Communautés religieuses et souci de l’unité chrétienne
Quelques réflexions sur une enquête
Marie-André Houdart, o.s.b.
N°1967-5 • Septembre 1967
| P. 288-309 |
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Après avoir évoqué « le mystère sacré de l’unité de l’Église... dont le modèle suprême et le principe est l’unité, dans la Trinité des Personnes, d’un seul Dieu, Père et Fils, dans l’Esprit Saint », le Concile Vatican II, dans le décret Unitatis Redintegratio (n. 2, a. 6), exhorte vivement « tous les fidèles catholiques à reconnaître les signes des temps et à prendre une part active dans la tâche œcuménique » (U.R. n. 4, a. 1).
Le chapitre 2 du même décret suggère différentes manières, pour les catholiques, de participer au mouvement œcuménique, si bien que nul ne peut se croire excusé ou exclu de l’œuvre commune de recomposition de l’unité, faute de capacités théologiques ou de possibilités concrètes de relations œcuméniques. A son tour d’ailleurs, le Directoire pour l’Œcuménisme, dont la première partie fut promulguée par le Saint-Père le 28 avril 1967 [1], note que « chaque chrétien, en effet, même s’il ne vit pas parmi les frères séparés, prend part, toujours et partout au mouvement œcuménique, en renouvelant toute sa vie chrétienne selon l’esprit de l’Évangile, inculqué par le IIe Concile du Vatican, sans rien exclure du patrimoine chrétien commun » (n. 21, a. 3).
Or, l’un des points suggérés pour « l’exercice de l’œcuménisme » est l’approfondissement de la connaissance réciproque entre des frères que des siècles de séparation et d’incompréhension ont rendus étrangers les uns aux autres (U.R. n. 9). Les échanges épistolaires sont-ils susceptibles de favoriser cette connaissance ? Une expérience poursuivie depuis quelques années permettra peut-être d’en juger.
Comment a-t-elle débuté ? Un peu de « petite histoire » pour connaître les circonstances particulières dans lesquelles des échanges épistolaires ont été engagés entre religieuses anglicanes et religieuses catholiques belges.
C’était en avril 1962. Parcourant l’« Introduction à l’œcuménisme » du Père Villain, je fus frappée par le chapitre sur les communautés anglicanes. À cette date, j’ignorais à peu près tout de l’anglicanisme, et en tout cas, je ne soupçonnais nullement la renaissance de la vie religieuse dans l’Église d’Angleterre. Découvrant en particulier l’existence de bénédictines, j’eus le désir de savoir comment elles vivaient selon l’esprit de saint Benoît.
Sans tarder, j’adressai à l’Abbesse de l’une des Abbayes une lettre lui demandant de me permettre d’entrer en correspondance avec l’une de ses moniales. Ma missive (j’avais bien calculé !) lui parvint le Jeudi Saint et les échanges épistolaires débutèrent dans la joyeuse certitude du « Congregavit nos in unum Christi amor ».
Un mois plus tard, je montrais la première lettre reçue à un anglican, étudiant en théologie à l’Université de Louvain. Il pressentit immédiatement les virtualités de contacts de ce genre. Rentré en Angleterre, il se mit bientôt à l’œuvre... Des circulaires furent envoyées à toutes les Supérieures des communautés de l’Église d’Angleterre, les invitant à entrer en relation avec moi (qui ignorais tout !) si elles désiraient nouer correspondance avec des Sœurs catholiques belges. En 3 jours, je reçus des lettres de 27 Supérieures, me demandant 63 correspondantes !
Quelque peu débordée par semblable avalanche, je fus cependant fort touchée de l’empressement de la plupart des Supérieures anglicanes : « J’ai reçu ce matin même la circulaire... et je vous écris tout de suite... »
Que faire ? À l’aide du livre de Peter Anson, « The Call of the Cloister » [2], et des indications fournies par certaines Supérieures, j’ai noté la règle et les œuvres d’apostolat de chaque communauté, afin de pouvoir « assortir » au mieux les futures correspondantes. Ensuite, je me suis mise à écrire aux Supérieures catholiques, recourant à l’Annuaire des communautés de Belgique ! La connaissance insuffisante de l’anglais justifia beaucoup de refus ; certaines Supérieures exprimèrent leur réticence (« N’est-ce pas dangereux pour notre foi ? »), leur perplexité (« De quoi faut-il parler, et surtout, de quoi ne faut-il pas parler ? »), le plus souvent leur crainte de desservir la cause de l’unité par maladresse et ignorance (« Ne risque-t-on pas d’aggraver la division ? »).
Finalement, après des mois de tractations, toutes les « Sisters » furent « adoptées » et nombreuses sont les correspondantes, aussi bien catholiques qu’anglicanes, qui continuèrent longtemps à m’envoyer des échos de leurs échanges.
Où en étions-nous à l’aube de 1963 ?
27 communautés anglicanes étaient en relation avec 68 communautés catholiques (dont 4 à l’étranger) ;
92 Sœurs anglicanes correspondaient avec autant de Sœurs catholiques. (Ces chiffres furent dépassés dans la suite, car plusieurs Sœurs fournirent des correspondantes à d’autres, surtout à l’occasion de séjours de Sœurs anglicanes en Belgique.)
Quels fruits ces échanges ont-ils portés en 5 ans ? Pour le découvrir, j’ai adressé un questionnaire aux Supérieures ayant accepté la correspondance en 1962 et un autre aux correspondantes catholiques elles-mêmes. Ces questionnaires furent donc envoyés aux Supérieures des 64 maisons établies en Belgique (43 actives - 2 spécifiquement missionnaires - 19 contemplatives) :
31 Supérieures (et donc : communautés) n’y ont donné aucune suite,
20 sur 33 ont répondu au questionnaire qui leur était réservé. Quant aux correspondantes, 54 ont envoyé leur réponse, représentant 15 communautés actives - 2 missionnaires - 16 contemplatives.
Une première remarque s’impose : il faudra se souvenir, pour l’interprétation des conclusions, que le tiers seulement des communautés actives contactées a répondu aux questionnaires. Faute de temps ? d’intérêt ? Par suite de l’abandon de la correspondance ? Dieu seul le sait ! Cette lacune explique le caractère nécessairement fragmentaire de l’enquête et prudemment hypothétique des conclusions qui s’en dégagent [3].
Le questionnaire adressé aux Supérieures visait à savoir si les relations épistolaires avec les Sœurs anglicanes avaient exercé une influence sur l’ouverture œcuménique de leur communauté. Leurs réponses permettent de se faire une idée du « climat » œcuménique de certaines maisons, mais comme elles débordent de l’objet précis de l’enquête, nous nous contenterons d’en dégager les orientations générales, tout en essayant de refléter la diversité des réponses.
Le questionnaire lui-même a déjà exercé une influence salutaire sur une communauté « en lui faisant prendre conscience que sa contribution à l’œcuménisme n’était pas fameuse » (C). La plupart des Supérieures notent pourtant que les relations épistolaires ont fait découvrir à leurs Sœurs la profondeur de vie spirituelle des communautés anglicanes dont elles ignoraient en général l’existence même :
« Nous avons pu admirer le grand zèle pour l’unité de nos Sœurs anglicanes, qui mènent une vie religieuse bien fondée et vécue dans le Christ ; leur simplicité et leur ouverture loyale ont gagné toute notre sympathie. Tout cela est stimulant pour redoubler notre ferveur pour l’unité » (C).
« Il y a eu une influence en nous faisant prendre conscience que les religieuses anglicanes sont des religieuses très ferventes qui ont les mêmes aspirations et les mêmes désirs que nous. Cependant, à part la Sœur qui écrivait, les autres n’ont pas réellement pris dans leur prière les intentions de telle ou telle communauté anglicane. Les échanges épistolaires sont encore trop lointains et superficiels » (C).
Les contacts ont exercé une influence particulière dans deux cas :
- Changement d’attitude envers les catéchumènes protestants nous demandant de les instruire en vue d’une entrée dans l’Église catholique » (A),
- Sérieuse tenue à jour de la bibliothèque relative à l’œcuménisme » (A).
D’une façon quasi générale on peut affirmer que l’œcuménisme a désormais sa place dans la vie des communautés. Beaucoup de Supérieures insistent sur l’intensification de la prière pour l’unité, surtout à l’occasion de la Semaine de prière de janvier ; d’autres mentionnent la célébration mensuelle de la messe votive pour l’unité, l’insertion fréquente d’intentions œcuméniques à l’oraison des fidèles, la veillée de prière le jeudi, parfois avec un cierge allumé, selon la pratique de l’« Unity candie » fort répandue dans les communautés anglicanes. Quelques Supérieures font allusion à l’envoi de Sœurs aux sessions œcuméniques d’Ermeton, de Sainte-Gertrude (Louvain), aux cours de la chaire d’œcuménisme de Lyon, et à leur participation aux activités de cercles œcuméniques.
Dans le domaine des initiatives œcuméniques, les contemplatives se sentent évidemment limitées par la clôture, mais cela n’a pas empêché plusieurs communautés d’organiser sessions et conférences, auxquelles elles convient largement leurs consœurs actives et les laïcs.
Interrogées sur la place faite à l’œcuménisme dans la formation des jeunes Sœurs, aussi bien au plan personnel qu’à celui de leur apostolat, la plupart des Supérieures répondent qu’il y est pourvu par les lectures au réfectoire, les chapitres, les livres et articles dont jouit la communauté entière. C’est pourquoi plusieurs avouent qu’elles ne font encore « rien de particulier ». Une Supérieure contemplative écrit que « l’ouverture œcuménique doit trouver une grande place dans la formation. Depuis le Concile, c’est une grâce d’Église. Il faut étudier ensemble le décret sur l’œcuménisme. N’est-ce pas par là qu’il faut commencer ? » Cette suggestion, unique en son genre, mérite d’être retenue. Une autre estime que « c’est d’abord l’objet de notre prière et de notre vie spirituelle » (C).
L’accent est aussi mis fortement sur la prière lorsqu’il est demandé comment on pourrait approfondir les contacts déjà noués :
« Les relations existantes ne s’approfondiront que grâce à une grande charité caractérisée par la compréhension réelle. Cela ne s’acquiert que dans la prière intense » (C).
Quelques suggestions sont à retenir :
- organiser des congrès interconfessionnels » (A),
- saisir toutes les occasions qui se présentent. Être comme à l’affût de l’événement : une simple rencontre, un simple service à rendre ou à demander, mille choses en apparence toutes minimes peuvent devenir un chaînon de relations plus approfondies » (A),
- faire des échanges entre communautés anglicanes et catholiques, pour un temps à convenir » (C).
Les Supérieures ont d’ailleurs été pressenties sur la possibilité de pratiquer pareils échanges. L’éventualité de l’envoi d’une Sœur dans une communauté non catholique a retenu l’attention favorable de cinq Supérieures, mais elles se sont surtout montrées disposées à offrir l’hospitalité à des Sœurs étrangères.
Sur ce point, les contemplatives ont répondu en chœur : « La question ne se pose pas pour nous à cause de la clôture ». Une Supérieure active remarque :
« C’est une chose extrêmement sérieuse et qui ne peut être entreprise à la légère, tant pour l’influence et le rayonnement à exercer que pour ceux à recevoir. Il faudrait une Sœur bien préparée, capable du discernement nécessaire, pouvant se libérer un moment de son apostolat habituel. »
Deux autres font des suggestions intéressantes :
- Je préférerais peut-être un stage de deux sœurs catholiques (même d’instituts religieux différents), afin que, sans aucunement faire bande à part - ce qui gâterait tout-, elles puissent se retrouver, par exemple une demi-heure chaque soir, réviser fraternellement ensemble leur comportement, noter les choses à retenir pour aider ensuite leur communauté au retour » (A).
- Je souhaiterais que la Sœur envoyée soit chargée d’une ‘mission’ (étude, contacts, etc.), de préférence pendant les vacances » (A).
Une seule Supérieure a fait une discrète allusion à l’« isolement spirituel » dont pourrait souffrir la Sœur « en échange », qu’elle soit catholique ou anglicane, sans d’ailleurs soulever explicitement la difficulté résultant de l’absence de « communicatio in sacris » au plan des sacrements. L’accueil de Sœurs anglicanes dans des communautés belges s’est d’ailleurs déjà pratiqué bien des fois, même chez des contemplatives (à l’hôtellerie bien sûr), permettant un enrichissement réciproque et « une certaine communication dans la vie et l’activité spirituelle », si fortement encouragée par le Directoire (n.25).
Une Supérieure fait cependant une remarque pleine de prudence :
« C’est une chose très sérieuse et demandant réflexion. Il me semble que ce serait possible dans une communauté restreinte (équipe formée en ce sens). Dans une communauté nombreuse, unissant des sœurs de tous âges et de formation ‘à divers niveaux’, il pourrait être difficile d’arriver à ce qu’aucune réflexion plus ou moins maladroite ou question indiscrète ne heurte notre hôte » (A).
On peut, semble-t-il, conclure que la correspondance œcuménique a généralement contribué à éveiller ou à accroître l’intérêt œcuménique des communautés, surtout en stimulant leur intercession et en leur faisant découvrir les richesses d’une vie religieuse qui se veut, comme la leur, toute fidélité et consécration au Seigneur.
Nous citerons avec plus d’abondance les réponses des correspondantes, objet particulier de l’enquête. Il faut noter d’abord qu’une dizaine de celles-ci ont vu leurs relations épistolaires interrompues soit par la mort de leur correspondante (deux cas), soit par le fait de l’une des deux, le plus souvent à cause du manque de temps.
La plupart des « paires » de correspondantes se sont sagement mises d’accord pour employer chacune leur langue maternelle : cela permet à chacune de s’exprimer avec plus de spontanéité, mais oblige souvent à recourir à une traductrice. Il n’en reste pas moins que, depuis Babel, les langues constituent un handicap à la compréhension réciproque :
« Il nous faut une intermédiaire et cela manque d’intimité » (A).
La fréquence des lettres est fort variable (de 3 à 8 fois par an). Pourtant, quasi à l’unisson, les Sœurs signalent qu’elles écrivent à l’occasion des grandes fêtes, des anniversaires de profession et des événements de la vie des communautés.
Il est normal de constater une corrélation entre la fréquence des lettres et le degré d’amitié qui s’est noué entre les correspondantes. Impossible en effet d’arriver à se connaître vraiment sans des échanges relativement fréquents. D’autre part, une fois le contact profond établi, on ne peut se contenter de deux ou trois lettres par an. Ainsi que le note une Sœur, « il ne suffit pas de dire qu’on s’aime. Il faut savoir le prouver en étant fidèle et en donnant de son temps ! »
Les questions abordées par les correspondantes sont pratiquement toutes centrées sur leur vie religieuse et sur les recherches et essais que provoque, de part et d’autre de la Manche, l’aggiornamento des communautés. Les Sœurs sont évidemment sensibles à l’actualité œcuménique et s’envoient notes, découpures de journaux, etc., sur toutes les activités auxquelles elles sont mêlées.
Rares sont les Sœurs qui aient abordé des problèmes spécifiquement doctrinaux : prudence ? manque de préparation ? primat accordé au spirituel ? L’une d’elles écrit pourtant :
« Ma correspondante étant une théologienne qualifiée, je n’ai pas hésité à lui poser, au début, plusieurs questions concernant les positions doctrinales de son Église. Cela me valut un jour une réponse de 12 pages ! Puis, elle est venue passer une semaine chez nous. Nous nous sommes rencontrées sur un plan beaucoup plus profond, plus personnel, et maintenant, nous ne songeons plus guère à faire de la théologie » (C)
Une Sœur s’est engagée sur une voie qui semble peu irénique... :
« Pour ne pas leur donner l’illusion que cette union s’accomplirait si vite, j’avais relevé les questions de foi qui nous séparent, à côté de tout ce qui nous unit. Toutefois, jamais aucune réaction nette sur ces questions... Il me semble que seules les relations de prière et de sacrifice en commun peuvent leur obtenir plus de lumière. Je ne vois pas que la correspondance entre religieuses anglicanes et catholiques, qui ne sont pas théologiennes, ait son utilité. D’ailleurs, j’écris à S. que désormais j’attends le moment de grâce pour elle, à obtenir par notre prière commune intensifiée, de son passage sur le pont stable, établi par nos Églises, vers l’unité de l’Église catholique » (C).
Une autre enfin note avec délicatesse :
« Je ne veux pas donner l’impression de vouloir introduire ‘nos’ traditions ou ‘nos’ découvertes dans sa communauté. Il me semble qu’il faut dire simplement comment les choses se passent chez nous » (C).
Est-il possible d’arriver, par lettres, à une connaissance mutuelle vraie et personnelle ? Cette question semble avoir provoqué les réactions les plus diverses et la réponse d’ensemble peut se résumer par « oui, à un degré variable selon les tempéraments et la pratique épistolaire que Ton possède » (C).
Effectivement, tous les degrés d’assentiment ou de désaccord ont été exprimés, depuis le « Non, je ne le crois pas » (C), « Ce n’est pas le but de notre correspondance, qui est plutôt un « stimulus » à l’unité tant désirée par Notre-Seigneur » (C), jusqu’au « Nous en sommes persuadées de part et d’autre. L’expérience le prouve d’ailleurs. Il est possible d’arriver non seulement à une connaissance - imparfaite sans doute, les relations n’étant qu’épistolaires -, mais à une amitié profonde et qui semble inaltérable » (C).
Il va de soi que le fait que les Sœurs ne se sont pas rencontrées au préalable constitue un handicap :
« J’ai l’impression que notre connaissance mutuelle est vraie et personnelle dans la mesure où des lettres, qui restent tout de même un peu extérieures, le permettent. Sans doute faudrait-il nous voir et ‘vivre’ ensemble pour que cela devienne éventuellement une vraie amitié » (C).
« Cela me semble difficile sans avoir eu un contact auparavant » (C).
Aussi ne peut-on qu’approuver la remarque :
« Dans le cas présent, nous avons l’impression d’être des ‘sœurs amies’, souhaitant de nous voir un jour face à face. Ce qui nous unit le plus, me semble-t-il, c’est le même amour du Christ, si visible chez ma sœur anglicane » (A).
La difficulté causée par la langue constitue pour beaucoup un obstacle :
« A mon avis, c’est difficile, surtout si l’on correspond en langue étrangère insuffisamment connue. Je crois qu’on arrive tout au plus à se témoigner affection et intérêt et à connaître quelque peu le genre de vie Tune de l’autre » (M).
Quelques conditions de « réussite » se dégagent encore de l’expérience faite :
« ...pour autant qu’il y ait sincère amitié et échanges fraternels et simples, avec ouverture sur la vie d’union » (C).
« Difficile d’arriver à une connaissance mutuelle vraie et personnelle par lettre, à moins d’avoir un don littéraire pour bien s’exprimer et même un certain don psychologique pour deviner et apprécier ce qui préoccupe et intéresse l’autre » (C).
Il faut noter cependant que, pour plusieurs, la connaissance mutuelle a engendré une amitié spirituelle profonde et authentique :
« Nous nous entendons très bien car notre vie, notre foi, nos règles sont quasi les mêmes, au point qu’on pourrait se demander ce qui nous sépare » (A)
« Ma correspondante et moi, nous sommes arrivées à une amitié spirituelle vraiment très profonde et nos échanges sont devenus si personnels qu’après avoir, des années durant, traduit ses lettres à l’intention de la communauté, je n’ai pratiquement plus que quelques nouvelles ‘extérieures’ à communiquer. Ce nous fut une grande joie de découvrir aussi combien nous étions toutes deux profondément enracinées dans notre idéal de vie bénédictine, de voir que nous réagissions dans le même sens en présence des problèmes concrets qu’affrontent actuellement nos communautés, et de nous aider dans la recherche du Seigneur et d’une plus grande fidélité à notre commune vocation » (C).
Il n’est guère surprenant de constater que, dans la mesure où une relation authentique et personnelle s’est nouée entre les correspondantes, elle a pu être pour elles non seulement occasion d’ouverture œcuménique, mais aussi source d’ enrichissement spirituel.
Ainsi que nous l’avons noté déjà, la découverte porte surtout sur la profondeur et la richesse de la vie religieuse des communautés anglicanes, mais à travers elles, les correspondantes ont aussi perçu quelque chose de l’Église dont elles vivent :
« L’anglicanisme est devenu pour moi une réalité concrète, vivante – et non plus une abstraction lointaine –, riche de toute une spiritualité ignorée jusqu’ici » (C).
Pour essayer d’ordonner quelque peu les réponses reçues, notons :
– que les catholiques ont été impressionnées par l’authenticité de la vie religieuse des Sœurs anglicanes et l’on peut percevoir, à travers deux réponses, que cette constatation n’est pas sans leur poser une question :
« Cette correspondance a fait tomber bien des préjugés. En sentant vivre ces Sœurs, on est si sûr que l’Esprit les anime. La vitalité de la grâce est indéniable. Donc aussi l’efficacité de leurs sacrements ? Cela mène loin ! » (C).
« Je suis profondément édifiée de l’esprit religieux, de l’humilité et du paisible abandon à Dieu de ma correspondante. Cet échange de lettres m’a été une révélation : je ne savais pas qu’une telle vie religieuse pût exister en dehors du catholicisme » (A).
– que deux contemplatives ont été particulièrement sensibles à la façon dont les Sœurs anglicanes vivent l’« œcuménisme spirituel » [4] (Les contacts et voyages de l’Abbé Couturier en Angleterre continuent à porter des fruits !)
« Les communautés anglicanes que je connais me semblent très ouvertes à l’œcuménisme spirituel. En tout cas, c’est sur cette base que S. et moi nous nous sommes rencontrées dans les premières lettres. Nous prions et souffrons pour la même cause et c’est un enrichissement mutuel de se savoir unies dans l’amour du même Seigneur, guidées par le même Esprit. Je suis frappée par le sens de la prière des anglicanes que je connais et par le rôle que ces communautés jouent dans l’œcuménisme spirituel. Il me semble que c’est l’union à la prière du Christ pour l’unité qui est indispensable pour des âmes consacrées au Seigneur » (C).
– que plusieurs ont été stimulées dans leur propre prière pour l’unité :
« Cela attise mon désir de l’unité, avive la peine de la séparation » (C).
– que d’autres ont acquis une sensibilité qui les prépare à mieux « dialoguer » :
« J’ai mieux compris qu’il peut y avoir des attitudes blessantes de notre part à nous, catholiques » (A).
« Pour ma part, elle m’a beaucoup aidée à chercher (et à trouver ?) les mots à la fois adéquats et non blessants » (A).
– que certaines Sœurs enfin ont été amenées à réfléchir et à approfondir leur propre foi :
« Indépendamment du soutien de la prière réciproque, de l’émulation spirituelle, de la connaissance ‘par l’intérieur’ de la vie spirituelle d’une autre Église, ce contact m’a amenée à réfléchir sur la division, sur la place de l’unité dans le dessein de Dieu, et dès lors, à intégrer profondément l’œcuménisme dans ma vie. Cela a contribué à un approfondissement de mon sens et de mon amour de l’Église et m’a portée à étudier sérieusement les documents conciliaires » (C).
Peu de réponses à la question cherchant à savoir si les Sœurs avaient eu l’occasion d’élargir leurs contacts œcuméniques. Plusieurs contemplatives allèguent évidemment la clôture, mais peut-être n’ont-elles pas soupçonné qu’il est possible de faire pas mal de choses sans en sortir. L’une d’elles l’a très bien compris :
« On se sent une nouvelle responsabilité et par conséquent on est invité à plus de ferveur, de générosité, de charité » (C).
D’ailleurs trois contemplatives ont eu l’occasion d’exercer une certaine action œcuménique hors de leur propre communauté :
« Au moment de la Semaine de prière, nous invitons un conférencier œcuménique non seulement pour nous, mais aussi pour les Sœurs actives de la ville » (C).
« Nous organisons chaque année une session interconfessionnelle dirigée par les moines de Chevetogne » (C).
« Avant tout, conscience d’une responsabilité essentielle sur le plan de la prière et de l’authenticité de vie chrétienne. Également, organisation de sessions de formation œcuménique en collaboration avec le Centre Unité chrétienne de Lyon, extension de la correspondance œcuménique à d’autres communautés, aide et conseils pour le lancement d’une ‘campagne’ semblable aux E. U., diffusion de notes et conférences, agence de renseignements les plus divers » (C).
Cependant, les Sœurs ont été amenées le plus souvent à une intensification de leur prière pour l’unité :
« J’ai mieux prié et ai ainsi fait plus pour l’œcuménisme » (C).
L’intérêt œcuménique est désormais éveillé dans les communautés :
« Je me sens plus accueillante à chaque idée ou effort d’unité. On est engagé, il y a la sympathie. On pose des questions à un conférencier sur certains points amorcés dans la correspondance, etc. Ouverture aussi à toutes les autres confessions chrétiennes » (C).
« Quand une lettre ou une revue parle d’œcuménisme, mon attention est aussitôt centrée sur les faits qu’elle suggère. Il en est de même pour la prière du jeudi » (A).
La plupart des Sœurs ont à cœur de partager leur expérience avec leur communauté :
« Nous lisons les lettres en communauté et cela suscite des réflexions et une émulation à la prière de toute la communauté » (C).
« Quand une lettre arrive, j’en fais part à la communauté, spécialement à une équipe qui a pris en charge l’œcuménisme » (A).
De l’éventail des réponses, on peut retenir :
- un regret : « Partager ? Non, je n’ai pas pu ‘faire passer’ ce qu’il y a d’enrichissant dans cette expérience. Manque d’accueil de la communauté » (C).
- une remarque un peu désabusée : « Il n’y avait rien à communiquer. Les Sœurs écrivaient peu de choses intéressantes » (A).
- une réalisation qui peut en faire naître d’autres : « J’ai obtenu plusieurs fois des films sur l’Angleterre et même sur la vie de l’Église anglicane » (C).
« Surtout au moment de la Semaine de prière, en composant les intentions de chaque jour en fonction de l’intention proposée par le Centre Unité chrétienne et en exposant la documentation qui s’y rapporte ; j’ai aussi fait souvent appel aux Sœurs pour m’aider à accueillir les anglicanes de passage chez nous, pour aider l’une d’elles « à polir » son français ; mais le moyen le plus efficace est certainement la causerie œcuménique que j’ai été invitée à donner à celles des Sœurs qui le désiraient, chaque mois, sur les questions œcuméniques : actualité, échos de visites ou de lettres, exposé sur l’ouverture œcuménique de l’Église au cours du Concile, et surtout étude approfondie du décret sur l’œcuménisme » (C).
D’autre part, entre les correspondantes elles-mêmes, les échanges ne se sont pas toujours bornés à des épîtres. Il y a eu l’envoi de livres, revues, notes de retraites et de conférences œcuméniques, échanges de diapositives permettant une petite visite « guidée » par bande magnétique, de notations musicales pour des recherches d’offices et des fêtes de circonstances, de modèles d’ornement, etc. Quelques communautés ont aussi échangé des hosties à l’occasion de la Semaine de l’unité. Souvent aussi, après un contact avec la Belgique, les Sœurs anglicanes ont pu entrer en rapport avec les branches anglaises des communautés catholiques, et sans doute est-ce là un effet très heureux.
Enfin, plusieurs correspondantes se retrouvent chaque jour pour un « rendez-vous » dans la prière.
Comment les relations existantes pourraient-elles se développer et contribuer davantage à préparer les voies de l’unité ? Cette question semble avoir suscité le plus d’intérêt, bien que plusieurs Sœurs aient répondu par un simple point d’interrogation, qui sans doute trahit leur perplexité...
Cette fois encore, l’accent est mis fortement sur les voies spirituelles, l’authenticité de sa propre vie religieuse et surtout sur la prière.
« Il me semble que la prière quotidienne, la liturgie et la prière privée (pour ma part, je dis chaque jour l’oraison de la messe pour l’unité) et l’habituelle aspiration du cœur « Domine, fac ut unum sint », hâtent beaucoup les solutions aux différences dogmatiques, seul obstacle maintenant que la défiance, l’éloignement, l’ignorance où l’on était jadis, ont irréversiblement disparu » (C).
« ...en intensifiant notre vie monastique dans l’esprit du Concile » (C). « Il va de soi que notre prière et notre vie religieuse bien menée en vrai témoignage, peuvent largement contribuer à préparer les voies de l’unité » (C).
« La communauté veut avant tout servir la cause de l’unité en approfondissant, dans le silence et la prière, la vie d’union à Dieu. N’est-ce pas là le grand pôle ? » (C).
Relevons quelques suggestions intéressantes :
- profiter de ce qui se fait déjà : « Je pense que pour le moment, il y a tant d’initiatives, de possibilités, que l’essentiel paraît d’être ouvert et de contribuer avec discernement à un approfondissement » (C).
- donner aux correspondantes l’occasion de se visiter : « Une journée ensemble sensibiliserait ma communauté aux vivantes réalités de l’œcuménisme » (C). - « Par des rencontres du type de celle de Ramegnies-Chin où l’on saisit davantage ce qui unit que ce qui sépare » (A).
- envisager la fondation d’une communauté interconfessionnelle : « en fondant une communauté mixte catholique-anglicane, entre membres d’un même ordre » (C).
- organiser un pèlerinage œcuménique : « Pour que les relations existantes se développent, j’aimerais faire avec ma correspondante un pèlerinage œcuménique en Angleterre, c’est-à-dire visiter avec elle (et éventuellement d’autres) 5 ou 6 couvents anglicans et catholiques, où l’on nous permettrait de participer dans la mesure du possible à la vie communautaire » (A).
- intensifier « l’intérêt des communautés par des échanges de vue plus approfondis sur l’œcuménisme » (A).
- en résumé : « en approfondissant notre union spirituelle et notre solidarité dans notre commune vocation, en saisissant les occasions de contacts vrais, personnels, dans une écoute commune de l’Esprit, en stimulant la connaissance des trésors spirituels de l’autre dans une disposition d’ouverture et d’accueil. C’est sur ce plan de la connaissance mutuelle et de la force que donne l’union spirituelle (« là où deux ou trois se mettent d’accord,...je suis au milieu d’eux »), que nous, qui ne sommes pas théologiennes, pouvons surtout apporter notre contribution » (C).
Une réponse met certes l’accent sur cette unité spirituelle, mais oublie peut-être que cette unité, pour être l’unité parfaite voulue par le Christ pour son Église, doit indissociablement revêtir un caractère de visibilité [5] :
« Si les cœurs et les esprits sont déjà unis dans la charité du Christ, que manque-t-il au niveau horizontal ? » (C).
La dernière question, « Quelle aide attendriez-vous éventuellement pour ce faire ? » ne semble pas avoir stimulé beaucoup l’imagination créatrice des Sœurs : les points d’interrogation constituent la réponse la plus fréquente !
On peut cependant regrouper quelques suggestions dont la réalisation dépendra sans doute des commissions diocésaines pour l’œcuménisme. Elles concernent :
- un centre d’information : « Peut-être serait-il bien d’être tenues au courant du mouvement œcuménique par un centre d’information qui pourrait relier les correspondantes d’ici et de l’étranger et travailler avec elles à ce but » (C).
- une feuille d’information : « Que les expériences de chacune soient portées à la connaissance de toutes, pour qu’elles puissent juger de ce qui pourrait être fait dans le cas spécial qui est le leur » (A). « Connaître éventuellement le moyen de se procurer de la documentation œcuménique » (C).
- un service de prêt de livres œcuméniques : « Une bibliothèque ne prête-t-elle pas des livres œcuméniques ? » (A).
- l’assouplissement des dispositions canoniques au sujet de la clôture : « Qu’il soit permis, dans certains cas, d’accueillir en clôture des Sœurs non catholiques, afin qu’elles puissent réellement partager notre vie ; que les Sœurs catholiques soient autorisées à sortir de clôture pour participer à certaines sessions ; que les commissions diocésaines pour l’œcuménisme se préoccupent de la formation œcuménique des Sœurs » (C).
Conclusions et suggestions
Sans vouloir le moins du monde prétendre que cette enquête permette de se faire une idée complète et objective de l’ouverture œcuménique des communautés religieuses féminines de Belgique (et cela, tout autant par suite des circonstances du lancement de la « campagne », rappelées plus haut, qu’à cause du nombre relativement restreint des réponses provenant de Sœurs actives), il semble tout de même assez fondé de dégager quelques conclusions.
– Reprenons d’abord la question qui a provoqué la présente enquête :
« Les échanges épistolaires sont-ils susceptibles de créer des relations œcuméniques valables et de constituer une contribution quelconque à la préparation de l’imité ? »
Il semble que la fin du paragraphe 12 du décret sur l’Œcuménisme, consacré à la collaboration, exprime très bien la réponse à donner à cette question.
« Par cette collaboration (et ici, il faut entendre : ‘correspondance’), tous ceux qui croient au Christ (ici, il faut dire : ‘et a fortiori ceux qui sont consacrés au Christ’) peuvent facilement apprendre comment on peut mieux se connaître les uns les autres, s’estimer davantage et préparer la voie de l’unité des chrétiens. »
En dépit des lacunes signalées plus haut, on peut dire, semble-t-il, que ces trois objectifs ont été partiellement atteints par les échanges épistolaires entre les communautés anglicanes et catholiques. Des conclusions déjà dégagées, il importe de tirer maintenant les leçons qu’il serait utile de retenir si pareille « campagne » de correspondance devait être renouvelée. Il serait en effet souhaitable :
- d’insister davantage sur la nécessité d’une certaine préparation des correspondantes « en puissance » et de les engager, entre autres, à lire attentivement le décret Unitatis Redintegratio et le Directoire sur les questions œcuméniques ;
- de veiller à ce que pareille correspondance soit entreprise sans aucune arrière-pensée « conversionniste », mais bien plutôt dans un authentique esprit de dialogue œcuménique ;
- d’insister aussi sur la nécessité d’une connaissance suffisante de la langue de la Sœur avec laquelle on veut correspondre ;
- dans la mesure du possible, de mettre en liaison des Sœurs ayant le même type de vie et de spiritualité, plus au moins le même âge et le même niveau intellectuel, pour que les échanges puissent être vrais, enrichissants et susceptibles de favoriser une connaissance et une compréhension mutuelles authentiques ;
- d’exhorter à une certaine régularité et fréquence dans les échanges, car il n’est pas possible d’arriver à nouer des relations vraiment personnelles si les lettres sont trop rares, et dès lors facilement conventionnelles ;
- lorsque les circonstances le permettent, de donner aux correspondantes l’occasion de se rencontrer.
– Une constatation paraît s’imposer, même en tenant compte du caractère fragmentaire de l’enquête, car elle se dégage du contenu des réponses plutôt que de leur provenance (communautés actives ou contemplatives) : les Sœurs actives semblent peut-être moins profondément sensibilisées aux questions œcuméniques que les contemplatives.
Sans doute faut-il alléguer pour leur défense que, sollicitées par des tâches de plus en plus absorbantes et immédiates, elles ont peut-être été moins frappées que les contemplatives par l’urgence et l’importance de ces questions, et qu’elles ont en tout cas eu moins de temps à leur consacrer.
Et pourtant ? En cette période post-conciliaire, celles qui sont chargées de l’enseignement religieux, à quelque degré que ce soit, ont-elles pu échapper à la nécessité de repenser leurs cours en fonction de l’éclairage que les perspectives bibliques et théologiques nouvelles jettent sur le mystère de l’Église ? Or, peut-on aborder celui-ci sans être affronté au scandale de la division des chrétiens ? Et les professeurs d’histoire ? Peuvent-ils encore parler de la Réforme comme ils le faisaient il y a dix ans ? (Les manuels n’ont malheureusement pas encore été tous revus en tenant compte d’une sensibilité œcuménique et surtout des lumières que les recherches, souvent communes, des historiens des différentes Églises ont jetées sur plus d’un point.) Les Sœurs hospitalières n’ont-elles pas de plus en plus souvent, par suite des mouvements d’immigration, à exercer leur dévouement à l’égard de patients non catholiques et non chrétiens, dans le respect de leurs convictions et le souci de leur procurer les secours de leurs Églises ou religions respectives ?
– Par ailleurs, proportionnellement à leur nombre, les Sœurs cloîtrées ont répondu davantage à l’appel de 1962 et au questionnaire de 1967. Plus portées par vocation à contempler le mystère de l’Église, elles semblent avoir été, dans l’ensemble, plus sensibles à l’ouverture œcuménique des dernières années.
Toutefois, en se basant sur les témoignages reçus (et il est permis de supposer que leur expérience spirituelle dépasse sans doute ce qu’elles ont bien voulu en livrer), on peut se demander si l’ouverture œcuménique suscitée par les échos des débats conciliaires et par les échanges épistolaires a suffisamment provoqué un approfondissement de foi, une réflexion sur le fond du problème, c’est-à-dire sur le mystère de cette unité voulue par Jésus-Christ pour son Église, et qui est défigurée, retardée dans son expression visible et totale, par la division des chrétiens.
En effet, rares sont les sœurs qui font allusion à pareille réflexion, à un approfondissement doctrinal qui leur ait permis de découvrir que l’œcuménisme est une dimension indispensable, une partie intégrante d’un christianisme authentique et qu’à ce titre il doit cesser d’être considéré comme la « marotte » de telle ou telle Sœur pour devenir, à des degrés divers bien sûr, l’objet de la sollicitude de toutes.
Ce manque d’enracinement doctrinal se décèle encore à un autre indice : le peu de références à la Constitution Lumen Gentium et au décret Unitatis Redintegratio, la charte catholique de l’œcuménisme. Ces textes pourtant donnent les bases dogmatiques qui peuvent à la fois « accrocher » fermement le souci de l’unité au mystère de l’Église [6] stimuler la prière pour « l’unité que le Christ veut, par les moyens qu’il voudra », poser l’exigence d’une rénovation personnelle, indissolublement liée à celle de l’Église, orienter les bonnes volontés vers des attitudes et des activités susceptibles de contribuer à la recomposition de l’unité.
À titre d’exemple, et sans vouloir le moins du monde porter un jugement sur les consciences et sur les intentions profondes des correspondantes en cause, je me permets de signaler deux écueils qui ne furent pas toujours évités.
En général, il faut le reconnaître, la plupart des Sœurs belges ignoraient jusqu’à l’existence des communautés anglicanes ; leur entrée en contact avec elles leur fit découvrir l’authenticité de vie spirituelle qui les anime. Or, chez plusieurs, cette découverte provoqua un certain étonnement de ce qu’une vie religieuse profondément enracinée dans le Christ soit possible en dehors de l’Église catholique romaine. Alors se produisit souvent la réaction si instinctive de qui découvre quelque chose de nouveau : la référence à ce que l’on connaît déjà, et donc, en l’occurrence, à sa propre vie religieuse : « Mais... elles sont tout à fait comme nous ! » Et ce que les Sœurs catholiques apprirent des Sœurs anglicanes, et par elles, de la vie de leur Église, fut bien souvent jaugé d’après une mesure semblable.
Pourtant, une lecture attentive de Lumen Gentium et de Unitatis Redintegratio, en particulier des textes se rapportant aux relations entre l’Église catholique et les frères séparés (L.G. n. 15 et U.R. n. 3), permettrait une estimation plus exacte de ces relations en fonction du mystère de catholicité de l’Église. Elle favoriserait aussi la prise de conscience de la solidarité profonde qui existe entre les religieux de toutes les Églises, unis ontologiquement en Christ de par leur baptême et appelés, par un choix tout gratuit de Dieu, à la consécration totale de soi au service du Seigneur et des hommes. Dès lors cesserait la tentation de prendre les particularités liturgiques et autres de son Église, sa forme de vie religieuse, comme critères : l’unique référence doit être en effet le Christ et son mystère, dans une commune recherche de docilité complète à sa volonté et de manifestation de l’aujourd’hui de l’Évangile, sans faire fi, bien sûr, de la fidélité personnelle de chacun à l’Église qu’il appelle « sienne et Église de Dieu » (U.R. n. 1, a. 2), mais en respectant l’œuvre de l’Esprit chez les autres et la hiérarchie des valeurs.
Si cet effort de mise en place de certains aspects doctrinaux, encore relativement peu mis en lumière, de l’œcuménisme n’est pas accompli, certains esprits risquent d’être troublés et de sentir vaciller des appuis considérés jusqu’alors comme inébranlables. Une réflexion entendue récemment trahit pareille angoisse : « Mais, ma sœur, ces sœurs anglicanes, elles sont tout à fait comme nous ! Elles nous prennent tout, même nos saints. Elles vont même jusqu’à dire que saint Augustin est à elles ! »
Une formation de base permettrait encore d’éviter un second écueil, non moins nuisible aux relations entre frères séparés. Je n’oserais pas affirmer qu’aucune Sœur n’ait entretenu le secret espoir d’amener « ces pauvres Sœurs anglicanes à passer à l’Église catholique » ! Or, ainsi que le note fort à propos B. Lambert [7] : « la question ne se pose plus en termes de « retour » des « dissidents » à l’unité. Le Décret sur l’Œcuménisme s’est bien gardé d’aborder les choses de cette manière. Le niveau auquel il se situe est celui d’accession, de partage et de communion... Nous avons dépassé le plan de la simple co-existence, déjà préférable à l’hostilité. Commence à apparaître dans chaque Église la pro-existence, cette faculté de se mettre dans l’esprit de chacune, de s’efforcer de la repenser, de vivre avec elle et pour elle. (...) Apprendre à partager entre Églises les dons de l’élection, apprendre à nous stimuler les uns les autres, à laisser transparaître les traits de la Parole de Dieu, nous engager non à nous convertir à nous-mêmes, comme pôle immuable et absolu de la vérité, mais à nous convertir tous ensemble vers le Christ. »
Puis-je me permettre au terme de cette réflexion portant sur une expérience, de faire quelques propositions ? Peut-être fourniront-elles des suggestions pour pallier aux lacunes et difficultés signalées dans les pages qui précèdent, et pour répondre aussi bien aux besoins révélés par l’enquête qu’aux vœux exprimés par certaines correspondantes.
Avant tout, il me semble très souhaitable d’étendre aux religieuses orthodoxes et protestantes, les relations nouées avec les Sœurs anglicanes. A s’en tenir à la situation actuelle, il y aurait, en effet, danger que certaines personnes limitent l’œcuménisme à ce qui concerne uniquement l’anglicanisme. (Il va de soi que pareilles relations existent déjà, et parfois depuis longtemps, indépendamment de la « campagne » de correspondance dont nous essayons de rendre compte.) Or, le problème œcuménique est indivisible, aussi bien pour ceux qui l’abordent sous son aspect plutôt spirituel, que pour les théologiens qui doivent engager le dialogue avec toutes les Églises. Les suggestions ci-dessous envisageront donc pareille extension des relations « inter-communautés ».
Plusieurs Sœurs ont fait allusion au caractère superficiel ou artificiel que risque de conserver un lien de correspondance établi entre des personnes qui ne se sont jamais rencontrées. D’autres, par contre, ont souligné la joie profonde, l’accroissement d’intérêt œcuménique et l’enrichissement spirituel retirés d’une rencontre véritable avec leur « sœur de plume ». Il semble donc souhaitable de favoriser pareille expérience :
- soit en invitant des Sœurs anglicanes, protestantes ou orthodoxes à séjourner dans des communautés catholiques (et ceci est même réalisable en dépit des limites de la clôture, car un séjour à l’hôtellerie du monastère permet déjà un certain partage de vie et en tout cas des contacts plus personnels).
- soit en faisant un échange « au pair » avec une Sœur d’une communauté non catholique, à condition que les Sœurs intéressées soient préparées, aient une connaissance suffisante de la langue et ne soient pas complètement privées des sacrements de leur Église, tout ceci évidemment avec l’accord des autorités compétentes respectives.
- soit encore en organisant des retraites communes sur un thème choisi et préparé de part et d’autre, et en prévoyant un heureux équilibre entre le recueillement, la prière commune et les échanges. (Pareilles retraites interconfessionnelles sont déjà réalisées aux États-Unis, en Angleterre, et tout récemment en Belgique la rencontre de Ramegnies-Chin fut une vraie réussite spirituelle et œcuménique.) Ce dessein ne serait réalisable, dans notre pays qui ne possède pas de communautés non catholiques, qu’à la condition que des Sœurs étrangères acceptent de venir chez nous ; cela impliquerait pour le moins, me semble-t-il, que les communautés belges les invitent ensuite à passer chez elles quelques jours.
Toutes ces suggestions supposent évidemment l’approbation et l’aide efficace des autorités ecclésiastiques et en particulier des commissions diocésaines pour l’œcuménisme dont le Directoire juge l’institution très opportune (n. 3)
Les possibilités de formation et même d’information œcuménique varient très fort d’une communauté à l’autre, d’après la situation géographique, les ressources financières, les capacités des personnes, les occasions de contact. L’enquête a révélé qu’à deux exceptions près, la question de la formation œcuménique n’a pas encore retenu l’attention des Supérieures. Peut-être objectera-t-on, et non sans raison, que c’est toute la formation qui doit être œcuménique ! Incontestablement, mais je crois qu’elle ne pourra l’être véritablement que si certains principes de base sont bien posés, qui pourront alors informer tout le reste. Il faudrait donc, semble-t-il, que sur le plan de la formation et de l’information des communautés, une entraide et un partage fraternels soient possibles et encouragés, afin d’orienter et d’alimenter toutes les bonnes volontés.
Un moyen efficace de développer l’ouverture œcuménique des communautés me paraît être (et ceci s’appuie sur l’expérience réalisée au sein de ma propre communauté) que, dans chaque communauté, une Sœur se spécialise quelque peu en œcuménisme (car toutes ne peuvent pas tout faire et tout lire !). Elle pourrait, par exemple :
- être à la disposition de ses consœurs pour guider leurs recherches lectures, préparations de cours dans une perspective œcuménique ;
- faire, par exemple une fois par mois, pour celles qui le désirent, une causerie au cours de laquelle elle présenterait les principaux événements œcuméniques des semaines écoulées, recommanderait à leur prière des réunions ou intentions œcuméniques, signalerait des livres ou articles intéressants, donnerait éventuellement un compte rendu d’une conférence, d’une rencontre, d’une visite, etc. ;
- être responsable de la formation œcuménique des jeunes Sœurs et de l’étude en commun du décret sur l’œcuménisme, puis de l’un ou l’autre point particulier soulevé par l’actualité œcuménique ou par une question posée ;
- être spécialement chargée de l’accueil de visiteurs œcuméniques éventuels.
Pour que la Sœur responsable de l’œcuménisme dans une communauté puisse remplir efficacement cette tâche, il serait évidemment souhaitable qu’elle reçoive elle-même une formation de base, soit en participant à une session, soit en suivant des cours, soit en souscrivant à un cours par correspondance [8].
Les quelques conclusions et suggestions qui précèdent amènent naturellement à percevoir la nécessité d’un organe de coordination des efforts et de la diffusion des informations au niveau des communautés religieuses. C’est pourquoi je me risque à émettre le souhait que les Commissions diocésaines pour les questions œcuméniques se penchent sur le problème de l’œcuménisme dans les communautés religieuses.
Ne pourraient-elles envisager de s’enrichir d’une nouvelle sous-commission particulièrement chargée de cet aspect de l’action œcuménique ? Les communautés pourraient en effet jouer un très grand rôle sur le plan œcuménique, aussi bien par une intensification de leur prière pour l’unité que par le rôle de « multiplicateurs et de diffuseurs » que leurs membres sont susceptibles de jouer, surtout dans la formation des générations futures de jeunes chrétiens. Cette sous-commission devrait évidemment être en étroite relation avec les Unions des Supérieures et Supérieurs Majeurs et avec l’Union des Religieuses Contemplatives, car son premier rôle serait d’être à leur disposition pour les aider à remplir l’aspect œcuménique de leur mission, sans vouloir toutefois exercer un monopole ni régenter toutes les activités œcuméniques des communautés.
On pourrait envisager également que la sous-commission soit, à l’occasion, en rapport avec des organismes semblables qui pourraient exister dans d’autres Églises et avec le département (en formation) pour les communautés religieuses du Conseil Œcuménique des Églises. Cela faciliterait les échanges de renseignements, les contacts divers, visites, correspondances, etc.
Quelles pourraient être les tâches de cette sous-commission ?
- porter à la connaissance des Supérieurs les décisions, vœux, initiatives des Commissions diocésaines pour l’œcuménisme.
- essayer de donner réponse aux demandes de renseignements qui pourraient lui être adressées et renvoyer, lorsqu’il y a lieu, aux instances compétentes.
- être à la disposition des Supérieurs pour les aider à élaborer un certain programme-type de formation œcuménique à dispenser aux jeunes et de « recyclage » éventuel pour les moins jeunes.
- proposer des suggestions concrètes dans le domaine des activités œcuméniques et surtout signaler, voire même organiser, des sessions de formation, des cours, conférences, etc. ; annoncer le passage de conférenciers afin que, par exemple, les Sœurs d’une même ville puissent profiter de son passage.
- envisager, à l’intention particulièrement des Sœurs cloîtrées ou éloignées des centres d’activité œcuménique, la diffusion de textes des conférences ou d’enregistrements de conférences et sessions (les sessions du P. Michalon ont déjà été entendues, de cette manière, par quelques communautés).
- organiser une « tournante » de livres et revues œcuméniques, car rares sont les communautés qui ont les moyens de souscrire aux abonnements. Peut-être objectera-t-on que les revues œcuméniques sont en général assez spécialisées ? Cela poserait alors la nécessité d’une circulaire portant sur les événements œcuméniques et donnant en même temps des indications bibliographiques à l’intention particulièrement des professeurs de religion et d’histoire. Cette circulaire pourrait en même temps recommander à l’intercession des sœurs les grandes intentions de l’actualité œcuménique (par exemple, la préparation de l’Assemblée du C.O.E. à Uppsala) et leur proposer les grands traits de l’œcuménisme spirituel.
- servir d’intermédiaire en cas d’échanges, de voyages, de séjours, car il est important de ne rien improviser en ce domaine.
- garder un certain contact avec la responsable œcuménique des communautés, afin de l’aider dans sa tâche et de faire passer, par elle, le résultat des travaux des autres sous-commissions dans le « tissu chrétien » de la communauté tout entière.
Au terme de ces réflexions et suggestions, il importe de souligner la grande aspiration vers l’unité qui jaillit des cœurs. La plupart des religieuses, en effet, ont découvert, par l’expérience personnelle née des contacts épistolaires, les lignes maîtresses d’un authentique « œcuménisme spirituel ». (Plusieurs d’ailleurs signalent l’influence exercée sur elles par les ouvrages du Père Villain sur la vie et la spiritualité de l’Abbé Couturier.)
Beaucoup aussi ont pris conscience de ce que la contribution la plus valable et la plus précieuse qu’elles puissent apporter à l’œcuménisme se situe au niveau de leur prière et même, pour certaines, de l’offrande de leur vie pour l’unité. Actives aussi bien que contemplatives ont senti d’emblée qu’en face des difficultés qui font encore obstacle à la communion parfaite, leur mission est avant tout de laisser passer par leur propre cœur la prière du Christ pour l’unité des siens et de commencer à cimenter, par la charité, les pierres encore disjointes du grand édifice ecclésial. Entrant avec leurs correspondantes en fraternelle émulation spirituelle, la plupart ont acquis personnellement la conviction que « la conversion du cœur et la sainteté de vie, unies aux prières publiques et privées pour l’unité, doivent être regardées comme l’âme de tout le mouvement œcuménique » (U. R., n. 8, a. 1).
Abbaye Sainte-Gertrude
Halfmaartstraat 4
Leuven
[1] La Doc. cath., 1967, n. 1496, col. 1073-1090.
[2] Voir Revue des communautés religieuses, 1956, 30-32.
[3] Nous avons fait suivre, dans le cours de l’article, d’un A, d’un M ou d’un C, les réponses émanant respectivement de communautés actives, missionnaires et contemplatives.
[4] Cf. U. R. n. 8 et Directoire, n. 21-24.
[5] « L’unique Médiateur, le Christ, a établi sur cette terre son Église sainte, communauté de foi, d’espérance et de charité, comme un organisme visible... Cette Église, constituée et organisée en ce monde comme une société, subsiste dans l’Église catholique, gouvernée par le successeur de Pierre et par les évêques en communion avec lui, bien qu’en dehors de son organisme visible, se trouvent bien des éléments de sanctification et de vérité » (L.G. n. 8, a. 1-2).
[6] Une lacune en ce domaine engendrerait presque inévitablement un œcuménisme sentimental, « superficiel, qui pourrait conduire à un carrefour de confusions où les contacts aux diversités chatoyantes donnent l’impression de la rencontre, mais laissent les cœurs et les esprits à l’état de parallèles » Bernard Lambert o.p., dans l’article « L’ouverture œcuménique aux Anglicans et Protestants », dans le volume : « Le nouveau visage de l’Église » éd. Marne, 1967, P-246.
[7] Op. cit., p. 248-249.
[8] Il y en a d’excellents, publiés par le Centre de Formation Œcuménique Interconfessionnelle, 2, place Gailleton, 69-Lyon 2e, et par le Cercle S.-Jean-Baptiste, 3, rue de l’Abbaye, 75-Paris 6e