La consécration religieuse (I)
Pie-Raymond Régamey, o.p.
N°1966-5 • Septembre 1966
| P. 266-294 |
La consécration des religieux est aujourd’hui l’objet de contestations. Tentons une mise au point, une clarification progressive, en profitant des avertissements qui obligent la doctrine à être rigoureuse, au sujet des trois principales difficultés qui paraissent s’élever contre elle.
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La consécration des religieux [1] est aujourd’hui l’objet de contestations – soit le mot, soit la réalité elle-même –, comme tous les éléments de leur état. Depuis novembre dernier, où j’ai publié à son sujet un article dans le Supplément de la Vie Spirituelle, j’ai vu proliférer les trois principales difficultés qui me paraissent s’élever contre elle. Tentons une mise au point, une clarification progressive, en profitant des avertissements qui obligent la doctrine à être rigoureuse.
Cette contestation suffit pour que l’on ne parte pas de l’idée de consécration, se demandant si elle se vérifie dans le cas de la vie religieuse. Il me semble, du reste, que cette méthode abstraite, dont on a tant usé en théologie, est toujours fâcheuse. Elle l’est en tout cas pour les esprits modernes, et certainement en ce qui concerne les religieux. À leur sujet, si l’on veut que la réflexion soit sérieuse, il faut une mentalité de biologiste [2]. La théologie qui les regarde n’a chance d’être valable que si elle est, dans toute sa démarche, une sorte de zoologie – oui, si elle les traite, le plus concrètement possible, comme une espèce d’animaux que l’on observe tels qu’ils sont. Et leur principe vital étant le Saint-Esprit, dont « on ne sait où il va » (Jn 3,8), cette théologie demeurera ouverte à des développements inattendus – voire, s’il le faut, à des mutations –, mais cette animation spirituelle a ses orientations déterminées et constantes.
I. Les difficultés de fond : le sens de la vie religieuse
Dès le départ de nos observations sur cet ensemble de phénomènes de vie que constitue l’état religieux, nous rencontrons une difficulté qui trouble radicalement le jugement à son sujet. Le terme classique d’« état de perfection » la symbolise aujourd’hui. L’heureuse insistance du Concile sur l’appel universel à la sainteté [3] paraît à nombre d’excellents esprits obliger d’abandonner la doctrine classique selon laquelle la vie religieuse est la voie privilégiée vers la perfection, ou tout au moins se distingue de la vie de la généralité des fidèles par sa façon de poursuivre cette perfection. Un peu partout, la question semble réglée : il paraît désormais entendu qu’on ne peut distinguer les religieux des autres fidèles par leur manière de « rechercher la charité parfaite » [4], à plus forte raison ne saurait-elle être « meilleure ». Si l’on voit le Concile maintenir que les « conseils évangéliques » permettent de « se vouer à Dieu seul plus facilement et d’un cœur sans partage » [5], que la « vie consacrée à Dieu » consiste à « suivre plus librement le Christ et à l’imiter plus fidèlement » [6], qu’elle a pour fin « la ferveur de la charité et la perfection du culte divin », une consécration « plus intime au service de Dieu » [7], l’on regrette de telles expressions comme un héritage du passé, inévitable peut-être dans une période où les habitudes d’esprit et les coutumes gênent encore la prise de conscience décisive.
Tout indique plutôt que si l’on refuse ainsi de reconnaître dans la ligne de la perfection le sens de la vie religieuse et de sa consécration, c’est parce que l’on hait – et à combien juste titre – l’honneur indu, scandaleux, que l’on fit souvent aux religieux de leur « réserver la perfection », voire même le « souci de la poursuivre et de la réaliser en soi » [8], la prétention qu’on leur prêta, ou même qu’ils s’arrogèrent, de « confisquer à leur profit ce qui est la vocation et le bien de tous ». C’est un fait qu’on a compris la vie religieuse comme « une sorte de super-baptême mettant au jour quelque super-chrétien » [9]. Il ne serait que trop facile de composer une anthologie – anthologie à rebours, de fleurs vénéneuses – de textes où la consécration religieuse est présentée comme une promotion par rapport à la consécration baptismale. Saint François de Sales fut obligé de réagir fortement : « C’est hérésie que de vouloir bannir la vie dévote de la compagnie des soldats, de la boutique des artisans, de la cour des princes, du ménage des gens mariés. » Rien là de nouveau pour le sens chrétien fidèle à l’Évangile et à la tradition authentique. Mais l’hérésie qui vouait le commun des chrétiens à la médiocrité spirituelle et réservait la perfection à une « élite », caractérisée par l’observation des « conseils », était naguère encore si répandue qu’une réaction nette s’impose toujours. Chez les religieux d’abord. Par malheur, cette réaction l’emporte sur le sens équilibré, plénier, des réalités en cause. Elle fait confondre l’hérésie, à juste titre stigmatisée, avec la doctrine traditionnelle. On ne voit plus comment tenir à la fois « l’affirmation de la vocation de tous les fidèles à la perfection de leur être chrétien » et « celle de la dignité particulière de la vie religieuse » [10]. Les conséquences de cet embarras, et chez beaucoup du refus a priori d’un accord des deux affirmations, sont graves pour la vie religieuse. Elle perd sa spécificité, son caractère, et donc son tonus propre, par là même sa valeur de ferment dans le monde. Elle les perd d’autant plus que cette dévalorisation est corrélative à une valorisation – fort heureuse – des réalités profanes.
La difficulté est si radicale qu’elle oblige à remonter jusqu’au principe vital de l’existence chrétienne, et à le regarder se développer, pour apercevoir la façon dont il diverge en deux phylums : celui de la généralité des fidèles et celui des religieux.
1. La perfection de la charité et le sens chrétien de la vie
C’est évidemment la charité, le principe de l’existence chrétienne (plus profondément l’Esprit Saint et la grâce sanctifiante). C’est évidemment la perfection de la charité qui est la perfection chrétienne. S’il n’y a là-dessus aucun doute pour personne, déjà ces certitudes communes demandent à être précisées.
La perfection est acte. La vie n’est chrétienne qu’autant qu’elle obéit à son exigence intérieure, qui est de s’accomplir en des actes de la charité aussi fréquents et intenses que possible. Si peu qu’il y ait de charité, elle est un feu, et ne peut jamais dire : « Cela suffit ! » (Prov. 30,16) ; il lui faut envahir tout le cœur, tout l’esprit, toutes les forces, toute l’âme. On doit à la fois convenir que son moindre degré est déjà la perfection [11], lorsque les conditions qu’elle subit ne lui permettent pas davantage, et nier qu’elle existe si sa visée n’est pas déjà sans mesure (puisque c’est Dieu lui-même qu’elle vise) – intention qui doit évidemment attester sa sincérité dans un Quantum potes tantum aude, « Ose autant que tu peux ! » [12] Si l’on prenait au sérieux ces truismes, si l’on en gardait le sens vivant en tout ce que l’on pense et l’on dit des états de la vie chrétienne, on ne pourrait un instant ni concevoir que l’appartenance à l’un quelconque de ces états atteste ou procure une perfection supérieure à celle que d’autres chrétiens peuvent atteindre dans une autre condition, ni prêter cette signification à l’authentique doctrine traditionnelle. La perfection étant celle de la charité, est toujours deux fois relative : à l’absolu de Dieu et à ses conditions d’accomplissement. Elle consiste dans la rectitude, l’intensité, la constance du « mouvement du cœur vers Dieu », quelle que soit la réussite apparente. Elle doit, certes, prendre corps en des activités déterminées, et certaines lui sont plus favorables, de leur nature (non toujours dans le concret de l’existence, selon la vocation), mais elle-même doit se définir comme « une continuelle aspiration vers le Christ » [13], – le maximum possible de cette aspiration, ce qui est dire un maximum de constance et d’intensité dans la rectitude de l’orientation.
Ces deux caractères de la charité : dynamisme orienté vers Dieu et réalisme dans la correspondance aux conditions, commandent ensemble toute la conduite, et c’est le sens juste de leur réalisation qui pourra nous faire apercevoir les principales différences existant entre les modalités de la vie chrétienne.
Quant au dynamisme, toute vie chrétienne est pascale et eschatologique. Voilà ce qui en elle est premier et décisif, comme est première la fin. Un cœur est chrétien pour autant qu’il reflète la gloire du Christ, qu’il obéit à son attrait. Là-dessus on ne saurait aujourd’hui être trop net. C’est pitié qu’on se laisse intimider par l’accusation de platonisme, d’idéalisme, que l’on encourt lorsqu’on fait valoir notre citoyenneté céleste [14]. C’est pitié que l’on soit alors suspect de dévaluer les réalités terrestres. Le Concile a réaffirmé la foi antique : dans toute l’Église et tout chrétien, « ce qui est humain est ordonné et soumis au divin ; ce qui est visible, à l’invisible ; ce qui relève de l’action, à la contemplation, et ce qui est présent, à la cité future que nous cherchons » [15].
Pour que cette appartenance du chrétien au monde nouveau soit effective et efficace dans sa vie, il lui faut s’accomplir en son cœur en une « mystique », qui est l’œuvre des vertus théologales, des dons du Saint Esprit, des béatitudes. Cette « mystique » [16] doit être d’autant plus vivante qu’elle risque davantage de passer pour irréelle dans le monde d’aujourd’hui, qui ne croit plus qu’à ce qui se montre ou se démontre. Elle prendra sa consistance progressive, par sa fidélité à l’inspiration pascale, eschatologique, qui la suscite et, corrélativement, par le souci constant de son impact effectif, efficace, sur les données changeantes de l’existence. Évidemment, selon la religion légaliste, qui consiste dans une mise en règle avec un minimum de commandements déterminés, ou maintenant selon les partis pris de quelque « style de vie » jugé nécessaire et normatif, la « mystique » est taxée de « romantisme », semble une fantasmagorie, ou la vaine occupation de ces mandarins, les « contemplatifs ». Mais, au vrai, la « mystique » de l’appartenance au monde eschatologique est on ne peut plus objective et nettement déterminée, en ses orientations. L’Évangile les détaille, pour concrétiser l’orientation vers l’infini, et il le fait de telle sorte que cette mystique puisse mordre sur les éléments du monde présent. Ces orientations sont principalement les béatitudes selon saint Matthieu, le commandement d’aimer nos prochains comme le Christ nous aime et les prescriptions paradoxales du Sermon sur la Montagne (Mt 5,20-48). Toutes ces orientations présentent ces trois caractères remarquables d’être, comme l’Amour qui les trace, indéfinies, puisqu’il est infini et qu’il nous appelle à l’infini [17] ; impérieuses, parce qu’il est souverainement absolu et que ce n’est rien de moins que de notre appel à la vie qu’il s’agit [18] ; proposées à notre liberté, étant sollicitations de l’Amour qui espère éveiller notre amour [19].
Toutes les vocations sont particulières, personnelles, comme les langues en lesquelles s’est divisé le feu de la Pentecôte. Elles personnalisent l’appel que nous recevons tous à « partager le sort des saints dans la lumière » (Col 1,12). Pour y correspondre, notre amour cherche, avons-nous dit, son impact sur les données du monde. Il voit en elles bien plus que des conditions occasionnelles de son accomplissement, plus que les situations dans lesquelles il se réalise et qui lui demeureraient étrangères : il en fait les facteurs internes et positifs du progrès vers sa perfection, la trame dont il tisse sa destinée. Elles lui sont deux fois providentielles : il y reconnaît, pour reprendre la fameuse comparaison de Pascal, « les maîtres » qu’il reçoit « de la main » du Père céleste, et puis le fidèle – lui-même providence créée, au service, pour lui et pour ses frères, de la Providence divine – change en destinée libre et éternelle ces éléments temporels du destin. L’originalité irréductible de chaque vocation, dans sa situation unique, fait que les données de cette situation – par exemple celles d’un foyer familial, ou de telle profession exercée, ou de telle épreuve subie, etc. – sont chaque fois, pour celui auquel elles sont accordées, les meilleurs moyens de son progrès vers la perfection.
Tout ce que nous disons là est sans doute banal. Mais justement, il faut bien nous entendre sur ces constatations primordiales. Dans l’expérience que nous évoquons, les réalités terrestres sont tellement valorisées qu’il sera impossible, espérons-le, d’attribuer à quelque ressentiment contre elles le renoncement, que comportera essentiellement la vie religieuse, et sa consécration. La charité sans elles serait comme une forme sans matière. La fonction qu’elles remplissent pour son progrès apparaît ainsi comme nécessaire. Quelque retranchée que puisse être la vie religieuse, elle ne pourra jamais se désincarner. Il est trop vrai que, dans le passé chrétien, et jusque dans un passé récent, cette vie s’est parfois compromise avec un mépris du monde fort suspect [20]. Cette aventure et la réaction actuelle mettent dans un dilemme qui interdit, si l’on n’y veille, un sens juste de la vie chrétienne et, à plus forte raison, de la vie religieuse : ou bien ce mépris, dont on suspecte toute doctrine eschatologique, ou bien une « autonomie des réalités terrestres sans référence à Dieu » [21]. L’expérience chrétienne que nous avons brièvement rappelée doit faire dépasser, dans sa plénitude convaincante, ce dilemme, faux en ses deux termes, et irrémédiablement falsificateur si on l’admet. C’est aussi dans cette expérience, authentiquement vécue et comprise, que l’on aperçoit les principes de la divergence des deux sortes de vocations chrétiennes : celle des fidèles qui demeurent « dans le monde » et celle des religieux qui « se consacrent » spécialement à Dieu.
2. Les « conseils évangéliques »
L’expérience chrétienne est celle de l’appartenance à deux mondes : le monde nouveau, accompli actuellement dans le Christ glorifié, les anges et les saints, le monde d’ici-bas, qui est déjà le Royaume de Dieu et ne l’est pas encore [22] – où notre action doit faire avancer ce Royaume. Être chrétien, c’est vivre la tension de l’éternité et du temps – concrètement celle de l’aimantation qu’exerce le Christ par son Esprit et celle des objets de nos intérêts d’ici-bas, des buts prochains de notre action. Autrement dit, si nous éprouvons comme une tension dramatique ce qui devrait être une attraction heureuse, l’appel « vertical », pascal, eschatologique, de notre dynamisme théologal, c’est parce que nous sommes divisés « horizontalement », dans l’intérêt même que nous portons aux choses du temps, dans la poursuite des buts de notre action : deux dynamismes s’opposent en nous, deux façons de sentir, de penser, d’agir : soit selon « l’esprit » (ou l’Esprit), soit selon « la chair », l’un nous ouvrant à notre destination éternelle, l’autre risquant de nous fixer sur ces objets et ces buts d’ici-bas, comme s’ils avaient leur suffisance parfaite. Opposition paulinienne, johannique, évangélique, de la « lumière » et des « ténèbres », des deux sens du mot « monde », des deux « pertes de la vie », l’une dans le monde pour son salut, continuant l’« anéantissement » du Christ, l’autre du « monde », perdition avec le « monde » perdu, au gré des « concupiscences ». Ces contradictions sont des plus mystérieuses, vraiment indémêlables à d’autres que Dieu, parce que ce sont les mêmes objets et les mêmes buts qui requièrent, tout à la fois, notre engagement fervent, passionné, et notre détachement radical.
La vie, pour être chrétienne, doit comporter ainsi un rythme à deux temps : rupture et engagement. La rupture est violente dans les Évangiles : le Seigneur l’exige parfois immédiate et totale. Totale, elle l’est toujours en son principe, en sa visée, puisqu’elle marque le surgissement de l’absolu dans l’existence, le passage de cette existence dans le monde nouveau. Mais l’engagement dans ce nouveau monde ne peut pas s’accomplir d’autre façon que par une nouvelle orientation de nos engagements en ce monde-ci : ils importent au plus haut point, puisqu’ils composent comme la trame de notre existence. Une nouvelle orientation, qu’est-ce à dire ? Toujours, pour une part, elle exige des ruptures effectives avec certains des modes antérieurs de la vie et des engagements nouveaux, et toujours aussi, pour une autre part, elle maintient des engagements antérieurs, qui semblent conformes à la volonté de Dieu et qu’il n’y a donc pas à modifier, mais elle leur donne une motivation, une qualification nouvelles. Si minimes que soient souvent en leur apparence les changements effectifs, ils sont nécessaires : un esprit, en sa « condition charnelle » ne peut passer dans le Royaume de Dieu ou y faire un nouveau pas, sans que ce progrès transforme cette condition. Selon l’Évangile, tout le spirituel est effectif. Par exemple, si l’on croit que la loi du Royaume est tout le don fraternel dont on est capable, nécessairement l’on se trouvera amené, soit d’un coup, soit de proche en proche, à de singuliers dépouillements. Cet exemple, et tous les autres que l’on pourrait prendre, fait sentir que, au régime du monde, où l’on demeure, quelque forme que prennent rupture, renoncement, « mépris », tout dégagement s’accomplit en un engagement, sous un mode plus ou moins différent, selon une autre façon de remplir notre fonction d’intendants de biens que Dieu nous confie [23]. Et l’on voit ces ruptures, avec leurs engagements corrélatifs, se combiner selon la variété infinie des vocations, dans des situations indéfiniment variées, en des figures sans nombre.
Mais quels que soient ces accomplissements, toujours si divers, de la vie chrétienne, elle manifeste toujours en sa « mystique » de grandes constantes, dont il faut que l’impact sur les données concrètes soit tout ce qu’il peut être. Les béatitudes selon saint Matthieu signalent le mieux ces orientations évangéliques majeures. Elles embrassent et organisent [24] ces « conseils multiples » que Vatican II a pris soin d’évoquer d’une façon générale avant de rappeler la fameuse triade (chasteté, pauvreté, obéissance) [25]. « L’observance, ajoute le Concile, en est proposée à notre liberté. » Notre liberté à tous, puisque nous avons tous à tendre vers la perfection (Mt 5,48). Tous nous avons à trouver, petites providences, dans quelle mesure, selon quel mode, à chaque stade de notre existence, nous devons les mettre en pratique [26].
On répugne souvent aujourd’hui à parler ainsi de « conseils évangéliques » comme de normes valables pour tous. On craint qu’une certaine spiritualité valable pour des moines, peut-être même fixée en des habitudes d’esprit proprement monastiques, se propose à des fidèles qui se traiteraient comme des religieux manqués. Les religieux feraient figure de super-chrétiens. Inquiétude bien anachronique ! Et pas de danger que ce risque reparaisse hors de cercles infimes. La tâche urgente est de donner à la « mystique » évangélique la consistance et le dynamisme qui lui reviennent, de reconnaître vitalement dans les béatitudes les explicitations de l’agapè et dans les « conseils multiples » des déterminations suggestives de ces béatitudes, leurs stimulantes illustrations en paraboles [27]. Si béatitudes et « multiples conseils » sont bien cela, il va de soi qu’ils sont le programme de tous les chrétiens, les principes directeurs de leur croissance, et que chacun de nous, se ressourçant dans l’Agapè elle-même, doit en inventer l’accomplissement original qui convient à son cas personnel.
Trois « conseils » prennent une importance privilégiée, parce qu’ils regardent la rencontre de la « mystique » évangélique et des éléments privilégiés de l’existence. Ces éléments sont l’amour humain, les biens qui soutiennent du dehors notre existence et les sociétés auxquelles nous appartenons, – au plus intime de nous-mêmes, notre cœur et notre sensibilité, notre besoin d’assurances extérieures, notre besoin d’affirmer notre liberté en nos choix. Nous ne pouvons tendre à ce progrès de l’amour surnaturel, qui est l’exigence de toutes nos exigences de chrétiens, sans que se purifient nos amours, se modèrent nos cupidités, se soumettent volontiers nos volontés aux requêtes communes. Ainsi une « chasteté », une « pauvreté », une « obéissance » s’imposent-elles à tout chrétien, au sens large que nous voyons se dégager – large, mais singulièrement dense, et dans leur « mystique » et dans leur application pratique. C’est l’expérience qui a fait mettre progressivement en valeur ces orientations-là. Nulle part, dans le Nouveau Testament, cette triade n’est explicitée. Aussi le Concile, la première fois qu’il en parle, dit-il [28] : « les conseils qu’on appelle communément évangéliques ». Un biblicisme trop strict les fera récuser. Il aura tort. Que l’on vive donc des béatitudes ! Qu’on en cherche l’impact sur le monde, avec le double réalisme de ces béatitudes et des situations ! Alors on ne refusera pas plus cette fameuse triade, qu’on ne refuse au grain de sénevé ses rameaux, leurs feuilles et leurs oiseaux. On aura la surprise de la retrouver ! Il est passionnant de voir à toutes les étapes du passé chrétien et dans le présent, la conscience chrétienne dégager et articuler ces « trois conseils », en vertu d’une logique de vie : dès l’intimité des disciples avec le Seigneur [29], puis aux origines monastiques [30] et dans la pensée des Pères de l’Église [31], et maintenant nous voyons la triade renaître comme nécessairement chez des protestants qui s’en défiaient [32].
C’est ici que se dessine le clivage que nous cherchons à apercevoir entre la généralité des fidèles et ceux qui « se consacrent » spécialement à Dieu. Tous les chrétiens doivent vivre de la même « mystique ». Tous doivent être « au monde et pas du monde », tous renouveler les deux temps de rupture et d’engagement. Mais il en est qui reçoivent un appel de Dieu à réaliser effectivement cette « mystique » dans des conditions qu’elle-même se compose, tandis que c’est à la faveur des conditions que leur compose le monde selon son train ordinaire que la généralité des fidèles assurent la consistance ici-bas de leur être éternel. Bien entendu, les données des situations et la diversité des objectifs que les chrétiens ont à poursuivre selon la volonté de Dieu concrétisent ces deux régimes d’existence en une variété indéfinie de modes. Précisément, l’inspiration de la « mystique » risque de s’y perdre – on la voit effectivement s’y perdre – tant chez les « simples fidèles » que chez les religieux, et précisément c’est pourquoi il faut qu’elle soit chez les religieux d’une exigence singulièrement lucide et rigoureuse, dans leur effort pour se composer leur régime propre, leur « forme de vie », comme dit le Concile, vivant témoignage pour tous de cette « mystique ».
Si l’on comprend bien la perfection comme l’élan de la charité lui-même, en acte aussi fréquent et intense que possible, il est évident, d’une part, que toute condition peut lui être favorable, même celles qui le contrarient et où il atteste sa valeur, même dans l’apparence d’une réussite médiocre, voire de l’échec, et, d’autre part, que certaines conditions lui sont objectivement meilleures : celles qui facilitent l’adhésion la plus immédiate à la fin suprême, c’est-à-dire un régime de vie organisé selon les « conseils évangéliques ». Si diverses que doivent être les modalités temporelles de la dilection et des béatitudes, la participation à la vie de Dieu est une réalité qui a son objectivité dans le Mystère de Dieu lui-même tel que nous le fait connaître la foi, sa consistance propre dans l’organisme théologal, et c’est objectivement que le rapport d’une vie organisée selon les « conseils » est plus direct et plus immédiat à ce Mystère. Ainsi est-on obligé de dire que cette vie est « objectivement meilleure ».
Pour sûr, en tant que la vie chrétienne s’accomplit à la faveur de son insertion dans le monde, sa voie normale est de valoriser les éléments de ce monde tels que celui-ci les lui offre. Mais en tant qu’elle n’est pas de ce monde et qu’elle mène au-delà de ce monde, il lui est en principe meilleur de se faire un régime aussi approprié que possible à sa fin transcendante. Nous disons en principe, parce qu’en fait on court d’autant plus le risque de l’illusion que la visée est plus transcendante. Combien de déviations, dans l’histoire religieuse, illustrent cette loi trop certaine. Et corruptio optimi, pessima ! Mais l’exigence n’en est que plus rigoureuse pour les religieux d’être fidèles à leur « mystique » [33] et à leur propos, qui est d’« incarner » cette « mystique » du Royaume eschatologique, « d’une façon plus logique, plus intégrale, plus exclusive », comme dit excellemment Dom Jean Leclercq [34].
Cette logique vitale dans l’intégrité et l’intégralité [35] réalistes du propos importe le plus dans deux perspectives : plus que dans celle des moines, dans celles de la généralité des fidèles et des religieux actifs et apostoliques. Les fidèles ont besoin qu’elle s’accomplisse le plus parfaitement dans les religieux parce qu’eux-mêmes éprouvent tous les jours les contradictions de la vie du Royaume au régime des éléments du monde ; les religieux, voués comme les fidèles à la « sanctification du profane » [36], risquent trop de se galvauder et de se dissoudre, sous prétexte de présence au monde ; ils n’accompliront leur ministère selon leur vocation, que s’ils « ne cherchent avant tout que Dieu seul » [37].
La complémentarité de la vocation chrétienne « dans le siècle » et de la vocation « religieuse » est évidente. Il est capital que les religieux voient surtout ce que la première apporte à la leur. La « virginité » risque d’être égoïste sans le sens vivant du mariage ; la pauvreté n’a sa valeur que par rapport à l’usage fructueux des biens de ce monde, dont tout chrétien est « intendant » ; l’obéissance doit se renouveler sans cesse dans le sens vivant de la liberté dont elle émane et d’un exercice de cette liberté plus large que le sien. Mais l’Église entière a besoin que la « mystique » des « conseils évangéliques » – sa « mystique » à elle, l’Église entière – soit reconnue comme « objectivement supérieure » dans sa réalisation la plus « logique, intégrale et exclusive » [38]. La virginité, lorsqu’elle tend vraiment vers la plénitude qu’elle exige, accomplit « ce qui est signifié par les noces » [39], c’est-à-dire l’Alliance mystique avec le Christ dans l’Esprit ; la pauvreté offerte par amour est cette participation effective au dépouillement du Christ (à la kenosis de Ph 2,7) que doit radicalement attester tout usage des biens pour qu’il soit chrétien ; l’obéissance religieuse réalise le plus rigoureusement cet « holocauste de la volonté » [40], cette « abnégation de soi », qui est comme l’entrée de jeu de toute vie chrétienne (Mt 16,24).
Maintenant que nous avons pris une première vue de la façon dont la vie religieuse se différencie, bien des choses restent à expliciter ou à préciser. Nous allons le faire en suivant les trois étapes de la consécration :
- L’appel de Dieu est adressé à certains fidèles pour qu’ils poursuivent la perfection par cette voie que tracent les « conseils ». Ils y répondent par le « propos » (l’antique propositum) de « se consacrer à Dieu ». – Ensuite :
- Ils affermissent ce propos en un engagement définitif, une promesse, qui ramasse d’avance leur avenir et l’offre à Dieu. C’est le vœu religieux. Comme cet engagement correspond à la volonté que Dieu leur a signifiée par son appel, Dieu l’agrée, lui conférant évidemment une grâce spéciale, afin que la vie, ainsi vouée, soit bien ce qu’elle a promis d’être. C’est la consécration elle-même, et elle est l’œuvre de Dieu. Il y a lieu, bien entendu, d’en préciser la nature, particulièrement par rapport à la consécration baptismale.
- Suivent les problèmes de la vie effectivement consacrée, menée en vertu de cette consécration.
II. L’appel de Dieu
Par la voix de Vatican II [41], l’Église nous avertit que tout appel à la vie religieuse a une double finalité : « imiter de plus près la forme de vie que le Fils de Dieu a prise en entrant dans le monde pour faire la volonté du Père et qu’il a proposée aux disciples qui le suivaient », et ainsi la « représenter perpétuellement », « rendre visible pour tous les croyants la présence, déjà dans ce siècle, des biens célestes... » Ou encore « rechercher la charité parfaite » en « suivant plus librement le Christ et l’imitant plus fidèlement », et cette recherche « apparaît comme un signe éclatant du Royaume » [42]. Dieu appelle donc à la sequela Christi, qui est progrès dans l’amour surnaturel, et à un rôle épiphanique dans l’Église.
On peut penser que cette seconde finalité est désormais première dans l’intention consciente et réfléchie de l’Église [43]. Vatican II revient délibérément à l’ecclésiologie du Nouveau Testament. Quelque réalité chrétienne que nous considérions, nous ne pouvons plus la penser selon ces deux seuls termes : un chrétien (ou une communauté, ou un organisme quelconque) et le Christ, encore moins ce chrétien et Dieu, en faisant abstraction du Christ. Il faut tout penser selon trois termes : le Christ – son Peuple – le chrétien (ou les diverses réalités chrétiennes) dans son Peuple. Cette façon de voir est indubitable, d’une immense fécondité (sauf à revaloriser, dans cette perspective elle-même et en leur sens authentique, bien des conceptions traditionnelles qui paraissent y contredire et qui effectivement ont prêté à interprétations fâcheuses, comme le « seul avec le Seul », d’origine néo-platonicienne, ou le « Myself and my Creator » de Newman).
L’Église, ministre de Dieu, assigne aux religieux un rôle charismatique en elle, précisément en tant qu’elle est « le peuple prophétique de Dieu » [44].
Nous venons de rapporter quelques-unes des expressions par lesquelles le Concile exprime ce rôle de signe charismatique et manifeste que la vie religieuse et, selon leur vocation, chaque communauté et chaque religieux, sont appelés à jouer dans l’Église ; ne manquons pas de relever les autres formules, le Concile étant singulièrement suggestif en cela : la pratique des conseils « porte dans le monde un témoignage et un exemple éclatants de la sainteté de l’Église » [45] ; – la consécration religieuse « représente le Christ uni par un lien indissoluble à l’Église son épouse » [46] ; – l’état religieux « témoigne de la vie nouvelle et éternelle acquise par la rédemption du Christ, il annonce la résurrection future et la gloire céleste... ; il manifeste d’une façon particulière l’élévation du Royaume de Dieu au-dessus des choses terrestres et ses nécessités suprêmes [47] ; il démontre la grandeur suréminente de la vertu du Christ régnant et la puissance infinie de l’Esprit, qui agit merveilleusement dans l’Église » [48] – La variété des sociétés religieuses contribue à « manifester les ressources multiples de la sagesse de Dieu » [49] ; la chasteté est « un signe particulier des biens célestes » [50], la pauvreté, « un signe particulièrement mis en valeur de nos jours » [51], l’unité fraternelle « manifeste que le Christ est venu » [52]. Lors de l’implantation de l’Église par la mission, la vie religieuse est « absolument nécessaire à l’activité missionnaire » : « par la consécration plus intime faite à Dieu dans l’Église, elle manifeste avec éclat et fait comprendre la nature intime de la vocation chrétienne ». « Dans les jeunes Églises, les diverses formes religieuses doivent être cultivées avec soin afin de montrer les divers aspects de la mission du Christ et de la vie de l’Église » [53]. Les contemplatifs « rendent parmi les non-chrétiens un magnifique témoignage de la majesté et de la charité de Dieu et de l’union dans le Christ » ; il faut que « la façon habituelle de vivre » des actifs soit « un témoignage de l’Évangile, vraiment adapté au caractère et à la situation du peuple » [54].
On voit ainsi se diversifier un souci constant de l’épiphanie du Royaume, mettant l’accent sur son caractère eschatologique, comme l’accusent si fortement les premiers de ces textes, qui concernent la vie religieuse en son principe, en son fond ; et puis, quand le Concile en vient à la réalisation de cette vie dans le monde, il veut surtout que sa manifestation, « éclatante », soit celle de la « nature intime » de la consécration – singulier caractère du témoignage religieux, dont l’intelligibilité – les derniers textes l’exigent pour les pays de mission – doit procéder de la transcendance et de l’intimité et orienter vers elles.
Que le souci du caractère épiphanique de la vie religieuse soit premier dans l’intention de l’Église, comme vraiment il semble l’être, cela est nouveau. Il sera intéressant d’entreprendre des recherches historiques pour épier ce qui put aux diverses époques affleurer dans la conscience d’une volonté formelle de l’Église en ce sens et d’une orientation des religieux. Nous supposons que l’on trouvera peu de chose [55]. Autant il apparaît que cette fonction épiphanique de l’état religieux lui est essentielle dans le corps de l’Église, autant cette fin est gratuite pour cet état. Elle est proprement de l’ordre des charismes. Elle ne peut faire l’objet de la part des religieux que d’une espérance très humble et pénitente. Ils ne peuvent aucunement concerter leur apparaître. Il s’agit pour eux d’être ce que veut l’Église. Pour que l’Église puisse compter sur eux pour manifester sa sainteté eschatologique, il faut qu’eux-mêmes comprennent l’appel de Dieu comme l’appel à cette sainteté – très précisément dans les voies propres à leur famille religieuse.
On discutait naguère comme une question classique l’agencement des « deux fins » de la vie religieuse : la première était la perfection des membres d’un institut, la seconde le ministère dont l’Église charge celui-ci, lorsqu’effectivement elle lui en reconnaît un. Pseudo-problème, peut-on dire, car c’est évidemment en remplissant leur fonction d’Église qu’ils poursuivent leur perfection. Voici que risque de se substituer à cette question vaine une autre, plus profonde, mais non moins fâcheuse : peut-on continuer à tenir pour la fin traditionnellement reconnue à l’appel de Dieu, qui est la perfection de la charité, maintenant que l’Église met en valeur cette autre fin : la manifestation du Royaume, particulièrement comme eschatologique ?
Pour le Concile, il semble n’y avoir là aucun problème réel. Que l’on relise les textes dont nous avons réparti sous deux chefs les expressions caractéristiques, on verra les deux fins, dont certains veulent maintenant éliminer l’une, signifiées toutes deux. Trois fois au moins [56], elles s’agencent entre elles – toujours selon le bon sens : répondre à l’appel à la sainteté, c’est manifester la présence du Royaume. La question, disons-nous, est fâcheuse : le danger n’est plus du tout aujourd’hui dans les fausses interprétations qui ont compromis la doctrine traditionnelle, et celle-ci est plus nécessaire que jamais – nos observations ultérieures le confirmeront. Tandis que la fin assignée par toute la tradition à la vie religieuse, maintenue formellement par le Concile, assure, comme par une sorte de surcroît, sa fin épiphanique, on ne voit pas, au contraire, comment cette vie pourrait manifester le Royaume d’une façon éclatante, ainsi que le veut l’Église, si elle ne s’assigne pas formellement pour fin de le réaliser en elle-même d’une façon particulièrement vive [57]. Pour en être le signe, elle doit en avoir la réalité. Comment donc se figure-t-on qu’elle puisse se spécifier par la manifestation du Royaume, si elle ne le fait par cet accomplissement du Royaume qu’est la sequela Christi, la perfection de la charité ? Il est fort à craindre que l’on compte pour cela seulement sur le fait d’avoir prononcé les vœux et sur des activités visibles dont on se figure qu’elles rendent témoignage du Royaume. Sinon comment peut-on concrétiser cette valeur de signe, tout en refusant que le spécifique de la vie religieuse lui est intrinsèque et consiste dans sa manière de poursuivre la perfection du Royaume ? Comment, sans cette finalité, la vie religieuse peut-elle être épiphanique ?
Il ne s’ensuit pas que cette fonction épiphanique remplie dans l’Église n’ait pas réellement pour la vie religieuse valeur de fin, ne soit qu’un simple effet de la tendance des religieux vers la perfection. Certes, ils seraient singulièrement outrecuidants s’ils prenaient pour but de leur propos, puis de leur fidélité, d’être « signes éclatants du Royaume » ! Mais l’Église assigne cette fin à leur état. Et eux-mêmes se trouvent de ce fait avertis que l’appel de Dieu les oblige à accomplir les tâches de cet état dans une disponibilité à l’Esprit qui leur donne quelque chance d’en recevoir les dons et les charismes [58]. Il ne leur suffit pas de veiller à ne pas être des contre-signes du Royaume et d’œuvrer avec zèle et avec le souci de leur adaptation au milieu ambiant : apôtres, purs contemplatifs ou actifs, il leur faudra renouveler dans leurs actes cette foi en la Parole qui n’est pas de ce monde, cette visée qui tend au-delà de ce monde, sur lesquelles ils auront misé leur vie, en vertu desquelles ils seront entrés dans l’état religieux. L’Église compte que leur vie attestera la victoire en eux de sa grâce, en tant qu’elle est eschatologique [59]. Il est décisif pour eux d’en être avertis : ils auront à animer leurs activités, de façon aussi actuelle que possible, de l’intention eschatologique. L’expérience deux fois millénaire de l’Église oblige à voir que les charismes ne sont normalement accordés qu’à la vive ferveur de charité avec laquelle on honore les fonctions dont on est chargé, en respectant leur nature et leurs fins propres. Ainsi, du fait que l’Église prévient les religieux du charisme épiphanique qu’il leur faut normalement recevoir, leur amour, dans son élan vers la perfection, s’ouvrira-t-il à un sens singulièrement fervent, explicite et déterminé, de la fonction d’Église que chacune de leurs vocations comporte.
Tout le monde constate que l’appel de Dieu est reçu de façons on ne peut plus diverses. Ce qu’en perçoivent en clair les fidèles qui l’entendent, ce qu’ils en expriment peut même ne rien comporter, au départ, de ce que nous en avons dit. Ils peuvent se sentir appelés à telle fonction que remplit un institut religieux, sans que s’explicite à leurs yeux une intention de tendre à la perfection ou de donner à leur vie le sens d’un culte rendu à Dieu. Il faudra qu’à la faveur de l’initiation, leur propos se porte sur tous les éléments essentiels de l’organisme vivant qu’est cet institut, explicitant sincèrement les intentions majeures que l’Église leur présente de la part de Dieu.
La remarque est d’une importance capitale aujourd’hui. Dans le climat actuel, l’authenticité même d’une perception tend souvent à la rendre exclusive, au lieu de l’ouvrir aux éléments dont elle est organiquement solidaire si on l’approfondit, mais qu’elle ne comporte pas, comme perception immédiate, d’une façon explicite. Le danger est d’autant plus grave que des facteurs multiples et puissants attaquent dans le monde moderne le sens eschatologique, et ce sens proprement religieux qui donne aux actes valeur de culte et rend vitale une consécration.
Là est sans doute aujourd’hui la difficulté majeure d’une initiation religieuse. Il faut que la sève, d’une générosité merveilleuse, d’un élan à tant d’égards si juste, qui vient renouveler les familles religieuses, garde sa spontanéité et ses intuitions heureuses, mais il ne faut pas moins qu’elle acquière comme des convictions sincères, non comme des conventions et des contraintes, le sens des réalités essentielles de l’état religieux. Comme ces réalités procèdent de la Parole de Dieu en sa plus tonique intégrité et intégralité, tout cœur qui s’y ouvre et s’approfondit, qui la reçoit en son plus intime et la « garde », doit retrouver à l’état naissant ces réalités, quelque insolites, voire fâcheuses, qu’elles lui paraissent d’abord. L’art est d’obtenir que les contestations n’obnubilent pas le regard spirituel, qu’elles ne lui rendent pas impossible l’accommodation à ce qu’il lui faut percevoir. (Malheur trop fréquent, en passe de devenir loi.)
Comme le Concile, il faut marquer avec netteté que Dieu appelle à renoncer à « des biens qui méritent une grande estime » [60]. On a trop exclusivement vu les conseils évangéliques en leur opposition aux « trois concupiscences » [61]. Il est capital de garder ce sens. Mais il faut éveiller principalement au sens de la « mystique » positive des « conseils » et à celui des biens excellents auxquels ces « conseils » font résolument renoncer. L’articulation des « conseils évangéliques » sur ces trois plans, nettement distingués et corrélatifs, doit faire l’objet d’une des plus décisives initiations.
Le Concile n’a pas été assez net au sujet de la haute « mystique » des conseils. Il aurait dû détailler ce que signifie dans ces trois lignes la citoyenneté « d’un Royaume qui, par sa nature, n’est pas de la terre, mais du ciel » [62]. Le décret Perfectae caritatis manque, de ce fait, des principes suprêmes de la charité parfaite et de la rénovation religieuse.
« Se rendre eunuque en vue du Royaume » (Mt 19,11), c’est renoncer au mariage « afin de se trouver en harmonie avec le Royaume », dans « la condition qui répond le mieux à sa nature » [63]. C’est participer aux « noces de l’Agneau » (Ap 19,9 ; 14,4-5), du Christ glorifié, anticiper « ce que sera le sort final de tous dans le Royaume des cieux » [64], et être ainsi une prophétie en acte « de la vie du monde à venir, rénové par l’Esprit » [65]. Si la mystique de la virginité est ainsi celle même de l’Alliance Éternelle, celle de la pauvreté est suprêmement la confiance de l’enfant de Dieu intimement adopté par le Père qui subvient à ses besoins. Et Dieu étant le souverain Seigneur, la mystique chrétienne est mystique d’obéissance ; elle l’est en cette cime de l’âme du Christ où il est le Oui inconditionnel donné à son Père.
La sublimité même de cette mystique l’expose à l’irréalisme. Il lui faut s’attester, s’accomplir dans les deux dimensions de profondeur et de largeur : la profondeur des convoitises et le large champ des biens humains. Mais dans la hauteur et dans la profondeur, la mystique des « conseils évangéliques » commande tout fidèle, aussi bien que les religieux [66] ; ceux-ci se distinguent dans l’usage effectif des biens et précisément Dieu les appelle à des dépouillements qui d’une part les obligent à donner consistance à cette mystique et d’autre part facilitent la victoire en eux de « l’esprit » sur « la chair ». Sans doute est-ce l’observation de ces deux processus qui fait voir le plus concrètement comment la vie religieuse est la vie chrétienne « plus logique, plus intégrale et plus exclusive ».
Renoncer aux biens excellents de l’amour humain, c’est en principe couper court au tumulte de désirs dont l’homme éprouve qu’ils sont une source de conflits intérieurs et de drames, les uns fort difficiles à pacifier, les autres à résoudre saintement. Mais ce renoncement ne peut, par lui-même, causer qu’un dessèchement du cœur et les troubles insidieux de frustrations. La chasteté produit une rupture certaine de l’équilibre, qui a besoin d’être rétabli d’en haut. Ou plutôt, elle correspond en cela au déséquilibre supérieur de l’élan vers Dieu. Il faut que la « mystique » qui la commande soit assez réelle pour étendre son règne dans l’être entier, jusque dans la sensibilité, et si l’on peut dire, les neurones. Cette victoire ne peut être que celle d’un amour oblatif qui intéresse toutes les puissances, toute l’énergie vitale, les mobilisant pour le service du Royaume, à l’appel de Dieu. Ainsi la chasteté pousse-t-elle à l’extrême la logique pascale de la charité – « puissance de la résurrection du Christ, participation à ses souffrances » (Ph 3,10) – : la logique d’une emprise et d’un succès de l’ordre nouveau. Pour qu’ils soient plus faciles avec elle que dans les vicissitudes de l’amour humain, il faut que la « mystique » que nous avons dite prenne assez de force pour assumer les tendances et que toute la vie se mette au régime joyeux du don sacrificiel [67].
Par rapport aux avoirs, aux savoirs et aux pouvoirs où le commun des hommes cherche son assurance dans la poursuite du bonheur terrestre, le chrétien ne résoudra jamais parfaitement ses illogismes : il ne discernera jamais d’une manière satisfaisante la mesure selon laquelle il lui faut prendre appui sur le périssable dans lequel il fait sa destinée. Plus évidente est cette incertitude, plus Dieu appelle certains fidèles à la rigueur dans la logique chrétienne à l’égard des biens. Cette logique est celle de la charité : la fonction des biens est toute fraternelle ; un chrétien ne les acquiert et n’en use, selon sa vocation, dans sa situation, que pour l’avancement du Royaume et dans l’assurance en la volonté salvifique de Dieu ; Dieu pourvoira aux besoins, si la prudence nécessaire est la sagesse de faire sa volonté – laquelle dépouille. Par malheur, lorsque les intérêts immédiats de ce monde occupent le champ de la conscience et requièrent les forces, on se laisse posséder par ce qu’on possède et, plus que jamais dans le monde contemporain, tout en « développement », la logique interne des processus de ce monde entraîne de façon si impérieuse que les chrétiens doivent s’avouer les serviteurs du « plus avoir » tout comme les païens [68]. Lorsque les devoirs d’ici-bas le permettent et que Dieu appelle à la logique intégrale et la plus exclusive possible de son amour, cette logique est d’opérer un renversement violent de perspective. Désormais, le pur service du Royaume commandera de la façon la plus rigoureuse tout avoir, tout savoir, tout pouvoir. La « mystique » que nous avons dite renouvellera à longueur de vie l’affirmation de sa réalité, dans la privation effective de tout ce qui n’est pas nécessaire à ce service [69]. Ainsi, et dans les lignes très déterminées de la fonction d’Église qui est celle de la famille spirituelle où Dieu appelle, l’on réalisera ce que symbolise le couvent de la Tourette, selon son auteur Le Corbusier : « Mon assiette est dans le ciel, et je rejoins le sol comme je peux. » Évidemment, l’obligation de « le rejoindre » afin d’y faire avec efficacité l’œuvre de Dieu pourra donner l’impression qu’on n’est pas indigent, loin de là. Elle fera courir le risque d’une fausse « pauvreté » dans la réelle abondance, qu’il faudra remettre continuellement en cause. Mais on rétablira sans cesse, avec la sainte violence initiale (Mt 11,12), l’axe du service, et, dans cet axe, le dynamisme partant des certitudes théologales, retranchant tout superflu, refusant toute compromission [70]. On offrira le service comme un sacrifice (cf. Rm 1, 9 ; 15,16 ; Ph 2,17). On rompra farouchement avec la conception selon laquelle peuvent être légitimes tant de désirs et tant de moyens humains que ne requiert pas évidemment ce service [71]. Peut-être sont-ils légitimes pour qui n’a pas reçu l’appel de Dieu à la vie consacrée ; ils ne le sont plus pour qui veut « donner satisfaction à Celui qui l’a engagé » et qui doit donc « se débarrasser des affaires de la vie civile » (2 Tm 2,4), – pour qui « est déjà répandu en libation » ( ibid ., 4,6).
Cet engagement obligera l’obéissance « mystique » à se concrétiser de façons diverses, selon la nature du service. Celui-ci sera toujours structuré par l’autorité de l’Église, dans le Peuple de Dieu, et socialement concerté. Il va de soi que, si différemment, l’obéissance ne sera sérieuse que monnayant toujours une abnégation radicale. Des désaccords inévitables surviendront entre les mesures adoptées par l’autorité et les convenances des religieux, leurs conceptions personnelles, au fond leur volonté propre ; ils sont donc appelés à une conformité singulière avec le Christ, « apprenant par sa souffrance ce que c’est qu’obéir » (He 5,8) [72].
Ces brèves indications sur la pratique des trois « conseils évangéliques » devraient sans doute être développées, pour que la réflexion sur les orientations majeures de la vie ait bien en vue, comme il faut, les réalités de cette vie, au lieu de s’agencer dans l’abstrait. Nous espérons néanmoins en avoir dit assez pour vérifier la thèse se traditionnelle : il faut penser et vivre ces réalités corrélativement sur trois plans : celui de la « mystique » chrétienne de l’appartenance actuelle au Christ glorifié, celui du renoncement nécessaire à des biens de ce monde dont on reconnaît de grand cœur l’excellence, celui des rectifications de tout l’être par rapport aux « trois concupiscences ». Sur ces trois plans à la fois, d’un même mouvement, la vie chrétienne est plus logique avec elle-même, lorsque, en réponse à l’appel de Dieu, elle se fait à elle-même les conditions où elle est le plus intégralement et le plus exclusivement la vie du Royaume.
Lorsqu’ainsi l’on voit bien cette vie du Royaume éternel prendre consistance dans le cœur et dans l’activité, parce que la discipline qu’elle se donne fait converger vers sa fin, selon son intention dominante [73], les tendances si multiples et divergentes de l’être, quelques grands caractères apparaissent encore, qu’il nous suffira de marquer brièvement :
- D’abord le caractère évidemment, éminemment religieux d’une telle vie. Sa valeur d’hommage à Dieu ne s’y surajoute d’aucune façon conventionnelle : par elle-même elle est un culte rendu à Dieu, lui étant offerte de la façon la plus exclusive et intégrale. Les obligations déterminées qu’elle comporte selon les règles, constitutions, us et coutumes, peuvent paraître plus ou moins arbitraires, et certes il faut qu’elles expriment le mieux possible le mouvement qui répond à l’appel de Dieu. Mais forcément tout signe est inadéquat et comporte sa part de convention. A la « mystique » de le vivifier !
- Dieu n’appelle pas, d’une façon générale, à « l’état religieux », mais à entrer dans telle famille spirituelle déterminée. La « mystique » chrétienne s’y concrétise en une mentalité et en des façons d’être, qu’il ne s’agira aucunement d’affecter : elles résulteront de la fidélité de chacun à l’appel. L’exigence de l’expansion de l’agapè divine se détermine, dans cette famille, en une fonction d’Église. L’exigence de la communion fraternelle suscite un milieu de vie, qui veut tenir son unité de la suite la plus étroite possible du Christ, de la fidélité à sa Parole, à son Esprit, faisant revivre la communauté de Jérusalem, et, plus encore, la troupe des disciples du Christ, que nous voyons le Seigneur mettre à part. Il faut qu’une institution structure ce milieu de vie et que la fidélité à l’Esprit la renouvelle, en un rapport à cette société aussi vivant que celui des vertus à une personne. Non point du tout société de purs ! Fraternité de pécheurs pardonnés, sans cesse pardonnés. Leur fonction d’Église, comprise selon l’Évangile, les ouvre à tout le peuple fidèle, selon une variété indéfinie de modes que commande cette fonction, mais leur tentative incessamment reprise de constituer un milieu favorable à la vie pascale et eschatologique nécessairement les oblige, s’il est sérieux, à un régime de séparation.
- L’exigence totalitaire de l’amour surnaturel presse le fidèle qui répond à l’appel de Dieu de donner sa vie entière. Son propos s’étend donc à toute sa durée, autant que cela est possible à un être sujet du temps, qui n’est pas maître de l’avenir. Il ramasse cet avenir dans le présent, l’engageant de la seule façon dont il soit capable : normalement, il fait de son propos, suffisamment initié et éprouvé, une promesse. Il se consacre à Dieu.
[1] N.D.L.R. Cette leçon a été donnée au Colloque des Maîtres de novices et des Maîtres de scolasticats, organisé par l’Association des Supérieurs Majeurs de Belgique, les 1-4 mai 1966, à l’abbaye de Maredsous. Nous remercions l’Association de nous avoir autorisés à publier cette importante étude.
[2] Une des raisons pourquoi il faut tout reconsidérer avec une telle mentalité, c’est que, si l’on construit une doctrine à partir de principes a priori, on risque d’être tributaire de mentalités historiques plus ou moins contestables - ou de passer pour l’être, ce qui n’est pas moins fâcheux. C’est ainsi que si l’on commence par se faire une idée de la consécration, on aura l’air de défendre des conceptions du pseudo-Denys, et peut-être en dépendra-t-on réellement, à son propre insu.
[3] Lumen Gentium, ch. V.
[4] Décret du Concile Perfectae caritatis, dès la première phrase, en référence à Lumen Gentium.
[5] Lumen Gentium, n. 42, al. 3.
[6] Perfectae caritatis, n. 1, al. 2.
[7] Lumen Gentium, n. 44, al. 1.
[8] Ces expressions et la suivante sont de Dom G. Lafont, O. S. B., « La sainteté du Peuple de Dieu », dans L’Église en marche, Desclée De Brouwer, 1964, p. 159.
[9] G. Martelet, S. J., « Réflexion théologique sur le décret “Perfectae caritatis” », dans Vie consacrée, 1966, 35.
[10] K. Rahner, S. J., « Théologie de la vie religieuse », dans Les religieux aujourd’hui et demain, Paris, Édit, du Cerf, 1964, p. 59. – Ce grand théologien, n’avait certes pas besoin du Concile pour se poser le problème avec acuité. Il tenait déjà les deux affirmations pour certaines dans son étude d’Orientierung, 15 décembre 1953, rééditée dans le t. III des Schriften zur Theologie, Einsiedeln, 1956, pp. 61-72. – Cf. ci-dessous, p. 285, note 1.
[11] S. Th., II-II, q. 44, a. 4 et 6 ; q. 184, a. 2.
[12] La perfection chrétienne est celle de la charité en acte : « actualem motum cordis ad Deum » : (S. Th., II-II, q. 44, a. 4, ad 3, petit texte d’une extraordinaire densité, heureusement cité par le Concile, Lumen Gentium, n. 42, al. 3, n. 13). Il faut lire tout ce que saint Thomas dit de la perfection en fonction de ce sens dynamique de la charité ; tous les faux problèmes dont on s’embarrasse viennent de ce que l’on garde invinciblement le schème d’une certaine mesure déterminée, quantifiable. Ce sens dynamique fait refuser le pseudo-problème de « l’obligation de tendre à la perfection », problème empoisonné, empoisonnant, problème insoluble parce que faux. Saint Thomas se le posait encore au De Caritate, art. II ; mais il n’y en a plus trace au traité de la Perfection dans la Somme : II-II, q. 184 (pas plus qu’au De Perfectione Vitae spiritualis) : la perfection est l’acte d’un dynamisme vital, et relatif à ses possibilités réelles, alors que l’obligation est de l’ordre du précepte. Un arbre ou un animal tend de tout son être vers sa plénitude, en vertu d’une exigence intérieure ; il n’y est pas obligé. Du dedans de ce dynamisme, on doit affirmer : « Chacun est tenu de faire de quelque manière tout ce qu’il peut » (S. Th., II-II, q. 186, a. 2, ad 2) : « tenu », non pas « obligé », cela est beaucoup plus profond que l’obligation légale, et le « de quelque manière » (aliqualiter) se rapporte évidemment aux conditions concrètes d’exercice. (De même Lumen Gentium, n. 42, al. 5 : « Tous les fidèles sont invités à poursuivre la sainteté et la perfection de leur état, et ils y sont tenus » ; tenentur.)
[13] S.S. Paul VI, discours du 16 mai 1966, Doc. cath., 19 juin 1966, col. 1073 ; V. C., 1966, 227.
[14] Col 1,12 ; 3,1-2 ; Ph 3,20 ; Ep 2,19 ; He 13,14 ; 1 P 2,11 ; 2 Co 3,18 - 4,6. Ce sont les exégètes donc qui nous obligent à revaloriser les expressions de « vie céleste » et même de « vie angélique », qu’on n’ose plus employer. Cf. I. de la Potterie, S. J. et S. Lyonnet, S. J., La vie selon l’Esprit, Paris, Édit, du Cerf, 1966, p. 248 suiv.
[15] Constitution de Vatican II sur la Liturgie, n. 2. – Cf. Gaudium et Spes, nn. 39 et 45.
[16] On y reconnaît, d’après le Nouveau Testament, deux aspects : l’élément proprement mystique, qui est l’effusion de l’Esprit Saint, et puis l’epignosis de saint Paul : la révélation des mystères cachés du projet éternel de Dieu (cf. Y. Trémel, O. P., dans Liberté évangélique, Paris, Édit, du Cerf, 1965, p. 38, en référence à une étude du P. Béda Rigaux, O. F. M.).
[17] Aucune détermination de mesure, permettant une mise en règle. Au contraire, soit des appels sans mesure, comme le commandement même de la charité et les béatitudes, soit excessifs, comme l’ordre de tendre l’autre joue. Cf. mon livre Non-violence et conscience chrétienne, Paris, Édit, du Cerf, 1958, p. 106 suiv. (où j’ai le tort d’employer le mot « obligation », alors qu’il ne s’agit pas de préceptes déterminés, mais des exigences vitales de 1’Agapè).
[18] Ce caractère « impératif » est fort bien souligné par Dom G. Lafont, O. S. B. (o. c., p. 267, note 6), p. 164 suiv., 179, 182-183, 186. Mais insistons sur le fait que ce qui est prescrit, ce sont des orientations dont nous avons à reconnaître dans quelle mesure et selon quel mode nous devons nous y avancer, non des comportements auxquels nous aurions à nous conformer littéralement.
[19] Cf. ci-dessous p. 273 suiv., ce que nous dirons des « conseils » en général, comme caractéristiques de la loi évangélique.
[20] M. Robert Bultot, depuis 1961, avec une remarquable érudition, nous donne le dossier de cette tendance. Par malheur, un acharnement partial fausse son optique. Il voit un pur et simple ressentiment contre l’être crée, un dénigrement des valeurs humaines (qui existèrent, pour sûr, trop souvent) en maints textes où, si on les comprend selon leurs auteurs et leurs milieux, l’on reconnaît le dépassement chrétien du siècle présent pour l’amour du Christ. Ces textes ne livrent leur sens qu’en vertu de la dialectique paulinienne et johannique que nous rappellerons au paragraphe suivant. Celle-ci ne joue aucun rôle dans les interprétations de M. Bultot, et tout se passe comme si c’était d’elle qu’il faisait le procès.
[21] Autonomie stigmatisée par la Constitution Gaudium et Spes, n. 36.
[22] Cf. Y. Congar, O. P., « Vie dans le monde et vie dans le Seigneur (“Au monde et pas du monde”) », dans Les Voies du Dieu Vivant, Paris, Édit, du Cerf, 1962, pp. 359-366 (Nous aimerions voir cet exposé se répandre, devenir classique). Depuis, le P. Congar a exprimé d’une façon particulièrement heureuse le rythme à deux temps, caractéristique de la vie chrétienne (Situation de la pauvreté dans la vie chrétienne au sein d’une civilisation de bien-être, dans Concilium, n. 15, p. 51) : « Il s’agit de mourir à l’homme charnel que nous sommes selon le monde et de naître à un certain sens de la vie et du monde selon Dieu. Cela ne retire pas du monde, mais cela engage à être, en un premier moment, perdu pour le monde selon que le monde lui-même se conçoit, pour qu’en un second moment le monde nous soit rendu comme monde selon Dieu, monde du Père : ce n’est plus le monde où l’on vit seulement pour soi-même et pour en jouir, c’est le monde que Dieu a aimé au point de lui donner son Fils unique... Être perdu au monde du monde et renaître au monde de Dieu... ».
[23] Les chrétiens au sens droit ont toujours pris au sérieux cette considération si simple, et elle a donné, quelles que fussent les déviations de leur langage, sa signification au « mépris du monde ». Ce chrétien, que nous imaginions à l’instant, qui se dépouille pour l’amour de Dieu en la personne de ses frères, il peut très bien paraître « mépriser » ce qu’il donne, il se peut qu’il le déclare, Par rapport au Royaume, ses biens lui paraissent « ut stercora ». Mais ce qui est en cause, c’est l’absolu du Royaume ; l’amour violente sa pensée et son langage. De même le saint qui se dit « le dernier des hommes », ce n’est ni par un besoin de se déprécier qui serait suspect, ni par convention pieuse. Il est sous le coup de la sainteté divine, il n’est plus rien à ses yeux. Quand il regarde ses frères, il a l’air de comparer sa propre indignité et les dons de Dieu qui sont en eux. Mais qu’il fasse une comparaison aussi boiteuse ne doit pas nous abuser. En vérité l’acharnement avec lequel certains combattent le « mépris du monde » n’est qu’une vengeance sur les éducateurs qu’ils ont subis il y a vingt ou trente ans, et sur eux-mêmes, dépités de leurs anciens complexes. Ce « mépris » n’est plus aujourd’hui qu’un fantôme. C’est dans un sens tout contraire qu’il y a lieu de rétablir l’équilibre et la plénitude.
[24] Sur l’organisation spirituelle des béatitudes, A. Hayen, S. J., et P. Régamey, O. P., dans Église et Pauvreté, Paris, Édit, du Cerf, 1965, pp. 118-131.
[25] Lumen Gentium, n. 42, al. 3.
[26] Excellentes formules du P. H.-M. Féret, O. P., dans « Une Église des Béatitudes de la Pauvreté », dans L’Église des Pauvres, Paris, Édit, du Cerf, 1965 : « C’est par la personnelle, et donc prudentielle, pratique des conseils évangéliques que se fait normalement pour le chrétien le nécessaire passage de la condition d’enfant soumis aux précepteurs à la condition de fils de famille exerçant pleinement sa liberté d’homme et faisant face en adulte à ses responsabilités dans le Royaume de Dieu » (p. 224). – « Le conseil est déposé au cœur même de la faculté d’option de celui à qui il a été donné » (p. 218). – « Dans l’ordre des préceptes, on ne sera jamais assez soumis. Dans l’ordre des conseils, si autorisés soient-ils, on ne sera jamais assez lucide et libre, tant dans la phase des délibérations que dans celle des décisions » (p. 216).
[27] Par exemple : « tendre l’autre joue * symbolise à l’extrême la béatitude de la douceur ; aimer les ennemis, celle de la paix (qui suppose toutes les précédentes, particulièrement la miséricorde).
[28] Lumen Gentium, n. 39.
[29] Cf. H. Schürmann, « Le groupe des disciples de Jésus prototype de la vie selon les conseils », dans Christus, 1966, n. 50, p. 184 suiv.
[30] Cf. Dom P. Séjourné, art. « Vœux de religion », dans Dict. de théol. cath., t. XV, 2, col. 3234 suiv.
[31] Cf. le chapitre du P. I. Hausherr, S. J., « Vocation chrétienne et vocation monastique », dans Laïcs et vie chrétienne parfaite, Rome, Herder, 1963, pp. 33-115.
[32] Cf. Roger Schütz, « Naissance de communautés dans l’Église de la Réforme », dans Verbum Caro, 1955, 20 : « Il nous a été souvent posé cette question : Avez-vous adopté ces trois points en copiant le cénobitisme traditionnel ? Il faut répondre aussitôt que nous avons loyalement tenté de ne pas nous laisser impressionner par l’expérience du passé. Nous avons voulu faire table rase pour tout revivre à nouveau. Et pourtant, nous nous sommes trouvés un jour devant l’évidence : nous ne pouvons tenir dans la vocation sans nous engager totalement dans la communauté des biens, l’acceptation d’une autorité, le célibat » (Soulignons : nous engager totalement). – De même, une diaconesse en Afrique (citée par Esnoult, Luther et le monachisme actuel, p. 21, n. 1) : « Quand une jeune fille prend conscience de cette invitation de Dieu à une consécration totale, elle doit faire face à trois exigences très précises : la chasteté, la pauvreté et l’obéissance ».
[33] Nous préférons ici, plus que jamais, « mystique » à « spiritualité » : il faut que l’expression évoque quelque chose de concret, vital, une « spiritualité » réalisée en vertus, dons et béatitudes, existant à l’état de conviction surnaturelle et comportant une exigence d’expansion créatrice.
[34] La Vie Parfaite, Turnhout, Brépols, 1948, p. 11.
[35] Être intègre et intégral dans la fidélité à la Parole, seule façon d’éviter l’intégrisme.
[36] Expression de J. Maritain, à la fin de son article « Action et Contemplation », dans Revue Thomiste, 1937, 2, p. 50 ; certainement préférable à « consécration du monde » (cf. la note du P. M.-D. Chenu, O. P., « Consecratio mundi », dans Nouv. Rev. Théol., 1964, 608 suiv.).
[37] Expression du décret Perfectae caritatis, n. 5, al. 5, assez étrange, et d’une façon fort significative, sur laquelle nous aurons à revenir au § IV.
[38] De fait, ce sont des fidèles engagés dans le monde qui invitent le plus instamment les religieux à reprendre conscience de leur vocation.
[39] Formule de la liturgie de la consécration des vierges.
[40] L’expression « holocauste » est classique pour dire la totalité de l’offrande de soi, agréée par Dieu et ainsi consacrée. « Holocauste de la volonté » dit le principe radical de cette offrande. La formule est dans le discours de Paul VI du 23 mai 1964 (Doc. cath., 7 juin 1964, col. 691 ; R.C.R., 1965, 148).
[41] Lumen Gentium, n. 44, al. 3.
[42] Perfectae caritatis, 1re phrase.
[43] C’est elle que met en valeur surtout l’alin. 3 de Lumen Gentium, n. 44. A l’alin. 1, l’accent était mis sur « la ferveur de la charité et la perfection du culte divin ».
[44] H. Küng, « La structure charismatique de l’Église », dans Concilium, 1965, n. 4, p. 43. – Cf. Lumen Gentium, n. 12. – H. Schürmann, Les charismes spirituels, dans L’Église de Vatican II, t. 11, Paris, Édit, du Cerf, 1966, p. 541-573.
[45] Lumen Gentium, n. 44, al. 1.
[46] Ibid., n. 44, al. 1.
[47] Le Concile a évité évidemment de parler d’une manifestation éminente, empêchant le retour indu à la conception que nous avons écartée, selon laquelle les religieux apparaîtraient comme des super-chrétiens.
[48] Lum. Gent., n. 44, al. 3.
[49] Perfectae caritatis, 1, al. 2.
[50] Ibid., 12.
[51] Ibid., 13.
[52] Ibid., 15.
[53] Décret sur les Missions, n. 18, al. 1 et 3.
[54] Ibid., n. 40, al. 2 et 3.
[55] Quant au monachisme, pas de doute. Aucun souci d’une manifestation extérieure, la pure « recherche de Dieu ».
[56] Lumen Gentium, n. 39 ; 44, al. 3 ; Perfectae caritatis, n. 1, al. 1. – Nous avons rapporté dès le début du § 1 plusieurs expressions de la fin traditionnelle.
[57] Dès 1953 (v. p. 268, note 2), le P. Karl Rahner pensait qu’on ne pouvait spécifier l’état religieux par la poursuite de la perfection, puisque tous les chrétiens y sont tenus. Il ne voyait cette spécificité que dans la manifestation de la sainteté eschatologique de l’Église. Le P. Hamer, O. P., rendant compte de cette opinion, fit observer (Rev. des Sciences phil. et théol., 1957, p. 559) que la manifestation supposait la présence de la réalité manifestée. Il ajoutait qu’il n’y avait nulle contradiction à affirmer et « que les conseils évangéliques sont les meilleurs moyens de la perfection chrétienne » et qu’ils « ne peuvent être pratiqués que par un petit nombre » : « L’existence d’une échelle objective des valeurs n’implique nullement qu’il faille toujours choisir le bien meilleur quelles que soient les circonstances ». Entre en jeu « l’évaluation des forces et des obligations personnelles ». À vrai dire, le P. Rahner, tout en enseignant que la supériorité objective de la vie selon les conseils ne peut se soutenir que « sous l’aspect épiphanique » (« Théologie de la vie religieuse », dans Les religieux aujourd’hui et demain, Paris, Édit, du Cerf 1965, p. 79), l’explique par une « objectivation » aussi bien qu’une « manifestation » de « la foi en la grâce surnaturelle de Dieu qui transcende ce monde », un « symbole réel » (ibid., p. 80). Il convient que « nous n’avons pas encore une terminologie claire et acceptée de tous pour exprimer de manière satisfaisante le contenu réel de la supériorité objective des conseils évangéliques » (loc. cit.). Nous aurions besoin de bien connaître sa pensée, dans tout son contexte évidemment influencé par la phénoménologie allemande, pour comprendre exactement sa position. Sans doute ne peut-on simplement invoquer son autorité pour opposer à la doctrine traditionnelle celle de la manifestation. Il parle d’« objectivation et manifestation ». Ce sont de telles contestations qui obligent aujourd’hui à observer le cheminement des conduites chrétiennes, à en dégager « le contenu réel », à le décrire très modestement.
[58] Sur cet agencement remarquable des fins que doivent poursuivre (avec l’aide de la grâce) les efforts des religieux et des fins ultérieures toutes gratuites, v. mon article « La consécration religieuse aujourd’hui contestée », dans Supplém. de la Vie spirit., nov. 1965, 400-401. – Heureuses remarques du P. E. Schillebeeckx, O. P., sur les instituts religieux en tant qu’« institutions de charismes », que « charismes cristallisés », dans « Collaboration des religieux avec l’épiscopat », dans Vie consacrée, 1966, 80.
[59] « L’Église ne peut assurer sa présence dans l’histoire uniquement par l’annonce de la Parole et la distribution des sacrements. Sous cet aspect, elle ne serait en effet que le signe de la grâce offerte par Dieu. Elle doit être aussi le signe de la grâce eschatologiquement victorieuse et effectivement vécue. Elle Test en fait, mais dans ses charismes plus que dans ses institutions, dans la mesure où cet aspect peut vraiment se concrétiser et se manifester dans la dimension sociale et historique de l’Église. C’est précisément ce qui arrive dans la vie selon les conseils évangéliques, pour autant qu’elle arrive au grand jour dans l’Église » (K. Rahner, dans Les religieux aujourd’hui et demain, pp. 83-84).
[60] Lumen Gentium, n. 46, al. 2. – Cf. Gaudium et Spes, passim. – Excellentes remarques en ce sens de W. Dirks, La réponse des moines, Paris, Édit, du Seuil, 1955, p. 45-46, 55.
[61] Telles que la Vulgate les exprime et que la tradition spirituelle les a comprises, elles correspondent bien, en négatif, aux mêmes orientations que les « trois conseils ». Il est remarquable que l’expérience chrétienne les ait fait reconnaître ainsi. Chez saint Jean lui-même (1 Jn 2,16), elles ont un sens différent : « convoitise de la chair » = volonté de puissance ; « convoitise des yeux » = désir de tout ce qui peut se posséder ; « orgueil de la richesse » = orgueil de ce qu’on possède déjà.
[62] Lumen Gentium, n. 13, al. 2.
[63] L. Legrand, La virginité dans la Bible, Paris, Édit, du Cerf, 1964, p. 40. – Ce que l’on a aplati en entendant : se libérer en vue de l’apostolat !
[64] L. Cerfaux et J. Cambier, L’Apocalypse de saint Jean lue aux chrétiens, Paris, 1955, P-125 ; cité par L. Legrand, o. c., p. 43.
[65] L. Legrand, o. c., p. 33.
[66] Cela ne veut pas dire que ces fidèles n’aient pas à réaliser ce qu’ils peuvent de cette « mystique », et ainsi remédier aux « trois concupiscences ». Ainsi quant aux biens de ce monde et à la « concupiscence des yeux », « impossible d’être chrétien sans devenir pauvre » (Cf. la première partie de mon livre La Pauvreté..., Paris, Aubier, 1963).
[67] Toute sommaire qu’est cette description de la conduite de chasteté, j’espère qu’elle rend compte, ainsi que la suivante, relative à la pauvreté, de l’expression : « liberari intendit ab impedimentis, quae ipsum a caritate fervore... retrahere possunt » (« il veut se libérer des obstacles (impedimenta) qui pourraient l’entraver dans la ferveur de la charité »), dont se sert le Concile (n. 44, al. 1). Expression traditionnelle, dont saint Thomas est le témoin classique. L’estime nécessaire des « réalités terrestres », la certitude qu’elles sont pour la généralité des fidèles comme la matière même de la charité, ne devraient pas faire méconnaître que ces mêmes réalités ont aussi l’aspect d’« impedimenta », ce que le P. Camelot traduit par « empêchements », Mgr Garrone par « surcharges ». Nous espérons faire reconnaître qu’il n’y a là nulle contradiction, sinon ce qui nous fait l’effet d’une contradiction dans la « dialectique » du temps et de l’éternité et dans celle de « l’esprit » et de « la chair ».Sans doute perçoit-on aussi quel principe de ruine se trouve dans l’éclipse trop fréquente de la « mystique » de la virginité. Elle est remise en valeur par des ouvrages excellents, comme le chef-d’œuvre du P. Lucien Legrand, mentionné p. 288, note 4 ; Virgines Christi du P. P.-Th. Camelot, O. P., Paris, Édit, du Cerf, 1944 ; mais elle reste trop une pièce du musée des antiquités.
[68] La pire perversion, fréquente aujourd’hui, est de confondre le monde avec le Royaume, comme si les « développements » du monde étaient par eux-mêmes promotion humaine et progrès du Royaume. Sans problème, on « sert Mammon », et l’on croit que c’est servir Dieu.
[69] On ferait bien de prendre au sérieux l’adage du « frère aux vaches » : « Nous ne manquerons jamais de rien, si nous savons nous priver de tout », – sous-entendu : de tout ce qui n’est pas nécessaire au service de Dieu, selon la vocation. Et le sens profond de cet adage est que les privations soient offertes à Dieu comme des prières vécues qui appellent son secours ; les petites privations comme les grandes (l’utilitarisme actuel a fait perdre le sens de la symbolisation du mystère vécu, que doivent accomplir les moindres actes).
[70] Distinguer les « compromissions » et les inévitables, les nécessaires compromis est d’une importance souveraine. Cf. Suppl, de la Vie spir., nov. 1965, 421.
[71] La requête peut être médiate. Telle chose peut être vraiment nécessaire à la qualification du serviteur de Dieu, sans qu’elle le soit directement pour tels offices dont il est chargé.
[72] Il faudrait que redevienne classique l’image selon laquelle les ordres légitimes sont les clous qui fixent les religieux à la croix du Christ.
[73] « Principalis intentio » : tout le dynamisme vital s’orientant, selon la vocation, sur des objectifs ordonnés entre eux à la faveur d’une nette dominante : la contemplation, ou telle œuvre de miséricorde, ou telle sorte d’apostolat. Cette tendance, où doit passer toute la sève, devient le principe de la construction de la personnalité rénovée.