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Contemplation ou action ?

Henri Holstein, s.j.

N°1967-1 Janvier 1967

| P. 24-39 |

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Un des caractères qui marquent la nouveauté du décret Perfectae caritatis est sans doute la distinction qu’il propose, après avoir montré dans la consécration le trait fondamental et universel de la vie religieuse (§ 5), entre « les instituts intégralement ordonnés à la contemplation » (§ 7) et « les instituts voués aux diverses œuvres d’apostolat » (§ 8). Par là, nous semble-t-il, le décret, écartant de faux problèmes, montre mieux, dans l’unité foncière, la diversité concrète des vocations et sa répercussion sur la vie religieuse elle-même.

Les fins de la vie religieuse

La terminologie généralement reçue reconnaît, dans la vie religieuse, une fin générale et une fin spéciale, cette distinction étant surtout utilisée pour les instituts de vie active et apostolique :

« La plupart des Constitutions religieuses, écrit Mgr Paul Philippe, commencent ainsi : ‘L’Institut a pour fin générale la sanctification de ses membres par la pratique des trois vœux publics de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, et par l’observance des Constitutions. Il a pour fin spéciale l’éducation de la jeunesse, ou bien le soin des malades, ou encore l’assistance des pauvres, etc.’
 »Tout Institut de vie active ou apostolique se propose donc deux fins : la sanctification personnelle des religieux ou religieuses qui le composent et une œuvre d’apostolat.
 » Ce qui revient à dire que les membres de ces Congrégations ont eux-mêmes deux fins : tendre à la perfection et faire du bien au prochain ».

Tout en montrant le bien-fondé de cette distinction, par référence à la théologie thomiste de la vie religieuse active et de la vie mixte, Mgr Paul Philippe ne dissimule pas qu’elle pose quelques problèmes et offre des difficultés :

« Le seul fait pour une collectivité comme pour un individu d’avoir deux fins pose déjà un problème d’ordre théorique : comme il n’est pas possible de poursuivre en même temps deux fins différentes, de donner à toute la vie, collective ou individuelle, deux buts d’égale valeur, il faut nécessairement que l’une des deux fins revête plus d’importance ou, plus exactement, il faut que l’une soit de quelque manière subordonnée à l’autre : c’est à ce prix que la vie sera unifiée ».

La question devient pressante lorsqu’on considère l’impossibilité d’isoler, comme deux « fins » séparables, l’amour de Dieu et l’amour du prochain, la charité envers Dieu et son expression dans le service du prochain :

« Comment peut-on distinguer les Instituts religieux selon qu’ils s’adonnent à la contemplation ou à l’apostolat... puisque la perfection chrétienne comporte la contemplation de Dieu et l’amour du prochain ? On ne peut pas aimer vraiment Dieu si l’on ne cherche pas à le connaître et si l’on n’aime pas son prochain ».

De plus, dit excellemment Mgr Philippe, cette distinction risque de créer chez les religieux une sorte d’écartèlement spirituel. Les uns, plus sensibles à l’attrait de la « fin générale », « se sentent constamment arrachés à leur vie intérieure par les besoins écrasants des œuvres, et ne s’y adonnent que par devoir ». Les autres, « saisis par les besoins des âmes qui leur ont été confiées, bouleversés par le contact avec les misères du monde, voudraient se consacrer à l’apostolat jusqu’à l’extrême limite de leurs forces ; ils ont tendance à n’envisager leur vie religieuse qu’en fonction de leur apostolat » [1].

La solution théorique, inspirée de saint Thomas, se trouve dans

« une distinction entre la contemplation et l’amour du prochain comme actes intérieurs et en tant qu’occupations ou œuvres extérieures... Tandis que la fin générale commune à toutes les congrégations religieuses consiste dans la perfection de la charité embrassant Dieu et le prochain, la fin spéciale de chaque Institut consiste dans les œuvres de charité auxquelles il s’adonne ».

*

Mais cette solution ne résout pas tous les problèmes concrets. Aussi bien, reprenant cette question, le P. Besret manifeste une réticence à l’égard de cette terminologie :

« Nous n’aimons guère cette terminologie des deux fins. D’autant plus qu’elle présente encore d’autres inconvénients. La fin spéciale, dite encore souvent « fin spécifique », en fait, n’est pas suffisante pour spécifier quoi que ce soit. Certes, la schématisation qu’elle permet donne à l’esprit la satisfaction d’une certaine clarté. Dans cette perspective, tous les Instituts religieux appartiennent à un genre commun ayant pour fin générale la sanctification générale de ses adeptes pour la gloire de Dieu, et se diversifient ensuite, grâce à un exercice bien déterminé de la charité à l’égard d’autrui qui joue alors le rôle de « différence spécifique ». Théoriquement, l’on pourrait établir ainsi une carte parfaitement claire, un schéma adéquat de tous les Ordres religieux. En fait, ce n’est pas possible ».

D’une part, la notion de « fin spécifique » n’est employée que pour désigner les Instituts de vie active : concession ou privilège, en tout cas une sorte de déboîtement dans la théologie de la vie religieuse. D’autre part, il est bien difficile de préciser la « fin spécifique » de Congrégations polyvalentes et en quelque sorte indifférenciées du fait de leur commune application à répondre aux besoins de l’Église.

Dans la manière habituelle de parler, la notion de « fin spécifique » tend à caractériser l’activité apostolique, plus ou moins particularisée, en opposition avec la vie contemplative. Les inconvénients sont faciles à montrer : oubli, au plan théorique, de la dimension « apostolique » de toute vie consacrée, donc de la vie contemplative, et de la dimension « contemplative » de tout apostolat. Au plan personnel, insatisfaction ou nostalgie, significatives d’une âme en quête d’unité. Le Père Besret a finement analysé ce malaise :

« La fin spéciale d’un Ordre a une fonction déterminante au plan des institutions et non à celui des individus qui en font partie, car ceux-ci sont tenus à la pleine imitation du Christ. C’est pour ne pas faire suffisamment attention à cet aspect des choses que de nombreux religieux passent leur vie – perpétuels insatisfaits – à courir après l’idéal de leur noviciat. On leur a inculqué l’idée que telle est leur ‘fin spéciale’, disons l’enseignement, et voici qu’on leur confie des tâches administratives. Ils ont l’impression d’être infidèles à leur vocation. Ou tel moine qui, parce que son monastère n’a pas de ‘fin spécifique’, s’était imaginé que l’idéal pour lui serait de n’avoir aucune fin précise dans la vie. Or, le voici nommé professeur, économe ou cuisinier. Il a l’impression de « sacrifier » sa vocation monastique au bien des autres, car l’on attend de lui, comme de tout professeur, de tout économe ou de tout cuisinier qu’il prépare bien ses cours, ses comptes ou ses repas ! Il n’y a que les novices qui puissent vivre une vie tout adonnée aux exercices spirituels, sans le souci de responsabilités humaines. C’est dans l’ordre des choses, mais on a oublié de le dire, confondant le statut de l’institution avec celui de chacun des religieux. Combien de faux problèmes n’ont-ils pas ici leur racine »

*

Traditionnelle, et théoriquement commode, cette distinction a cependant l’inconvénient d’orienter l’esprit vers une idée abstraite de la vie religieuse. A la définition canonique, toute formelle, qui, jusqu’à Vatican II, était courante [2], elle ajoutait une notion tout aussi impersonnelle de finalité « générique », convenant à toute vie religieuse dans son indifférenciation, et la déterminait par une « spécification » qui souvent s’appliquait malaisément aux comportements apostoliques concrets. D’où la gêne spéculative et surtout « existentielle » ressentie par nombre de religieux, qui cherchaient vainement à transcrire dans leur vie une dualité intentionnelle, estimée caractéristique de leur vocation.

Ces difficultés, ainsi que le montrent les notes de la commission qui rédigea le décret Perfectae caritatis, n’ont pas échappé à ses auteurs. Rompant avec les perspectives juridiques dans lesquelles, depuis le Code de 1917, s’exprimait habituellement la théologie de la vie religieuse, ils ont voulu, d’une part, la définir par son constitutif spirituel : la consécration ; d’autre part, montrer comment cette consécration devait être vécue selon l’orientation effective des diverses vocations. Et, dans une sorte de vue phénoménologique, ils ont reconnu deux directions, deux polarisations principales : orientation à la contemplation ; orientation à l’apostolat. Distinction empirique, qui, à vue de pays, couvre approximativement tout le champ de la vie consacrée, en commande les expressions et en suscite les comportements.

La consécration de la vie religieuse (n. 5)

« Réponse à une vocation divine », toute vie religieuse représente une « consécration particulière ». Le mot déjà évoque la richesse et l’exigence de cette participation à la consécration même du Christ : « Celui que le Père a consacré et envoyé dans le monde » (Jn 10, 36). Aussi bien c’est dans la perspective baptismale que le décret conciliaire situe la consécration religieuse « qui s’enracine intimement dans la consécration du baptême et l’exprime avec plus de plénitude » : « Non seulement morts au péché, mais encore renonçant au monde, (les religieux) ne vivent que pour Dieu seul. »

La consécration religieuse est un acte lucide et plénier de don de soi-même au Christ. Elle s’inscrit dans la démarche de ceux qui, appelés par le Seigneur, ont tout quitté pour le suivre ; par le fait, elle est déjà, en son surgissement, « apostolique », car le religieux doit s’approprier chaque jour le mot des apôtres : « Voici que nous avons tout quitté pour te suivre » (Mt 19,27) :

« Que les religieux, fidèles à leur profession, abandonnant tout pour le Christ, Le suivent Lui comme l’unique nécessaire, écoutant ses paroles, occupés de ce qui le concerne. »

Ces rappels pressants d’Évangile expriment ce qu’il y a de plus décisif dans toute vocation religieuse, et de plus cher au cœur du religieux, à tout âge de sa vie : « La norme ultime de toute vie religieuse est de suivre le Christ selon l’enseignement de l’Évangile [3]. » « La vie religieuse est ordonnée avant tout à ce que ses adeptes suivent le Christ et s’unissent à Dieu par la profession des conseils évangéliques [4]. » Telle est la référence essentielle, la norme centrale de toute « rénovation adaptée ».

Mais cette donation d’eux-mêmes au Christ, c’est par l’Église que les religieux l’accomplissent, et c’est l’Église qui, la recevant, lui confère sa valeur non seulement canonique, mais surtout spirituelle. « Que les religieux se sachent liés au service de l’Église » – ce service que célèbre, avec une sorte de fierté maternelle, la Constitution conciliaire Lumen gentium :

« Cette consécration sera d’autant plus parfaite que par des vœux plus fermes et plus stables elle représente davantage le Christ uni par un lien indissoluble à l’Église son Épouse. Mais puisque les conseils évangéliques, par la charité à laquelle ils conduisent, unissent leurs disciples d’une façon plus spéciale à l’Église et à son mystère, il faut que la vie spirituelle de ceux-ci soit consacrée aussi au bien de toute l’Église. De là naît pour eux le devoir de travailler, selon leurs forces et selon la forme de leur vocation propre, soit par la prière, soit aussi par une activité effective, à enraciner et à fortifier dans les âmes le Royaume du Christ et à l’étendre à toutes les régions. Aussi l’Église protège et encourage le caractère propre des divers instituts religieux... Bien qu’il n’appartienne pas à la structure hiérarchique de l’Église, l’état constitué par la profession des conseils évangéliques intéresse cependant indiscutablement sa vie et sa sainteté. »

Cette consécration, « qui voue au Seigneur de façon spéciale ceux que Dieu appelle à la pratique des conseils évangéliques, en suivant le Christ chaste et pauvre, qui par son obéissance jusqu’à la mort de la croix a racheté les hommes et les a sanctifiés [5] », exige du religieux qu’il s’efforce de tendre à une conformité toujours plus intime au Seigneur, dont les vertus resplendiront en lui :

« Ce service de Dieu doit exiger et favoriser en eux l’exercice des vertus, surtout de l’humilité et de l’obéissance, de la force et de la chasteté, qui les rendent participants de l’anéantissement du Christ et en même temps de sa vie dans l’Esprit. »

Certains ont pu accuser la vie religieuse de n’être pas assez « évangélique ». Quoi qu’il en soit de ce reproche, qui concerne davantage des présentations trop juridiques que l’intimité de la prière ou la cordialité de la charité fraternelle, reconnaissons que le décret conciliaire met fortement l’accent sur la dimension « évangélique » de la consécration. Et par là, contrastant avec le caractère négatif de certaine théologie des vœux, il en montre l’aspect positif : démarches concrètes de l’imitation du Christ, moyens de participation à ses « états » et à ses vertus, les vœux apparaissent comme un témoignage vraiment chrétien et baptismal et par là ils sont signes [6]. La pauvreté volontaire est celle que demande Jésus à ceux qu’il appelle à sa suite [7] ; l’obéissance est vécue « à l’exemple du Christ venu pour faire la volonté du Père... et apprenant en souffrant ce que c’est qu’obéir [8] ». La chasteté est une « libération du cœur, pour qu’il brûle de l’amour de Dieu et de tous les hommes [9] ». La vie religieuse apparaît pleinement « christocentrique » :

« L’état religieux imite de plus près et représente perpétuellement dans l’Église la forme de vie que le Fils de Dieu a prise en entrant dans le monde pour faire la volonté du Père et qu’il a proposée aux disciples qui le suivaient. »

Vivant pour Dieu seul, « le cherchant et l’aimant avant tout », les religieux doivent être des hommes de prière. Il est à remarquer que cette insistance sur « l’esprit d’oraison » apparaît, dans le décret, antérieurement à la distinction des vocations particulières. Non comme une « fin générique », mais comme une exigence de la consécration. C’est la condition et l’expression tout à la fois de la vie en Christ, dans l’esprit du commandement nouveau du Seigneur :

« Qu’en toutes circonstances ils s’appliquent à se tenir dans la vie cachée en Dieu avec le Christ, d’où s’épanche et se fait pressante la dilection du prochain pour le salut du monde et l’édification de l’Église. »

Dans la fréquentation de la Bible, dans la liturgie et singulièrement dans « le mystère de la très sainte Eucharistie » se ressourcera chaque jour cette prière ; c’est là que « s’alimentera la vie spirituelle » des consacrés « restaurés à la table de la Loi divine et du saint autel ».

Il n’est pas interdit de conclure que, pour les Pères du Concile, la vie religieuse apparaît davantage comme l’exercice d’un « charisme » que comme un état juridique, situé, pour ainsi dire, entre la hiérarchie et le laïcat. Dans l’Église et pour l’Église, la vie religieuse, réponse à un appel singulier, mais enracinée dans la consécration baptismale – appel adressé à des baptisés appartenant à toutes les catégories de fidèles clercs et laïcs, hommes et femmes, intellectuels ou travailleurs manuels – est une grâce d’imitation du Christ, de configuration au Christ, dans l’humble et joyeuse confiance. Mais pour l’Église et le monde, le Concile le redit sans lassitude. Ceux que le Seigneur invite à se consacrer à Lui, il les consacre au service de son Église, dans l’indivisible ministère de la prière et de la charité :

« Il faut que les membres de tout Institut, ne cherchant avant tout que Dieu seul, unissent la contemplation, par laquelle ils adhèrent à Lui de cœur et d’esprit, et l’amour apostolique, qui s’efforce de s’associer à l’œuvre de la Rédemption et d’étendre le Royaume de Dieu. »

Est-il nécessaire de souligner que cette description, écho de l’expérience de l’Église, singulièrement de l’expérience des religieux eux-mêmes, n’entend pas définir une fin primordiale ou « générique » ? Bien davantage, le Concile a voulu exprimer l’expérience fondamentale de la vie consacrée ou – pour reprendre le mot pittoresque du P. Régamey – esquisser « une sorte de zoologie » de la vie religieuse [10].

Les Instituts intégralement ordonnés à la contemplation (n. 7)

C’est dans cette perspective concrète que le décret conciliaire, après avoir caractérisé, comme nous venons de le dire, la vie religieuse en son constitutif fondamental, distingue deux orientations effectives : la contemplation et l’apostolat. Pour bien comprendre cette distinction, il faut oublier, dans un premier temps (quitte à montrer ensuite que la vérité exprimée par ces distinctions demeure reconnue par le Concile), les distinctions spéculatives, classiquement utilisées, mais souvent peu adéquates et capables de susciter de faux problèmes : vie contemplative, vie active. Les rédacteurs du décret n’ont pas voulu y recourir, par souci de clarté et d’adaptation, et aussi pour ne pas risquer de laisser dans l’ombre cette vérité première que toute vie consacrée est à la fois, en vertu du commandement du Christ, tournée vers Dieu, et donc « contemplative », tournée vers l’instauration du Royaume, et donc « apostolique ».

Mais au niveau où se situe l’analyse, le décret reconnaît une diversification en quelque sorte statutaire : certains Ordres ou Instituts sont « intégralement ordonnés à la contemplation » ; d’autres, nombreux et fervents, sont « voués à la vie apostolique ». Il n’est évidemment pas question de moindre degré de charité, mais de la « coloration » même de l’appel qui a conduit à embrasser la vie consacrée. Différence, disons, phénoménologique, qui introduit, à égalité de générosité et de don total, une analogie. Cette analogie ne saurait se limiter à une diversification des tâches ou des observances, mais elle atteint la vie religieuse elle-même. Et cela est normal, dès que l’on considère que la finalité marque profondément une activité, mieux encore, que la fin que l’homme assigne à sa vie donne à cette vie son orientation et son caractère propre. En sorte qu’il faut dire que la consécration d’une carmélite et d’une petite sœur des pauvres sont l’une et l’autre authentique consécration religieuse, au sens que nous avons dit, et que, cependant, ces deux formes de consécration, en raison de l’intention qui les ordonne à des formes différentes de service de l’Église et des hommes, sont marquées de traits originaux. C’est cela que nous pensons pouvoir nommer : l’analogie de la vie religieuse : notion que le Concile n’a pas élaborée explicitement, mais qui nous paraît supposée par le décret concernant la vie religieuse, et nécessaire pour le bien comprendre [11].

Le Concile pose implicitement le principe de cette « analogie » en rappelant, à propos des contemplatifs, « que, dans le Corps mystique du Christ, tous les membres n’ont pas la même fonction ». Cette remarque est obvie quand la distinction s’établit entre ceux que le Seigneur appelle à la « pratique des conseils », et les autres baptisés, appelés à vivre l’esprit évangélique « à la faveur des conditions que leur compose le monde selon son train ordinaire [12] ». Mais ici, il s’agit de justifier la vocation particulière des contemplatifs et ses exigences, et d’en enseigner le respect intransigeant, « si urgente que soit la nécessité d’un apostolat actif ». C’est donc bien à l’intérieur de la vie consacrée que se retrouve la diversité fonctionnelle des membres reconnue par l’Apôtre.

L’exigence de sa vocation propre impose au contemplatif un cadre de vie dont l’évocation est le premier trait retenu par le Concile : « les membres (des Instituts intégralement ordonnés à la contemplation) vaquent uniquement aux choses de Dieu dans la solitude et le silence, dans la prière assidue et une joyeuse pénitence... » La séparation effective du monde, avec ses requêtes de silence, d’oraison et de pénitence, est le décor irremplaçable, où doit s’accomplir leur vocation. Leur consécration exige cela, et c’est pourquoi « ils doivent conserver inviolablement leur séparation du monde et les exercices propres à la vie contemplative ». Ce n’est ni prescription arbitraire, ni attachement obstiné à la tradition [13], mais logique même de la réponse à un appel divin. Cette réponse réclame, en effet, un cadre et une observance qui la rendent possible : depuis les origines, l’Église l’a compris, et elle a considéré comme un devoir de sa charge maternelle de donner à ses enfants appelés à la vie contemplative les conditions requises pour sa réalisation au plan communautaire. Les recommandations du décret manifestent que cette sagesse n’a pas abandonné l’Église de Vatican II Le décret les justifie en disant, en formules admirables, la fonction des contemplatifs dans l’Église :

« Ils offrent à Dieu un sacrifice éminent de louange, ils illustrent le peuple de Dieu par des fruits abondants de sainteté, ils l’entraînent par leur exemple et procurent son accroissement par une secrète fécondité apostolique. Ils sont ainsi l’honneur de l’Église et une source de grâces célestes. »

Ce court paragraphe, qui dépasse largement le plan canonique ou disciplinaire où s’étaient maintenus tant de Conciles antérieurs, suffit à montrer que c’est toute la vie religieuse qui est polarisée et informée par la vocation contemplative. Impossible d’imaginer une dualité de fins, fin générique et fin spéciale ou spécifique. L’appel à la contemplation marque la consécration de ceux qui l’ont entendu d’une empreinte qui ne saurait laisser place à quelque zone neutre ou indifférenciée. La consécration du contemplatif est celle que décrit le décret conciliaire, tournée tout entière et sans partage vers les « choses de Dieu » qui sont l’unique souci et la seule « occupation » de sa vie religieuse. « Marie a choisi la meilleure part et elle ne lui sera pas enlevée » (Lc 10,42).

Les Instituts voués à la vie apostolique (n. 8)

L’expression n’est pas traditionnelle, mais moderne [14]. Au Moyen Âge, la vita apostolica désignait la vie pauvre et humble où l’on pensait retrouver le climat de la primitive Église, lorsque les chrétiens n’avaient, dans la mise en commun de leurs biens, « qu’un cœur et qu’une âme », sous la conduite des Apôtres (Actes, 2,42-47 ; 4,32-35 ; 5,12-16). Ce n’est qu’au XVIe siècle que le substantif apostolatus et l’adjectif apostolicus prirent le sens, qui nous est aujourd’hui familier, d’activité auprès du prochain pour annoncer le Royaume de Dieu, prêcher l’Évangile et s’adonner aux « diverses œuvres d’apostolat ». Acceptant, à la suite des documents pontificaux récents, la manière de parler de l’Église actuelle, le Concile, il faut le remarquer, a laissé intentionnellement de côté les expressions classiques de « vie active » et de « vie mixte » utilisées et justifiées par d’actuels théologiens de la vie religieuse [15].

Ici encore, le décret conciliaire commence par décrire ces activités « apostoliques » auxquelles sont « voués » de nombreux Instituts. Il le fait en se servant des formules par lesquelles saint Paul évoque les charismes de la primitive Église. Ces citations manifestent le souci du Concile d’insister sur l’inspiration « spirituelle » de ces services plus que d’en proposer un classement formel :

« (Ces Instituts) sont pourvus de dons différents selon la grâce qui leur a été donnée : le service en servant, l’enseignement en enseignant, l’exhortation en exhortant, le don sans calcul, la miséricorde rayonnante de joie (cf. Rm 12,5-8). » « Il y a diversité de dons spirituels, mais c’est le même Esprit » (1 Co 12,4).

Diversité de services : il faudra en tenir compte pour une adaptation dont le Concile fait un devoir aux Instituts auxquels s’adresse ce paragraphe. Mais cette « rénovation adaptée » ne saurait se limiter à quelques aménagements empiriques. Elle doit, au contraire, se préoccuper d’une adaptation plus effective de la vie religieuse à l’apostolat dont chaque Institut a charge et responsabilité. Et c’est pour justifier cette proposition finale, que le Décret conciliaire formule brièvement une considération, qui, nous semble-t-il, revêt une grande importance : « la vie religieuse dans ces Instituts est service du Christ ».

L’apostolat n’est pas, en effet, une manifestation périphérique et contingente d’une consécration, si l’on peut dire, univoque. Le Concile professe, au contraire, l’opinion que la vie religieuse « vouée à l’apostolat » est par lui totalement spécifiée, marquée dans son intégralité d’un caractère propre. En d’autres termes, la consécration de ces religieux est exprimée et vécue par leur apostolat même, qui a rôle de fin et donc oriente toute la vie religieuse vers son exercice aussi parfait que possible :

« Dans ces Instituts, à la nature même de la vie religieuse appartient l’action apostolique et bienfaisante, comme un saint ministère et une œuvre spécifique de charité à eux confiés par l’Église pour être exercés en son nom. C’est pourquoi toute la vie religieuse de leurs membres doit être pénétrée d’esprit apostolique et toute l’action apostolique doit être animée par l’esprit religieux. Si donc les sujets veulent répondre avant tout à leur vocation de suivre le Christ et servir le Christ Lui-même dans ses membres, il faut que leur activité apostolique dérive de leur union intime avec Lui. De là résulte un accroissement de la charité elle-même envers Dieu et le prochain. »

Ce texte est décisif : les expressions que nous avons soulignées ne peuvent laisser de doute sur la pensée des Pères du Concile, qui ont approuvé de leur autorité et pris à leur compte ce décret. La vie religieuse des membres d’instituts voués à l’apostolat est totalement informée par leur vocation apostolique, et leur apostolat est totalement « animé » par l’esprit religieux. Non seulement, il n’y a plus de dualité de fins, mais l’apostolat est présenté comme l’efflorescence de la consécration elle-même. On peut parler, s’agissant des Instituts apostoliques, de « consécration apostolique ». L’apostolat n’est plus simplement une manifestation, en quelque sorte accidentelle, de l’amour que le religieux porte à son Seigneur, à qui il s’est donné sans reprise. C’est l’expression concrète et immanquable de cet amour.

Par là, nous semble-t-il, bien des faux problèmes sont écartés, et une unité spirituelle de la vie religieuse est maintenant explicitement fondée, vers laquelle, péniblement et souvent dans l’anxiété, aspiraient bien des religieux appartenant à ces Instituts que le Concile nomme « voués à l’apostolat ». Leur vie religieuse n’est plus une sorte de base indispensable, mais en quelque sorte indifférenciée, sur laquelle ils aménagent, tant bien que mal, des « activités » missionnaires ou caritatives, qui risquent d’apparaître des causes de distraction ou d’« activisme ». Elle est, au contraire, selon le mot du Concile, « une vie religieuse consacrée aux œuvres apostoliques » et donc totalement spécifiée par elles.

Bien comprise, comme l’entend le Concile, qui affirme justement que « l’activité apostolique dérive de l’union intime avec Dieu » – ce qui écarte d’emblée le danger de l’activisme, de la recherche de soi dans l’apostolat, du goût immodéré de l’action, de l’autoritarisme ou du sentimentalisme – cette doctrine est apaisante et réconfortante. D’abord en ce qui concerne la prière : la prière d’un religieux apôtre sera, normalement, « apostolique », c’est-à-dire qu’elle doit prendre en charge, dans son imploration de l’avènement du Royaume de Dieu, les intérêts spirituels qui lui sont confiés, les âmes dont il a charge et dont il reçoit confidence. Loin d’être cette « évasion » des soucis de l’apostolat que certains s’obstinent à imaginer, sans parvenir au reste à la réaliser, la prière du religieux apôtre sera le « ressourcement » purifiant et apaisant de son « activité apostolique ». Non pas, certes, une dilution de l’oraison dans l’affairement de l’esprit, précédant et annonçant l’agitation de la journée ; mais un colloque confiant et humble avec le Cœur de Celui qui daigne nous confier quelque chose de son ardent amour des hommes dont le Père lui a commis la rédemption !

Ensuite en ce qui concerne l’inévitable conflit de l’observance et des occupations apostoliques. Il ne s’agit pas, assurément, de sacrifier allègrement l’observance à la fantaisie et au désordre, imprudemment qualifiés d’« apostoliques ». Mais il faut comprendre la signification et la portée apostolique de l’observance, et savoir judicieusement (surtout si l’on porte une part de responsabilité dans son maintien) aménager celle-ci pour qu’elle demeure au service du véritable apostolat. L’observance, dans les Instituts « apostoliques », risque de devenir formalisme, et, de ce fait, nocive à l’apostolat, ne fût-ce que par les anxiétés de conscience qu’elle suscite chez de bons religieux. Autant il est vrai de dire qu’une observance prudemment réglée est une aide indispensable, et l’un des secours les plus précieux que fournit la vie religieuse, autant l’expérience nous apprend qu’une observance cultivée pour elle-même est nuisible : elle suscite immanquablement une gêne pénible, qui diminue les forces, paralyse les énergies, et peut-être, hélas ! invite au pharisaïsme ou à la négligence consentie. C’est sur ce point, nul ne l’ignore, que doit porter une part notable de l’effort de « rénovation adaptée » que demande le Concile aux Instituts apostoliques.

Enfin, la perspective conciliaire ouvre au religieux fervent une voie sûre pour « l’accroissement de la charité » dont parle le décret. Croissance dans l’amour dont, semble-t-il, le religieux prend conscience par la paix et par la stimulation qu’il éprouve. Paix, car il sait que ses efforts et ses fatigues sont l’expression sincère et authentique de son amour de Dieu. Quel réconfort de savoir, dans l’intime de l’âme, que l’on fait la volonté de Dieu précisément en se dépensant dans les tâches apostoliques que l’obéissance assigne ! Le religieux n’éprouve-t-il pas comme la joie de participer à l’obéissance du Seigneur Jésus, dont « la nourriture était de faire la volonté de son Père et d’accomplir son œuvre » (Jn 4,24) ? Mais, en même temps, il se sent stimulé à plus d’amour, et donc à plus de fidélité à la prière et à la règle, connaissant bien que son manque de zèle est, simplement, un manque d’amour, une insuffisance d’union à Dieu. S’il était davantage homme de prière et d’abnégation, s’il accompagnait le Christ dans sa prière nocturne plus souvent et plus longuement, il ressentirait en son cœur plus d’amour des âmes, plus de patience et plus d’audace !

Trop longtemps, pensons-nous, on nous a présenté la vie religieuse comme « en partie double » : une part de contemplation et d’ascèse, qui nous était commune avec les Chartreux et les Trappistes, et puis une part (en soi mineure et pleine de tentations) d’activité professionnelle ou apostolique. Caricature dont ne sont pas responsables les maîtres qui ont élaboré la théologie de la « vie mixte » et de la « vie active », mais dont ont souffert en silence des générations de religieux ! N’est-il pas permis de reconnaître combien sont libérants ces simples mots du Concile, qui expriment d’ailleurs l’expérience des saints religieux qui furent de grands apôtres :

« Toute la vie religieuse des membres (des Instituts voués à l’apostolat) doit être pénétrée d’esprit apostolique et toute l’action apostolique doit être animée par l’esprit religieux » ?

Conclusion

Dans la critique qu’il présente de l’usage des expressions traditionnelles concernant l’état religieux : vie contemplative, vie active, le Père Besret remarque : « Le choix de ces adjectifs n’est pas heureux... S’il peut encore se justifier au plan des institutions, il ne se justifie pas au plan des personnes... La terminologie ne va absolument plus, lorsqu’on parle des personnes comme de religieux actifs ou contemplatifs [16]. »

Attentif aux personnes, le décret conciliaire a su s’affranchir de cette terminologie, qui a paru à ses rédacteurs capable de susciter des problèmes spéculatifs difficiles, sans profit pour cette « rénovation adaptée » que les Pères voulaient promouvoir. Le décret entend, de manière peut-être empirique, demeurer au plan des religieux et des communautés concrètement existantes. Par là, nous avons essayé de le montrer, son enseignement est bienfaisant. Au heu de spéculer, le Concile a cherché à rendre service. Il mérite notre respectueuse gratitude.

Mais nous pensons que, sans proposer de théorie nouvelle, le décret conciliaire a lancé des idées fécondes, qui peuvent se résumer en quelques propositions :

  • La vie religieuse, enracinée dans la consécration baptismale, est une consécration qui a pour intention de suivre et d’imiter Jésus-Christ aussi parfaitement que possible. Dès lors, ses caractères spécifiques, et d’abord la pratique des vœux, seront aussi christocentriques que possible. L’obéissance s’inscrira dans l’obéissance filiale du Christ, exigeante jusqu’à la mort, mais souverainement aimante et fondée sur la connaissance intime du dessein salvifique. La pauvreté sera évangélique, dans un réalisme qui en fasse un « signe » pour les hommes de notre temps. La chasteté sera une fidélité d’amour, participante de l’amour de l’Église pour son divin Époux.
  • La vie religieuse n’est pas quelque chose d’univoque. Elle est concrètement informée par les vocations singulières, dans la ligne des grands fondateurs qu’honore l’Église et qu’elle propose comme modèles à ses enfants. En particulier, à partir des faits, le Concile distingue les « vocations contemplatives » et les « vocations apostoliques ». Chaque ligne de vocation marque la vie religieuse de son empreinte : la vie religieuse du contemplatif sera une fidélité à la tradition de séparation du monde, de silence, d’austérité et de prière du monachisme. Au contraire, la vie religieuse des Instituts « voués à l’apostolat » sera « pénétrée d’esprit apostolique », dérivant d’une union intime avec Dieu.
  • Cette « analogie » de la vie religieuse respecte à la fois l’originalité des vocations, le caractère propre des divers Instituts, assurant la fidélité à leur tradition propre – et l’unité profonde, si caractéristique du catholicisme, dela vie religieuse, dont le « charisme » est complémentaire de celui des chrétiens vivant dans le monde et s’y sanctifiant.
  • La théologie de la vie religieuse qui se dégage du décret est capable de susciter, chez tous les religieux, une exigence de parfaite fidélité et une très grande confiance en leur vocation. Ainsi peut et doit s’instaurer la « rénovation adaptée » que demande le Concile.

15, rue Monsieur
Paris VIIe

[1Ibid., p. 18-19.

[2Cf. C. I. C., canon 487.

[3Décret Perfectae caritatis, § 2, a.

[4Ibid., § 2, e.

[5Décret Perfectae caritatis, § 1.

[6Cf. le bel article du P. Régamey, O. P., « La consécration religieuse », dans Vie consacrée, nn. 5 et 6, 1966, p. 266-294 ; 339-359.

[7Décret Perfectae caritatis, § 13.

[8Ibid., § 14.

[9Ibid., § 12.

[11La philosophie scolastique, on le sait, parle d’analogie à propos de concepts qui présentent des caractères en partie identiques, en partie différents.

[13D’autant plus que, dans bien des cas, il faudra trouver, en fonction des conditions de vie actuelles, des modalités, sinon inédites, du moins renouvelées, de cette « conservation inviolable » : que l’on pense aux monastères contemplatifs fondés en Afrique.

[14Cf. notre étude sur l’évolution du mot « apostolique » au cours de l’histoire de l’Église, dans L’Apostolat. Problèmes de la religieuse d’aujourd’hui, Éd. du Cerf, 1957, P. 41-61 ; L.M. Dewailly, « Histoire de l’adjectif apostolique », dans Mélanges de science religieuse (Lille), nov. 1948, p. 141-152.

[15Cf. Mgr Paul Philippe, op. cit., ch. III, p. 47-64.

[16Art. cit., p. 47.

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