites de l’engagement apostolique en milieu missionnaire, et cela ne fait pas de doute ; on souhaite aussi une éducation « de plein vent », où la prise en charge de soi-même et de son milieu soit un facteur indispensable de maturation personnelle : tout cela ne manque pas de fondement. Mais à y regarder de près, la valeur tonifiante de l’engagement aussi bien que la nocivité de l’ambiance païenne restent dépendantes de ce volant régulateur qu’est la première éducation familiale avec le poids d’une famille. Pour des tempéraments maladifs, les nourritures trop fortes sont aussi dangereuses que des poisons et le vent du large qui dilate les poitrines saines aggrave la faiblesse de celles qui sont malades...

Rôle des institutions chrétiennes

Quelle place privilégiée aussi tiennent les religieuses enseignantes, directement associées aux familles pour l’éducation des jeunes filles ! Combien d’enseignantes cependant demeureront réticentes devant cette affirmation : elles ont enregistré tant de déboires qu’elles en sont à se demander si vraiment leurs écoles et leurs pensionnats constituent des milieux favorables à l’éveil des vocations religieuses.

C’est là un problème difficile entre tous, qui n’admet pas de solution simpliste. Nous n’essaierons pas de le résoudre. Qu’il nous suffise d’inviter les religieuses enseignantes à tenter une révision de leur témoignage apostolique. Laissons de côté le cas, sans doute exceptionnel, où devient un contre-témoignage le contact quotidien avec des religieuses qui auraient perdu le sens de leur vocation ou seraient devenues incapables de présenter un type authentique de femmes, ou encore avec des communautés qui ne seraient plus d’authentiques cellules de charité chrétienne : ces cas douloureux appellent une conversion.

Il n’est pas rare cependant que, sans aucun contre-témoignage, des communautés enseignantes, ferventes et généreuses, ne parviennent pas à éveiller des vocations. On en trouvera sans doute des raisons multiples, toutes plausibles : la « nouvelle vague » de la jeunesse, la pauvreté humaine et chrétienne des milieux où se recrute l’institution, une dissociation quasi inévitable aux yeux des élèves entre le professeur et la religieuse, la surcharge des programmes et la fatigue qu’elle engendre chez les maîtresses autant que chez les élèves, l’insuffisante présence du prêtre. Toutes ces raisons conjuguées, auxquelles on pourrait en ajouter bien d’autres, ont leur valeur : il serait dangereux et frivole d’en minimiser l’importance.

Cependant il ne manque pas d’authentiques vocations qui ont affronté toutes ces difficultés ou d’autres bien plus graves : qu’on songe aux religieuses dont la vocation a mûri dans les milieux de travail, les lycées ou les universités. Ces vocations, nées « en situation de diaspora. », doivent attirer notre attention sur un fait bien plus profond, dont les religieuses ne sont peut-être pas suffisamment conscientes : si « porteur » qu’il soit en lui-même, le milieu scolaire suffit-il à éduquer des chrétiens, s’il demeure pratiquement coupé de la communauté des adultes ? Plus profondément encore, une communauté religieuse, dont rien ne permet de mettre en doute la valeur, est-elle capable de donner une image totale de la vie religieuse si n’apparaît pas clairement son insertion dans le monde et dans l’Église d’aujourd’hui ? Il est urgent que nous tirions les conséquences de l’enseignement conciliaire sur la vie religieuse, non seulement dans le « De renovatione » qui l’invite aux adaptations nécessaires, mais aussi dans « Lumen gentium » qui la situe dans l’Église et dans « Gaudium et spes » qui l’incite à une confrontation avec le monde. Une étude approfondie de cette question dépasserait les limites de cet article : elle amènerait sans doute à réfléchir à l’ouverture apostolique de nos élèves, ainsi qu’à la nécessaire coopération du clergé et du laïcat à la vie même et à l’éducation donnée en nos institutions. Les religieuses ont-elles assez réfléchi à la place que devraient y tenir, au niveau de l’éducation et non seulement des relations, les parents de leurs élèves, les foyers de leurs anciennes, le personnel laïc enseignant et même le personnel domestique ? Une communauté chrétienne où il n’y aurait point de laïcat adulte serait radicalement incapable de faire apparaître le vrai visage de l’Église et de la vie religieuse. Très vite elle s’avérerait pratiquement incapable aussi de susciter des vocations.

Ajoutons enfin une certaine pudeur des religieuses à faire place dans leur enseignement à la catéchèse de la vocation religieuse.

Catéchèse de la vocation religieuse auprès des jeunes

Elles tentent de se justifier par le respect de la personne de leurs élèves et le souci de laisser entière la liberté de leur option. Elles méritent peut-être en cela le reproche désormais célèbre de Son Éminence le Cardinal Renard, alors évêque de Versailles : « On prend tant de soin à assurer aux jeunes la liberté de ne pas devenir prêtre qu’on leur enlève celle de le devenir. »

Une authentique catéchèse de la vocation n’a rien de commun avec une pression psychologique et elle est indispensable pour permettre aux jeunes de choisir en pleine connaissance de cause. L’absence de contrainte n’est qu’un aspect négatif de la liberté : la possibilité de choisir dépend aussi et bien plus profondément de la possession de soi et de la connaissance exacte des options qui se présentent. La catéchèse de la vocation bien comprise et bien menée relève de l’éducation et non de la réquisition.

D’autant que cette catéchèse n’est pas uniquement l’annonce de la vie religieuse, mais d’abord une éducation qui dispose les âmes à entendre l’appel. Elle consiste principalement :

  • à ouvrir les jeunes à la Parole de Dieu ;
  • à éduquer les attitudes spirituelles qui prédisposent à percevoir l’appel ;
  • à aider les jeunes à vivre les dimensions de leur baptême auxquelles correspondent les intentions profondes de la vie religieuse.

Le sens de la Parole divine

Une catéchèse de la vocation religieuse ne commence pas ex abrupto par une annonce de la vie religieuse : elle ne serait pas perçue comme un appel et risquerait au contraire d’indisposer les jeunes au lieu de les attirer.

Le Concile nous invite à entamer tout autrement l’éducation de la vocation. Le texte suivant, tiré du décret sur le ministère et la vie des prêtres, vaut aussi pour la vie religieuse : « Cette voix du Seigneur qui appelle, il ne faut pas s’attendre à ce qu’elle arrive aux oreilles du futur prêtre d’une manière extraordinaire. Il s’agit bien plutôt de la découvrir, de la discerner à travers les signes qui, chaque jour, font connaître la volonté de Dieu aux chrétiens qui savent écouter : c’est à ces signes que les prêtres devront donner toute leur attention » (Presbyterorum ordinis, n. 11).

C’est dire que la première requête d’une catéchèse de la vocation, c’est l’éducation du sens de cette Parole divine qui s’exprime chaque jour dans une vie d’homme. Elle commence très tôt, bien avant que ne se pose l’éventualité d’un appel à une consécration particulière : elle fait partie de l’éducation chrétienne, même et d’abord chez les tout-petits. La jeune fille ou la femme de demain sera incapable de discerner sa vocation si elle n’a pas appris d’abord à reconnaître Dieu dans l’événement, tout comme dans les sollicitations et les reproches de sa conscience. Cela se traduira au niveau des plus jeunes dans l’habitude de voir Dieu dans la réalité quotidienne, où l’éducation aura fait percevoir des appels élémentaires au sacrifice, à la découverte chrétienne des autres, au don de soi ; et au niveau des aînées, cela prendra une consistance spirituelle plus ferme dans la pratique de la « révision de vie ».

Faute d’avoir reçu cette éducation de base, la jeune fille passerait à côté des appels de Dieu sans les entendre, ou, si elle les entendait, comme Samuel, elle serait incapable d’y reconnaître la voix divine. Les éducatrices n’exagéreront jamais l’importance de cette éducation fondamentale à « écouter la Parole de Dieu et à la mettre en pratique ».

Les attitudes spirituelles de la vocation

Ce n’est encore qu’un préalable, qui ne dispensera pas les éducatrices de disposer les âmes de manière beaucoup plus immédiate à percevoir l’appel de Dieu. Il s’en faut de beaucoup que dans l’Écriture Dieu ne présente ses appels sans les situer dans une expérience spirituelle qui prépare la vocation et en protège le cheminement.

Qu’on prenne au chapitre 3 de l’Exode le récit de la vocation de Moïse. Elle s’était préparée certes dès la naissance de l’enfant par l’attention providentielle du Seigneur à assurer le salut de ce bébé exposé aux flots du Nil. Mais le sens de ce geste sauveur s’est manifesté à Moïse beaucoup plus tard dans la théophanie du Buisson ardent, qui fut la première rencontre personnelle de Yahvé avec son serviteur. Cet exemple révèle une loi ordinaire des appels divins : jamais le Seigneur ne propose une mission particulière dans le Peuple de Dieu, si ce n’est à l’intérieur d’une révélation de son propre mystère. Il faut en conclure que le premier temps d’une vocation est cette rencontre avec un Dieu enfin reconnu comme un Être personnel, faisant irruption dans une vie humaine pour en prendre possession en lui donnant sa signification. C’est capital pour une catéchèse de la vocation : tant qu’une fillette ou une jeune fille n’a pas fait cette expérience d’une rencontre personnelle avec Dieu, il y a peu de chances que la présentation de la vie religieuse puisse être reçue comme un appel à la consécration. Imagine-t-on d’ailleurs que l’idée même de consécration puisse avoir un sens pour quiconque ne connaît pas le Seigneur comme le Dieu personnel qui offre son intimité à celui à qui il demande de se donner ?

Le récit de la vocation de Moïse se poursuit par une invitation à regarder et à comprendre la misère de ce peuple réduit à l’esclavage égyptien. Cela aussi est essentiel à toute vocation. Encore faut-il y regarder d’assez près. Dieu ne se contente pas de dire à Moïse : « J’ai vu la misère de mon peuple » ; il ajoute aussitôt : « J’ai résolu de le sauver ». Ces deux convictions complémentaires : « le monde a besoin d’être sauvé » et « il est incapable de se sauver par lui-même » constituent l’ouverture au monde tant prônée par le concile de Vatican II ; mais cette prise de conscience serait paralysante, elle n’aboutirait qu’à un sentiment d’impuissance et de repli sur soi, si elle n’était pas complétée par la vue de foi qui montre Dieu partout à l’œuvre dans ce monde pour le sauver. La conscience du péché du monde ne peut pas susciter une vocation ; ce qui la stimule c’est la conviction que « Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a envoyé son Fils ». C’est la source de toute vocation surtout apostolique. Lorsqu’il s’agit de préparer les âmes à entendre l’appel à la vie religieuse, il est important d’y faire apparaître cette dimension apostolique, afin que ne soit pas faussé le sens de la séparation du monde. En aucun cas, cette séparation ne peut devenir un rejet du monde ou un refus de travailler à son salut. Les vocations les plus contemplatives sont peut-être aussi celles qui demeurent les plus sensibles à la volonté d’être instrument du salut de Dieu.

Et parce qu’aujourd’hui l’Église est le sacrement, c’est-à-dire le signe et l’instrument normal de ce salut de Dieu, la vie religieuse, signe elle aussi de l’absolu de Dieu et de son amour pour les hommes, est nécessairement une appartenance plus totale à l’Église. « Je suis fille de l’Église », disait sainte Thérèse d’Avila : c’est bien un des aspects les plus essentiels de la vocation religieuse. Ce fut précisément pour Moïse un des résultats les plus immédiats de la rencontre du Buisson ardent : lui qui depuis des années s’était enfui d’Égypte pour se protéger lui-même, voici qu’il y revient pour lier sa cause à celle du Peuple de Dieu. Troisième insistance d’une catéchèse de la vocation auprès des jeunes : la présentation de la vie religieuse doit être liée à une éducation du sens de l’Église, donc à une expérience d’une communauté chrétienne qui soit à la fois liturgique et missionnaire ; liturgique, pour parfaire la rencontre avec Dieu ; missionnaire, pour insérer le chrétien dans le mystère du Dieu sauveur.

Dans une catéchèse de la vocation religieuse, cette éducation des présupposés spirituels de toute vocation est une étape nécessaire, qu’il serait dangereux de télescoper : ce n’est ni plus ni moins que la préparation du terrain : l’Évangile nous en a appris l’importance pour que la Parole de Dieu puisse germer et prendre racine.

Les intentions profondes de la vie religieuse

Alors seulement (bien qu’il s’agisse ici d’étapes logiques plus que chronologiques) viendra le temps d’aborder directement les thèmes propres à la vie religieuse. Il faut introduire les jeunes au cœur du mystère de cette vie, et cela au niveau toujours d’une expérience chrétienne plutôt que d’une description de l’institution. Il n’est pas question d’anticiper sur l’enseignement du postulat ou du noviciat : il sera bien temps alors de parler de la structure de la vie religieuse et de son organisation juridique : il suffit pour l’instant que les jeunes en aient une connaissance globale acquise par quelques visites en des maisons religieuses ou par la fréquentation des religieuses dans le quotidien de leur vie.

Bien autrement essentielle est une connaissance de la vie religieuse par le dedans, par ce qui la définit, non pas pour les théologiens ou les juristes, mais pour ceux et celles qui la pratiquent durant toute leur vie. À ce niveau, ce qui la caractérise, ce sont les intentions profondes qui poussent des chrétiens à embrasser la voie des conseils évangéliques : la volonté d’être tout à Dieu, le désir de « suivre le Christ le plus près possible », la disponibilité totale au service de la charité, le sens de l’éternel, le bienfait d’une communauté chrétienne vécue en toute la plénitude possible ici-bas.

Telles sont les valeurs de la vie religieuse. Ce sont essentiellement des valeurs évangéliques ; elles se prêtent par conséquent à une expérimentation profonde au sein même de la vie baptismale. Elles sont donc aussi, à un titre particulier, objet de catéchèse, de cette catéchèse bien comprise qui est un enseignement au fil de l’éducation. Suivre le Christ, être disponible pour la charité, ce qui signifie tout à la fois aimer les autres et se laisser aimer par Dieu, appréhender les valeurs éternelles qui sont déjà présentes dans l’Église de la terre, communier à l’Église universelle manifestée dans la communauté locale : un catéchiste qui négligerait de tels objectifs manquerait gravement à sa mission et se mettrait dans l’impossibilité de former jamais d’authentiques chrétiens. Mais quand des jeunes auront appris à vivre de ces attitudes fondamentales de leur vie baptismale, il sera possible et facile de leur faire percevoir un au-delà de la vie chrétienne communément vécue, réalisé par la profession des conseils évangéliques : ils auront alors atteint à une connaissance authentique et savoureuse de ce qui est l’essentiel de la vie religieuse. C’est même la seule manière de la faire percevoir, sans rien enlever de la dignité du baptême, comme une extension normale pour l’Église et souhaitable pour eux-mêmes de leur vie baptismale.

Il faudrait avoir l’esprit mal tourné pour discerner dans une telle catéchèse de la vie religieuse la moindre pression psychologique : tout y est simplement éducation et éducation nécessaire de la vie chrétienne.

Les étapes du discernement

La même éducation devra se continuer, par delà la catéchèse, dans les étapes du discernement. Rien n’est plus singulier – au sens étymologique du mot, – que le cheminement d’une vocation : il suffirait pour s’en convaincre de lire les innombrables témoignages qui en ont été publiés. Rien ne serait plus téméraire par conséquent que de prétendre en tracer les lois. Nous voudrions plutôt aider les éducateurs, religieuses et pères spirituels, à discerner dans ce cheminement quelques étapes logiques, qui leur permettront d’aider plus efficacement les jeunes filles dans la recherche de leur vocation.

Aussi distinguerons-nous trois étapes successives : la disponibilité, la recherche et l’oblation. Chacune a ses caractères propres et suppose une pédagogie adaptée.

La disponibilité

On caractériserait exactement la phase de disponibilité par la question de Saul sur le chemin de Damas : « Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? » (Ac 9,6). Encore faut-il ne pas séparer cette question de tout son contexte spirituel. Elle vient au terme d’une « conversion » : le Seigneur a envahi la vie de Saul, il s’est révélé comme « Quelqu’un », qu’il côtoyait sans le connaître en la personne des chrétiens. La disponibilité présuppose en effet la rencontre avec Dieu.

C’est dire qu’il serait bien prématuré de poser le problème d’une vocation religieuse à une adolescente ou à une jeune fille qui n’aurait pas d’abord franchi ce seuil d’une vie chrétienne « personnalisée ». Une baptisée pour qui Dieu n’est encore qu’une entité lointaine pratiquement étrangère à sa vie, n’est pas prête à entendre l’appel divin : elle n’est pas disponible pour Dieu.

Cette disponibilité en effet commande une attitude toute différente de l’inattention ou de l’attente passive, qui avait pu être antérieurement le tissu d’une vie. Elle correspond à la « conversion » de saint Benoît et à sa « recherche de Dieu ». En spiritualité ignatienne, on l’identifierait avec « l’indifférence » : c’est un « oui » de principe accordé à Dieu et à son dessein, avant même qu’on en ait explicité le contenu.

La disponibilité se traduira par conséquent par l’attention aux signes quotidiens de la volonté divine dans une vie humaine. Ces signes ont été largement décrits par la théologie scolastique et ils demeurent classiques en spiritualité : le précepte, le conseil, l’événement. On les exprimerait volontiers en termes plus concrets :

  • Dieu commande et on n’imagine pas ce que pourrait être une recherche de Dieu qui ferait fi de ses commandements ;
  • Dieu demande et alors il attend de l’homme un discernement et une décision personnels : que de vocations ont ainsi commencé par des décisions apparemment anodines qui ont mis les âmes sur la voie de la prière, de la charité ou de l’engagement apostolique ;
  • Dieu guide par les événements et c’est une autre manière, à laquelle nos jeunes sont de plus en plus sensibles, de nous traduire ses appels.

Que d’enseignements dans cette analyse de la disponibilité ! Quelle erreur ce serait de croire que le cheminement de la vocation commence quand l’idée de la vie religieuse monte pour la première fois à la surface de la conscience. Cette manifestation serait une illusion si elle ne s’enracinait pas dans une attente spirituelle profonde, qui rend possible le dialogue avec Dieu. Plus qu’une recherche de l’avenir, la disponibilité est fidélité au présent considéré comme porteur des signes de Dieu.

La recherche

Quand une fois la pensée de la vie religieuse est ainsi montée à la surface du champ de conscience, soit qu’elle ait été brusquement éveillée par une lecture, une rencontre, une question, un témoignage (il y a ici autant d’occasions différentes qu’il y a de personnes) soit qu’elle dérive d’une maturation intérieure dans la fidélité au quotidien de Dieu, on a alors franchi un seuil nouveau, pour passer de la phase de disponibilité à celle de la recherche. Non pas qu’on puisse cesser d’être disponible pour Dieu et de poursuivre le dialogue avec lui : mais alors, cette disponibilité cesserait d’être authentique si elle refusait de prendre en considération une question posée par le Seigneur.

Cette phase de recherche apparaît souvent dans les récits bibliques de vocation. Elle s’exprime par ces mots de Moïse : « Seigneur qui suis-je pour... ? » (Ex 3,11). La forme même de cette interrogation est significative. Tandis que dans la phase de disponibilité tout l’effort se portait vers Dieu « Que voulez-vous que je fasse ? », ici, le sujet s’interroge lui-même, se confrontant en quelque sorte avec l’idéal que le Seigneur lui a fait entrevoir. C’est précisément que les signes de la vocation en cette seconde phase sont tout à fait différents de ceux qui avaient exprimé la volonté de Dieu durant la phase de disponibilité : ce sont l’aptitude et la rectitude d’intention requises par les documents pontificaux, tant pour le ministère sacerdotal que pour la vie religieuse. Impossible même de les rappeler ici : nous ne pouvons que renvoyer nos lecteurs aux études qui abondent sur ce sujet. Ces signes ont ceci de particulier : ils ne viennent plus du dehors, mais surgissent de l’être même du sujet. S’ils sont des dons de Dieu, ils ne deviennent significatifs de la vocation qu’au terme de la formation ; tant et si bien qu’ils sont offerts par le sujet plutôt qu’ils ne lui sont donnés : c’est à lui qu’il revient de les présenter à l’Église, seule habilitée en définitive pour y reconnaître la réalité de l’appel divin.

Cette phase requiert de la jeune fille qu’elle se sente elle-même responsable de sa vocation et qu’elle se mette humblement entre les mains de Dieu. L’attitude fondamentale en effet est ici d’espérance : à la question de l’homme « Qui suis-je pour... ? », le Seigneur répond invariablement : « N’aie pas peur : je suis avec toi ».

Avec l’aide de l’Église représentée par le guide spirituel et par les supérieures, cette phase doit mener la jeune fille vers un premier discernement et une première élection de la vie religieuse, qui la feront entrer dans une troisième phase : celle de l’oblation.

L’oblation

L’oblation est exprimée par le prophète Isaïe quand, au terme de la théophanie inaugurale de son ministère, il répond à la question du Seigneur : « Qui enverrons-nous ? Qui ira pour nous ? – Me voici, Seigneur : envoie-moi » (Is 6,8).

C’est elle qui s’est développée dans la vie des Douze entre le moment où ils ont tout quitté pour suivre Jésus et leur ordre de mission promulgué le jour de l’Ascension. Elle est essentiellement une période de mûrissement où l’âme est partagée entre deux attitudes apparemment contradictoires :

  • la conviction qu’en avançant vers la vie religieuse, elle obéit au Seigneur,
  • et cependant l’attente d’une décision définitive qui viendra de l’Église.

Bien loin que cette apparente contradiction aboutisse à l’inquiétude, le signe propre de cette période est la paix joyeuse qui accompagne le don de soi. La joie persiste au plus intime de la personne, malgré les difficultés et les tentations qui ne manquent jamais de se mettre au travers d’un projet de vie religieuse. L’oblation requiert une ouverture simple et loyale à l’Église considérée comme l’interprète authentique des appels de Dieu. Un œil exercé n’aura pas hésité à identifier les signes de la vocation en cette phase d’oblation avec les signes traditionnels du discernement des esprits. Tant il est vrai que le discernement de la vocation ne peut jamais s’abstraire de l’expérience même de la vie chrétienne.

Qu’on se garde bien cependant de considérer ces phases du cheminement comme des étapes chronologiques qui se succéderaient dans le déroulement de la vocation sans heurts et sans histoires. Ce sont plutôt des attitudes d’âme qui se superposent et se complètent l’une l’autre : que serait une oblation qui cesserait d’être une recherche et ne se traduirait pas dans une attitude fondamentale de disponibilité ? Aussi bien n’y a-t-il pas de vocation humaine qui ne traverse des périodes de crise : son cheminement ne suit jamais une trajectoire rectiligne. On le comparerait bien plus exactement à un mouvement pendulaire où on repasse indéfiniment par les mêmes états.

C’est seulement au seuil de l’éternité que la vocation prendra un tel accent de certitude qu’elle apparaîtra comme la synthèse de toute une personnalité et de toute une vie. Ce sera la résultante d’une foule de synthèses partielles et provisoires qui auront permis de cheminer sûrement appuyé sur ces deux béquilles que sont l’humble conscience de sa pauvreté personnelle et une imperturbable confiance en la fidélité de Dieu.

C’est toujours une éducation, mais cette fois le seul Maître en est Dieu.

*

Au terme de cette étude, comment ne pas évoquer l’angoisse de tant de communautés religieuses en face de noviciats qui s’amenuisent et se vident : que faire pour enrayer une hémorragie qui risque de devenir fatale pour bien des congrégations ?

À cette question, il nous semble que nous puissions déjà apporter un embryon de réponse, devant cette angoisse lever le signe de l’espérance.

Notre recherche a fait apparaître qu’il y a deux axes majeurs à une pastorale des vocations : la médiation de la communauté chrétienne et l’éducation des jeunes, surtout l’éducation catéchétique.

Les religieuses peuvent beaucoup dans le domaine de la catéchèse, pourvu qu’elles sachent se défendre d’une préoccupation d’efficacité immédiate. Il faut renoncer définitivement au « recrutement » si on veut instaurer une authentique pastorale. L’essentiel n’est pas d’assurer de nouvelles entrées de postulantes : l’essentiel est de permettre à la communauté chrétienne d’exercer enfin sa médiation, dérivée de celle du Christ. Vers ce but doivent converger tous les efforts : tout ce qui en distrairait l’attention au profit exclusif d’un intérêt particulier se solderait inévitablement par un regain de la crise des vocations.

Presque tout reste à faire en ce domaine. De-ci de-là, quelques timides essais tendent à associer des témoignages de religieuses aux sessions de vocation organisées dans les diocèses. Microréalisation qui a sa valeur, dans la mesure où elle signifie un sens élargi de l’Église et le souci pastoral de toutes les vocations. Cet essai demeure encore trop marginal, trop sporadique pour renverser la situation et mettre fin à la crise des vocations. Il y faut une large recherche concertée, au niveau de la théologie et de la catéchèse : cette recherche serait elle-même vouée à l’échec si elle était coupée de la vie profonde de la communauté chrétienne. C’est dire qu’elle ne peut pas se limiter à l’action de quelques spécialistes : elle requiert la collaboration de toutes les religieuses qui réalisent leur vocation au sein du Peuple de Dieu. A chacune et à chacun, il revient de l’insérer dans la vie de l’Église en vivant pleinement sa propre vocation.

Or, vivre sa vocation – toute notre étude l’aura peut-être laissé pressentir, – ce n’est pas en jouir comme d’une grâce acquise une fois pour toutes, c’est cheminer péniblement dans la foi et l’espérance vers un Seigneur qui marche devant nous et ne cesse pas de nous appeler.

106, rue du Bac
Paris, VIIe

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