Qu’attendent les jeunes filles de la vie religieuse communautaire ?
Sœur Marie-Edmond
N°1967-1 • Janvier 1967
| P. 40-50 |
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Ce n’est ni un sociologue, ni un psychologue qui répond ici à cette question [1], mais une religieuse chargée, depuis une dizaine d’années, de l’orientation des vocations. Un tel rôle ne requiert pas de la religieuse qui l’assume une prise en charge directe des jeunes filles qui cherchent leur voie ; il suppose au contraire que la religieuse, témoin du cheminement spirituel de chaque jeune fille, aide discrètement celle-ci à prendre conscience du travail de la grâce en elle pour reconnaître le dessein de Dieu dans sa vie. Les réflexions qui vont suivre, ne donnent pas un aperçu de ce qu’est la vie communautaire ; elles indiquent seulement ce que les jeunes filles d’aujourd’hui en pensent, ce qu’elles lui reprochent, ce qu’elles en attendent.
Je mentionnerai les aspirations de la jeunesse en fonction de cette expérience précise d’orientation des vocations. Il s’agit donc de la vie communautaire envisagée de l’extérieur. Les jeunes filles déjà entrées dans la vie religieuse, qu’elles soient novices ou professes, ont évidemment d’autres points de vue, puisqu’elles vivent déjà à l’intérieur d’une communauté.
I. Que pensent les jeunes filles de la vie communautaire ?
Il y a peu d’années encore, les jeunes filles voyaient avant tout dans la vie religieuse l’union à Dieu par les vœux, la prière, la vie apostolique. Évidemment, elles savaient qu’elles ne mèneraient pas cette vie en franc-tireur mais « ensemble », avec d’autres femmes de tous âges ; mais cette vie communautaire était, en quelque sorte, la conséquence des premiers engagements ; il était rare en effet que des femmes choisissent librement de vivre dans la solitude un célibat consacré.
Aujourd’hui, la croissance rapide des instituts séculiers prouve que la consécration à Dieu peut se vivre de deux manières, soit en laïque, mêlée à la société civile afin de mieux insérer ainsi l’esprit évangélique dans ces structures, soit en religieuse, c’est-à-dire en personne reconnue comme consacrée à Dieu. Cette dernière entend trouver dans une société religieuse la sève et la force que donne une vie communautaire qui unit des personnes vivant du même esprit évangélique et témoignant publiquement de l’amour de Jésus-Christ par et dans leur vie commune.
La vie communautaire a un aspect encourageant : elle rompt la solitude ; elle répond au désir de communication fraternelle. Elle est aussi un cadre qui soutient ; ce soutien évite parfois les risques d’instabilité. Cette vie favorise la vie spirituelle, l’approfondissement personnel, l’éclosion des dimensions sociales de la personnalité par les relations humaines qu’elle suppose.
Mais cette vie communautaire a aussi un aspect pénible. On pense aussitôt aux difficultés d’une vie communautaire menée entre femmes. Par ailleurs, les jeunes filles redoutent l’autoritarisme des supérieures.
Face à ces deux aspects, nous trouvons, chez les jeunes filles qui pensent à la vie religieuse, toute une gamme d’opinions. Il y a celles qui considèrent la vie communautaire comme essentielle à la vie religieuse au même titre que les autres engagements : consécration – vœux – prière ; le plus souvent ce sont des converties ou des chrétiennes engagées : pour celles-ci qui viennent de découvrir le Christ dans l’Église, le témoignage d’une vie évangélique fraternelle est étroitement lié à la Foi. Il y a aussi celles qui n’ont pas encore compris le sens évangélique de cette vie en commun.
De toute façon, que la jeune fille juge la vie communautaire secondaire ou primordiale, elle en a peur. Je ne pose pas ici de jugement de valeur, je rapporte ce que pensent et disent les jeunes filles. « Il est relativement facile de s’embarquer pour trois mois de vie communautaire, beaucoup plus difficile de l’accepter pour une vie entière. »
Elles ont peur des enfantillages, des mesquineries. « Quand je pense qu’une sœur peut passer des heures à écrire des affiches, de petits règlements pour dire de quelle manière laver, ranger ses affaires, plier les serviettes !! » disait l’une d’elles. « Et pourtant je sais qu’on ne peut concevoir une vie commune où chacune vivrait en bohème. Une saine organisation est nécessaire ; elle ne devrait pas entraver les personnalités, mais faciliter la vie commune. Certes, il est très difficile de renoncer à la fantaisie, de se dire que tous les jours de sa vie seront désormais soumis au même horaire dans la monotonie de la tâche quotidienne et cela surtout lorsque l’on a connu une vie mouvementée pleine d’imprévus, épanouie en activités multiples... La fantaisie n’est guère compatible avec la vie communautaire. Une vie communautaire, marquée par les difficultés matérielles supplémentaires qu’introduit la pauvreté, demande à être organisée avec tact pour être vécue sans trop de heurts, à condition cependant de ne pas sombrer dans la mesquinerie. Cela, nous ne pouvons le supporter. »
Elles ont peur du nivellement des personnalités. La personnalité n’est-elle pas un don de Dieu ? Peur de l’uniformité aux dépens d’une véritable unité. Les jeunes sont lucides, elles voient bien la différence entre une addition d’individus au comportement stéréotypé et l’unité vraie, qui se fait malgré et en fonction même des diversités de comportement. Là encore, le témoignage des sœurs que connaissent les jeunes filles est important. Une cheftaine me parlait dernièrement d’une de ses amies, religieuse depuis trois ans. « Je n’ai plus rien à lui dire. J... n’est plus elle-même, c’est fou ce qu’elle a changé. En trois ans, elle est devenue le type classique de la bonne-sœur à paroles pieuses. Heureusement que nous connaissons d’autres de nos camarades que leur entrée en religion a épanouies ! » Elles ont peur de l’esprit de clocher par rapport à la congrégation et à ses œuvres, par rapport à la fondatrice ou au fondateur qui sont souvent entourés d’un culte qui ressemble parfois à de l’idolâtrie, ou, à tout le moins, à l’adulation dont le monde profane comble les vedettes.
Elles ont peur des supérieures omnipotentes, de celles qui désirent être au courant de tout par curiosité ou par contrainte, de celles qui mènent la communauté comme une entreprise, qui ont tendance à se confondre avec Dieu sous prétexte qu’elles détiennent de lui leur autorité.
Elles ont peur d’une certaine désincarnation, non pas de la séparation du monde, car celle-ci est jugée indispensable, mais elles craignent de devenir un être un peu hybride, ni femme ni ange, désincarnée, en dehors de cette vie évangélique marquée par l’Incarnation du Fils de Dieu dans la vie des hommes. Elles ont peur de trouver difficilement leur place dans une communauté où chacune a quelque chose de différent et d’irremplaçable à apporter.
2. Qu’attendent les jeunes filles de la vie communautaire ?
Lorsque les jeunes filles ont découvert l’importance de la vie communautaire, elles en cherchent les critères.
Elles désirent que la vie communautaire soit une authentique vie évangélique et elles se réfèrent plus ou moins explicitement à celle des premiers chrétiens que l’on reconnaissait à ce signe : « Voyez comme ils s’aiment ». Ils vivaient ensemble et partageaient leurs biens.
Elles attendent de cette vie qu’elle s’attache à l’essentiel et ne soit pas encombrée par de multiples prescriptions, toujours à l’exemple de la première communauté chrétienne : « L’Esprit Saint et nous-mêmes avons décidé de ne pas vous imposer d’autres charges que celles-ci qui sont indispensables... » (Ac 15,28).
Elles cherchent aussi à reconnaître si la communauté porte un témoignage dans le monde profane dans lequel elle est insérée. Si le témoignage n’est pas lisible, quel sens a donc cette communauté ?
Elles sont sensibles à différents témoignages tout d’abord à celui de la charité entre les sœurs – support mutuel, esprit d’équipe, bienveillance –, puis et tout autant, charité dans l’accueil des personnes extérieures à la communauté quelles qu’elles soient. Les deux sont d’ailleurs liés, ou sinon il ne s’agit que d’hypocrisie.
Elles cherchent aussi le témoignage de la pauvreté. Particulièrement dans le sens du partage des biens matériels, intellectuels, culturels. Il y a quelques décades, la pauvreté religieuse était marquée par un sens aigu de l’économie. Cette conception était bien celle d’une société où l’épargne était une vertu. Épargner pour donner, épargner pour se suffire à soi-même, sans être à charge aux autres. C’était une façon d’envisager la pauvreté. Aujourd’hui cette conception n’a plus cours dans une société socialisante où la monnaie est instable et l’épargne rendue inutile, où l’État pourvoit de plus en plus aux besoins de tous. Ne nous étonnons pas de voir coexister un certain gaspillage et des exigences de confort personnel avec un authentique esprit de pauvreté chez les jeunes filles soucieuses de « partager » plutôt que d’« économiser ». En réalité, leur forme de pauvreté n’est-elle pas très proche de l’image évangélique ?
Elles aspirent à être authentiquement d’Église. La communauté, où elles envisagent d’entrer, fait-elle son œuvre seule ou accomplit-elle l’œuvre qui lui est demandée par la hiérarchie et en accord avec elle, en accord avec les autres religieuses et les laïcs qui l’entourent ?
Elles cherchent une vie communautaire où une place sera faite à la prière liturgique, qui est essentiellement une prière commune, et à l’oraison personnelle. Elles souhaitent que soient rejetées « les prières du genre dévotions, neuvaines, etc. » qui pour elles ressemblent à certaines pratiques superstitieuses et qui risquent d’être un contre-témoignage auprès des hommes d’aujourd’hui.
Elles désirent les révisions de vie ; mais la coulpe au sens traditionnel n’est guère comprise ; par contre, elles acceptent, plus facilement que les générations précédentes, de voir leur comportement remis en question par leurs sœurs, et demandent une correction fraternelle qui découle pour elles plus d’un besoin de lucidité que d’un désir de s’humilier.
Assez fréquemment, les jeunes filles d’aujourd’hui risquent de confondre la vie communautaire des religieuses avec la vie en équipe, vécue soit dans leur mouvement d’Action Catholique, soit dans leur profession ; or, il ne s’agit pas de réalités du même ordre. Un chapitre de ce livre en parlera.
Il en est de même de la vie de famille. De plus en plus fréquemment on rencontre des jeunes filles qui n’ayant pas goûté la joie et la sécurité d’un foyer uni, attendent une certaine compensation de cette frustration, dans la vie religieuse ; elles risquent alors de confondre la vie familiale de type parental et la vie de communauté. Celles qui ont eu une famille unie, sont le plus souvent sorties du giron familial pour acquérir leur indépendance dès avant l’entrée au noviciat ; leur attitude est donc très différente de celles des jeunes filles d’autrefois qui passaient directement d’une famille traditionnellement chrétienne ou du pensionnat religieux à la vie religieuse.
3. Que sont les jeunes filles d’aujourd’hui : leurs valeurs, leurs tendances, leurs lacunes ?
Les rapports sociaux, donc communautaires, sont ressentis par les jeunes filles comme un besoin, et ils sont dans une perspective de vérité tout à fait remarquable.
La franchise, la sincérité, la confiance, la compréhension, la loyauté, l’honnêteté... voilà les qualités que les jeunes souhaitent former en elles et trouver autour d’elles dans la communauté. Ces qualités morales sont aussi et surtout des qualités sociales. Elles permettront un dialogue vrai.
D’autres valeurs qui sont encore de l’ordre de l’authenticité se retrouvent chez les jeunes filles d’aujourd’hui : le goût de la culture, la curiosité d’esprit, la confiance en la science, le souci de compétence humaine.
Dans l’ordre des valeurs affectives, on observe une prédominance des manifestations immédiates de l’affectivité. Cela devient sensible surtout dans l’ordre de la transposition esthétique ; la beauté..., le goût de la nature, l’attrait pour la musique...
Chez les jeunes, il n’y a guère de grands enthousiasmes. Peut-être faut-il voir en cela un désir de lucidité, de connaissance raisonnable de « ses moyens » et de « ses chances », un refus de la fuite dans l’imaginaire ? Une jeune fille disait : « L’enthousiasme, bien que nous l’enfouissions soigneusement, reste tout de même une « force motrice ». Il réapparaît par flambées dans nos discussions. Nulle ne s’avouera être passionnée ou enthousiaste, bien que beaucoup d’entre nous le soient, mais nous voulons regarder les difficultés en face, afin de les mesurer et... de les respecter. Se moquer des difficultés est une attitude puérile et ridicule. »
Il existe chez les jeunes une angoisse latente au sujet du destin du monde et qui s’explique par l’insécurité du monde moderne, conséquence de la fragilité de ses structures.
Il est important et réconfortant de voir s’exprimer, de façon prédominante, le besoin et la volonté d’un dialogue humain, le désir de faire craquer ou reculer les limites d’un monde où tout est relatif (connaissances humaines, valeurs morales, etc.), où aucun point de référence fixe, digne de ce nom, n’est donné.
Lucidité, franchise, vérité, sincérité, tout semble converger vers ce que l’on peut appeler le goût de l’authentique et que l’on pourrait peut-être plus simplement considérer comme la prédominance du « vrai » parmi les valeurs traditionnelles.
Telles sont les tendances de la jeunesse de 1966, tendances qui incluent à la fois des valeurs très positives et des déficiences que l’on découvre en creux.
Il semble pourtant nécessaire de préciser en les soulignant les lacunes suivantes, qui ont des incidences particulièrement importantes dans une vie communautaire :
- la maturité affective souvent tardive. Il y a donc un devoir pour les supérieures de mettre les jeunes sœurs dans des conditions de vie religieuse qui permettront leur maturation dans une vie communautaire.
- la crainte de tout engagement définitif, crainte liée à une difficulté de s’épanouir dans un régime de vie qui demande une continuité et de la stabilité.
- une certaine propension à remettre en question les décisions et les responsabilités prises apparemment en toute connaissance de cause. Il faut signaler aussi la confusion qui existe en leur esprit et dans leur vie entre la vérité et la sincérité ; elles risquent de prendre pour « réel » ce qui n’est qu’une impression passagère.
Nous avons, nous religieuses chargées ou d’orienter les vocations ou de les guider, à prendre une conscience très nette de ces tendances pour mieux connaître ce que les jeunes ont besoin de trouver dans nos communautés. Je ne dis plus seulement ce qu’elles attendent de nos communautés, mais bien ce que nos communautés doivent essayer de leur donner. Non pour céder à je ne sais quelle démagogie mais bien parce que les tendances de la jeunesse d’aujourd’hui coïncident particulièrement avec les exigences de la vie en groupe telles que les découvre la psycho-sociologie moderne.
4. Que devons-nous donner aux jeunes filles dans nos communautés pour répondre à leurs besoins actuels ?
Les jeunes sont plus sensibles qu’autrefois à la qualité des rapports humains, à la valeur des personnes, de toutes les personnes, à quelque milieu, à quelque culture qu’elles appartiennent. Elles sont capables de reconnaître les qualités humaines des êtres les plus dénués de dons naturels. Pourquoi cela ? Parce que cette génération doit se défendre d’une certaine dépersonnalisation. L’homme d’aujourd’hui se sent pris dans des rouages anonymes qui l’arrachent en quelque sorte à son moi profond. Les jeunes le sentent. Lorsqu’elles se trouvent en face d’une supérieure, qu’il s’agisse de la supérieure de la communauté ou de la responsable d’une charge, d’une œuvre, lorsqu’elles se trouvent en face de compagnes, elles veulent être reconnues et veulent aussi que les autres soient reconnues. Il n’y a pas de vraie reconnaissance sans dialogue ; elles souhaitent que les comportements de la communauté, l’orientation apostolique de la maison, de l’institut leur soient expliqués avec honnêteté.
Il y a souvent de graves crises de vocation lorsque les conflits apparents entre la liberté et l’obéissance, entre les ordres et les contre-ordres, n’ont été ni expliqués ni résolus ; et on ne leur a pas tout à fait accordé confiance et sans leur expliquer pourquoi. Ajoutons à cela que les jeunes filles qui ont déjà porté des responsabilités, qui ont dû se débattre dans le monde, se sentent diminuées, étouffées, lorsqu’elles sont traitées en mineures irresponsables, sans être pour autant des monstres d’orgueil. L’une d’entre elles disait : « Lorsque, quelques années avant notre entrée au noviciat, nos responsables, nos parents, nos chefs ont commencé à nous traiter en adultes, nous en avons, certes, tiré quelque fierté, mais nous avons aussi été bien embarrassées. Il nous a fallu du temps pour nous y adapter, et pourtant tout nous y aidait. Mais faire la démarche inverse, perdre tout d’un coup ses responsabilités parce que l’on est « novice » est plus difficile encore parce que cette attitude n’est guère naturelle et véritablement traumatisante. »
De même les comportements extérieurs indiqués par le règlement, la tradition, leur semblent malhonnêtes soit s’ils ne sont pas le reflet d’une attitude intérieure (vers laquelle il faut tendre), soit à plus forte raison s’ils n’ont plus de sens. Reconnaissons que les règlements de nos communautés exigent une fidélité héroïque si l’adaptation n’a pas rendu compréhensible leur vrai sens.
Si ces règlements constituent un obstacle au lieu d’une aide pour les religieuses, faut-il les garder ?
Peut-être seront-ils des obstacles pour les jeunes mais ils restent une aide, un soutien pour les anciennes... On peut indiquer cela aux jeunes qui ont une authentique vocation, car elles sont extrêmement sensibles à la charité mutuelle ; elles accepteront. Mais si leur équilibre psychologique, plus fragile qu’autrefois, ne leur permet pas de se plier sans dommage à certaines pratiques, pourquoi ne pas les en dispenser ?
Les générations précédentes étaient caractérisées par un sens aigu du devoir ; les générations actuelles beaucoup moins : elles sont plutôt sensibles à l’accomplissement des valeurs de la personnalité, au développement de leur virtualité. Il ne faut pas trop vite y voir de l’orgueil mais plutôt le souci de mieux servir le bien commun.
5. Les tendances et les valeurs de la jeunesse favorisent-elles la vie communautaire ?
Qui ne voit combien ces caractéristiques de la jeunesse favorisent une vie communautaire authentique, non plus dans le style d’autrefois : « pareil pour toutes », mais dans une vie communautaire plus profonde où la personnalité de chacune sera reconnue, où les unes et les autres s’ingénieront pour trouver ce qui convient à chaque membre dans une diversité dont la charité sera la règle.
Saint Augustin disait aux femmes consacrées réunies à Carthage : « Vous êtes rassemblées pour n’avoir qu’un cœur et qu’une âme en Dieu » ; il n’a jamais dit : pour faire toutes la même chose de la même manière. Nous avons tendance à confondre « la fidélité aux traditions » avec « les manières de faire habituelles », et ceci, aux dépens de la vraie « fidélité à l’esprit ».
Cette fidélité de la femme en général (à sa famille et à la société dont elle est issue) s’accroît d’autant plus chez la religieuse que les puissances de vie spirituelle dont elle est dépositaire lui paraissent, et sont en effet, incomparablement plus précieuses que les simples valeurs naturelles. La consécration religieuse est faite dans l’Église, par l’intermédiaire d’une communauté à laquelle elle se lie et qui lui apporte les richesses d’une formation à une vie intérieure, l’exemple de religieuses vivant dans l’esprit de l’évangile, une règle droite et pure qui façonne les cœurs, en somme, tout un patrimoine de sainteté. Comment ne pas garder celui-ci tel un trésor et souhaiter le transmettre intact aux générations à venir !
Fidélité aux valeurs spirituelles, oui. Mais la femme confond si facilement contenant et contenu !
Le risque est grand d’identifier la vie communautaire « évangélique » et les formes qu’elle a prises à une époque, en un heu donné.
Ces formes sont le véhicule indispensable de l’esprit mais encore ne faut-il pas s’y attacher lorsqu’elles sont dépassées, au risque, alors, d’étouffer l’esprit.
Cela est difficile à la femme, tout autant pour celle qui est dans le monde que pour la religieuse ; instinctivement « elle garde », car elle est dépositaire de la vie et la vie est conservatrice. Mais cette vie est encore croissance, développement continuel. Il est plus facile de maintenir que de renouveler. Il nous est si difficile de nous détacher des formes qui nous ont faites ce que nous sommes.
Lorsque la femme sacrifie l’un ou l’autre des éléments indispensables à la vie (qu’il s’agisse de la vie naturelle ou de la vie spirituelle), elle n’est pas vraiment fidèle. La fidélité est une force dans la mesure où elle permet de vivre enraciné dans le passé pour être plus entièrement tourné vers l’avenir.
6. Conclusion
Lorsque je vois des jeunes filles qui ont tendu depuis des années à la vie religieuse, qui s’y sont préparées généreusement et qui entrent au noviciat pour y découvrir les forces et les faiblesses de la vie communautaire, je mesure toutes les difficultés qu’elles rencontreront dans l’épanouissement de cette vocation. Elles ont, avant d’y entrer, envisagé cela en face autant qu’on peut l’imaginer de l’extérieur et puis, après quelques années, j’en retrouve quelques-unes brisées, éteintes. Leur consécration n’a pas failli, leur désir de se donner à Dieu est aussi vivace, mais leur personnalité n’a pas résisté au laminoir non pas de la vie commune – dans ce cas, c’est qu’elles n’auraient pas la vocation – mais à la forme désuète et inadaptée de cette vie commune, leur équilibre psychologique, leur santé ou leur initiative sont gravement ébranlés.
Alors je ne puis m’empêcher de penser, en voyant cette jeunesse si désireuse de continuer, dans l’Église, ce témoignage que donne la vie religieuse depuis des siècles, que ce témoignage est toujours aussi actuel et nécessaire aujourd’hui ; il le sera encore demain.
Mais je pense aussi que nous avons sans cesse à remettre en question les formes de ce témoignage, les formes de notre vie communautaire. Nous avons à les réinventer sans cesse.
Lorsque nos fondatrices ont formé nos Instituts, elles ont eu le souci, guidées par l’Esprit Saint, de répondre aux besoins de l’Église. Pour réaliser leur œuvre, elles ont cherché dans le patrimoine de la vie monastique les éléments essentiels de la consécration à Dieu et, dans la société de leur époque, le modus vivendi de cette consécration. Elles n’ont pas calqué la vie communautaire de tel ou tel institut, elles ont su discerner l’essentiel de l’accidentel.
Si nous voulons rester fidèles à leur esprit qui est simplement l’esprit de l’Église, nous avons à refaire sans cesse ce travail. La vie communautaire ne peut être conçue une fois pour toutes. Nous avons à l’inventer sans cesse pour nous-mêmes car notre personnalité évolue, nous ne sommes pas toujours situées dans une même communauté ni avec les mêmes personnes, ni dans une société statique.
Nous avons encore à réinventer cette vie communautaire en fonction des jeunes qui viennent se joindre à nous et qui formeront dans l’Église les communautés religieuses de demain.
Plus nous croirons à la vie religieuse, plus nous serons certaines de la nécessité du témoignage de notre vie communautaire dans le monde en ayant le souci de rendre ce témoignage toujours plus vivant et donc toujours plus lisible par nos contemporains en l’épurant de comportements désuets pour revenir sans cesse à l’essentiel : l’Évangile.
16, rue S.-J.-B. de la Salle Paris
[1] Cet article reproduit le texte d’une conférence donnée aux sessions de l’Union des Supérieures Majeures de Belgique consacrées à la communauté (1964 et 1965). Avec six autres exposés donnés aux mêmes réunions, elle paraîtra en mars 1967 aux Éditions Desclée De Brouwer, dans la collection « Bibliothèque d’Études psycho-sociologiques », sous le titre La communauté, relation de personnes, 22 x 14, 173 p. Le volume sera divisé en trois parties : Attentes — Éclairages psycho-sociologiques — Essai de synthèse.