Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La Bible et le décret « Perfectæ Caritatis »

Pierre de la Jonquière, o.s.b.

N°1966-5 Septembre 1966

| P. 295-314 |

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Pour peu que l’on ait suivi les travaux du Concile Vatican II et qu’on ait lu l’un ou l’autre des textes promulgués, on est frappé de la place que tient la Sainte Écriture dans l’élaboration de la doctrine [1].

Chaque matin, après la messe du Concile, un Père intronisait solennellement le livre des Évangiles ; celui-ci présidait vraiment l’Assemblée. Les Pères signifiaient ainsi d’une manière très nette leur volonté d’écouter le Christ et de rester fidèles à son enseignement. Au cours des discussions, fréquemment l’un ou l’autre intervenait pour noter le plus ou moins de « sève » biblique qui animait le schéma discuté. Parfois il en résultait une condamnation sans appel si la référence à la Bible était jugée insuffisante. On avait une très vive conscience de la nécessité d’annoncer la Parole de Dieu, à la fois norme de vérité et source de vie, et non de faire des raisonnements, très beaux sans doute, mais restant dans l’abstrait.

Dans le décret sur « l’adaptation et la rénovation de la vie religieuse », que nos lecteurs et lectrices doivent connaître particulièrement bien, le nombre des citations bibliques et le choix des textes sont hautement significatifs. Ces citations, loin d’être utilisées en manière de conclusion édifiante après un raisonnement (comme il apparaît un peu trop dans des textes doctrinaux, même du Concile, certains l’ont remarqué pour « Gaudium et Spes »), sont essentielles ; elles expriment vraiment la pensée profonde du Concile.

On peut remarquer qu’il n’y a aucun emprunt explicite à l’Ancien Testament ; sans doute peut-on se rapporter aux récits de la création et du péché originel pour trouver le fondement biblique de la loi du travail. Imposé à toute l’humanité dès le premier jour, au paradis, ce travail prit un caractère pénible quand l’homme eut perdu l’amitié avec Dieu.

Les citations sont donc toutes empruntées au Nouveau Testament : Évangiles, Actes, Épîtres et même Apocalypse. Nous nous attacherons d’abord aux recommandations d’ordre général qui concernent l’utilisation de la Bible par les religieux ; puis nous verrons les diverses citations bibliques faites par « Perfectae caritatis ». Enfin nous signalerons quelques thèmes qui sont seulement suggérés ou assez explicitement mis en lumière.

I. Les religieux et la lecture de la Bible

Quand le décret affirme que la rénovation de la vie religieuse comporte le retour continu aux sources de la vie chrétienne, il ne fait pas de doute qu’il s’agit en premier heu de l’Évangile, des Épîtres, de la Bible en général. Quelle pourrait être la source la plus authentique et la plus pure de vie chrétienne sinon la parole même de Dieu qui est « Vie » et règle de vie spirituelle ? Le Concile n’a-t-il pas montré, nous le remarquions au début, son souci de fidélité à l’enseignement divin transmis par la Bible et éclairé par la Tradition ? Peut-être peut-on regretter que dans le passé la Bible n’ait pas été suffisamment considérée comme « source de vie chrétienne ». Sans doute, nombre de bibliothèques de communautés renferment-elles des ouvrages appréciés et faisant autorité parmi les religieuses, mais souvent hélas ! dépourvus de sève biblique et donc ne permettant pas de communier parfaitement à la pensée du Seigneur, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient absolument inaptes à susciter un élan de ferveur.

Dans les principes généraux de rénovation adaptée, on donne comme « première norme de la vie religieuse la marche à la suite du Christ » (n. 2). On peut noter tout de suite que cette expression « suivre le Christ » revient six fois dans l’ensemble du texte du décret, ce qui caractérise bien la pensée des Pères du Concile (parmi lesquels on comptait environ un tiers de religieux) sur la vie consacrée : une marche à la suite du Christ. Il y a là une valeur évangélique fondamentale. Si tout chrétien s’engage à une semblable démarche par son baptême, dont il renouvelle chaque année à Pâques les obligations, le religieux en fait une condition absolue, c’est pour lui un état de vie que l’Église reconnaît, approuve et encourage (Cf. le ch. VI de la Constitution « Lumen Gentium »).

Mais comment suivre le Christ ? « Selon l’enseignement de l’Évangile », nous est-il répondu, et « cela doit être tenu par tous les Instituts comme leur règle suprême ». On nous permettra de rapprocher cette exhortation du Concile de la recommandation que fait saint Benoît à ses moines : « Sous la conduite de l’Évangile, menons à bien notre course sur les chemins tracés par lui » [2]. C’est donc un enseignement traditionnel : la première « règle de vie » du religieux, c’est l’Évangile. Est-il banal de le dire ? Pour combien d’âmes religieuses la « sainte Règle » est un absolu et sans référence suffisante à la Parole de ce Dieu, de qui vient toute vocation authentique ! Le religieux passe-t-il sa vie à observer sa règle avec une fidélité scrupuleuse ou à suivre le Christ qui a dit un jour : « Viens, suis-moi » ? Sans doute la règle approuvée par l’Église et souvent reçue dans une inspiration prophétique par le fondateur, détermine-t-elle une certaine manière de suivre le Christ. Mais il importe de le connaître, et comment connaître le Christ auquel on veut consacrer sa vie, comment savoir ce qui lui plaît, sinon par la lecture de l’Évangile et les commentaires des Pères ? Faute de mettre suffisamment la personne vivante et adorable du Seigneur Jésus au premier plan de sa pensée, le religieux ne risque-t-il pas de ne voir dans sa vie de consacré que l’aspect ascétique, moral, juridique, de rupture avec tant et tant de valeurs humaines, bonnes et belles, qu’il sera alors tenté de mépriser plus qu’il n’en sera vraiment détaché ? Le religieux se donne à quelqu’un et non à quelque chose (« Maître, où habitez-vous ? » – « Venez et voyez » ; Jn 1,38.39). On ne se détache de personnes aimées et de biens appréciés que par le mouvement d’un plus grand amour qui attache au Christ. Il l’avait bien compris ce postulant d’un monastère africain qui écrivait sur son testament peu avant de mourir du tétanos : « Ma profession ? – Le service de Dieu ». Alors que le plus souvent on parle dans le monde de la vie religieuse en termes de travail : « Que faites-vous ? »

Toute une pastorale de la vocation et de la vie consacrée pourrait découler de cette remarque du Concile. Elle n’a rien d’original dans son fond. Le fait d’être formulée et mise en premier lieu est tout de même important : c’est le fondement de tout l’édifice. Ceci entraîne deux remarques :

  • D’abord pour les théologiens et maîtres de vie spirituelle, supérieurs et aumôniers de religieux et de religieuses, il conviendrait de développer ce point de doctrine, de mettre vraiment au premier plan la connaissance de la personne et de l’enseignement du Christ : l’étude exégétique et théologique des « paroles de Jésus », telles que les évangélistes nous les rapportent. Les lecteurs de langue française commencent d’ailleurs à disposer d’ouvrages de valeur les initiant à l’étude de la Bible.
  • Ensuite pour les maîtres et maîtresses des novices, les directeurs spirituels : situer davantage la vie religieuse, consécration et service, dans la lumière du Christ, dans la dépendance de sa personne. Pensons à la réaction de saint Pierre lorsque au lendemain de la résurrection Jean lui fait remarquer : « C’est le Seigneur » qui se trouve sur le bord du lac où il prépare le repas pour les disciples occupés à pêcher : il se précipite au devant de son Maître auquel il a consacré toute sa vie. « Vous savez bien que je vous aime » du même saint Pierre à Jésus exprime bien une relation entre deux personnes vivantes.

La troisième norme de rénovation est que : « Tout Institut doit communier à la vie de l’Église » (n. 2, c). C’est une dimension vraiment « ecclésiale » de tout Institut religieux : « Je suis fille de l’Église », affirmait sainte Thérèse d’Avila. Cette communion à la vie de l’Église est précisée, notamment, « dans le domaine biblique ». Il est sûr que depuis quelque vingt ans surtout, les ouvrages bibliques de valeur deviennent nombreux et abordables par des esprits, des intelligences de niveaux très divers. Les cours des noviciats, les sessions, comportent de plus en plus un programme biblique souvent très sérieux. La Bible n’est plus un livre « prohibé » comme on le pensait volontiers. Les bibliothèques de communautés peuvent toutes avoir un rayon d’Écriture Sainte fort bien pourvu. Il y a là un investissement à faire, qui se révèle hautement productif.

Quand il s’agit de la vie spirituelle, dont « Perfectae caritatis » souligne la primauté, on trouve cette remarque à écrire en lettres d’or : « Tout d’abord, que chaque jour la sainte Écriture soit en leurs mains pour retirer de sa lecture et de sa méditation l’éminente science de Jésus-Christ » (n. 6) [3]. Faisons quelques remarques. D’abord que chaque religieuse possède sa Bible, à commencer par les jeunes : postulantes, novices, professes temporaires. C’est désormais chose faite dans de nombreuses Congrégations, on ne peut dire pourtant que ce soit réalisé partout. L’abbesse d’un monastère africain déclarait récemment au cours d’une réunion de Supérieurs d’Afrique : « Elles ont toutes une Bible de Jérusalem, dès le pré-postulat ». La Bible n’est pas un livre de luxe, il faut qu’elle puisse être à portée. D’ailleurs le Concile précise « qu’elle soit chaque jour en leurs mains ». Sans doute n’est-ce pas là une figure de style. Quand on voit le zèle de tant de laïcs, hommes ou femmes, jeunes gens ou jeunes filles à avoir leur Bible avec eux, à l’ouvrir, fût-ce dans le train, on peut penser que ce n’est pas pour avoir quelque chose entre les mains, ou parce que c’est la mode, mais pour la lire. Lire la Bible, ce n’est pas d’aujourd’hui, certes. Déjà, d’après Ac 8, le diacre Philippe trouvait un laïc en voyage lisant sa Bible mais n’y comprenant pas grand-chose, hélas ! Cependant le Saint-Esprit veillait et le ministre de Candace eut la bonne fortune de recevoir un enseignement autorisé. Nous avons signalé précédemment l’utilité, l’urgence même, de sessions bibliques, au moins de conférences pour les religieux et les religieuses. Car la lecture de la Bible ne s’improvise pas. Et d’un autre côté, ce n’est pas en un jour que l’on se familiarise avec elle. La Constitution dogmatique sur la Révélation divine nous rappelle que dans la Bible c’est Dieu qui nous parle, qui vient à nous pour établir avec chacun des rapports de communion. Ceci n’est pas l’œuvre d’un seul contact, mais d’une fréquentation longue et assidue. Lors d’une Session biblique nous trouvâmes une religieuse âgée de plus de quatre-vingts ans qui déjà chaque jour lisait sa Bible et ne voulait pas d’autre livre ; elle fut certainement l’une de celles qui prit le plus d’intérêt à la Session et en retira le plus de profit. Quelle joie de constater les découvertes de ces trésors bibliques ! « Pourquoi ne nous a-t-on pas appris cela plus tôt ? » est une réflexion fréquemment entendue dans les Communautés.

Mais lire ne suffit pas, il faut méditer la Parole de Dieu : « Os justi meditabitur sapientiam ». Nous connaissons cette expression qui rejoint le premier mot du psautier :

« Heureux est l’homme, celui-là
...qui se plaît dans la loi de Yahvé,
...mais murmure sa loi jour et nuit » (Ps 1,1.2).

Le Christ recommandait aux Juifs de « scruter les Écritures » (Jn 5,39) afin d’en recevoir la vie. Nous savons tout ce que sainte Thérèse de Lisieux a retiré de sa lecture assidue de la Sainte Écriture et l’on ne peut qu’admirer la connaissance que Dieu lui en avait donnée en constatant le nombre et la qualité des citations scripturaires contenues dans les Manuscrits autobiographiques, et cela à une époque où la Bible n’était pas « entre toutes les mains ». « Lectio divina » est à une époque de l’histoire de l’Église un terme quasi technique pour désigner la Bible, car c’était dans le Livre sacré qu’on cherchait les paroles de vie. Après la lecture il y avait la méditation pour approfondir le sens du texte et l’assimiler afin qu’il devienne thème et source de prière personnelle, élément d’un dialogue affectueux et vivifiant avec le Seigneur.

La Constitution sur la Liturgie prescrit « de promouvoir ce goût savoureux et vivant de la sainte Écriture » qui sera capable de « procurer la restauration, le progrès et l’adaptation de la Liturgie » (n. 24). Et l’on trouve des âmes très simples, sans grande culture, qui ouvertes à l’action de l’Esprit, ne savent plus se nourrir que de « toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Dt 8,3).

Et le terme de cet effort, il en faut un, (rappelons-nous que la semence ne porte son fruit que si elle tombe dans une terre bien préparée), sera « l’éminente science de Jésus-Christ » (n. 6). Qui ne voudrait récolter un tel fruit ? C’est ce qui faisait la vie de l’apôtre Paul, pour qui la science était vivifiée par la charité : « la vie, pour moi, c’est le Christ » (Ph 1,21). Le Christ lui-même apprenait aux disciples d’Emmaüs à lire la Bible pour le trouver, lui, Jésus, le Messie-Sauveur. Et plus tard saint Paul montrait à ses auditeurs juifs d’Antioche de Pisidie, comment les Écritures trouvent leur accomplissement dans le Christ mort et ressuscité (Ac 13,16-41).

« Ils célébreront la sainte Liturgie..., priant selon l’esprit de l’Église, du cœur et des lèvres, et ils alimenteront leur vie spirituelle à cette source inépuisable » (n. 6).

Nous savons la place que tient l’Écriture dans la célébration liturgique ; elle nous fait connaître les mystères mêmes du Seigneur. La révision du missel et du bréviaire prescrite par la Constitution sur la Liturgie est en cours : « pour présenter aux fidèles avec plus de richesse la table de la Parole de Dieu, on ouvrira plus largement les trésors bibliques pour que, dans un nombre d’années déterminé, on lise la partie la plus importante des saintes Écritures » (n. 51).

Déjà l’Office de nombreuses religieuses comporte tous les soirs depuis des années, la lecture d’une page de la Bible, et tous les matins celle d’un passage de l’Évangile. À la messe on vient de commencer à nous lire de façon suivie, chaque jour, s’il n’y a pas de texte propre, les Actes des Apôtres, l’histoire de David, saint Jean, saint Matthieu. De cette façon sera réalisé ce qu’exprime le texte du Décret : « Restaurés ainsi à la table de la loi divine et du saint autel », fortifiés d’une telle nourriture, les religieux pourront exprimer cette vitalité dans une authentique et fervente charité fraternelle. Saint Paul nous parle souvent de la puissance de l’Évangile ; le Christ évoque le ferment qui soulève la pâte et la semence qui germe, croît, fructifie. Fréquentée assidûment, humblement, dans la foi, la Parole de Dieu devient opérante : charité fraternelle dans la communauté, esprit filial à l’égard des ministres du Christ, zèle apostolique en communion avec l’Église.

Il n’est sans doute pas inutile de rappeler ici l’exhortation du Concile qui nous est transmise par la Constitution dogmatique « Dei Verbum », sur la Révélation ; faisant suite à ce que nous avons dit plus haut, le texte continue : « Qu’ils abordent donc volontiers le texte sacré lui-même, soit dans la sainte Liturgie, qui est comme tissue des paroles de Dieu, soit par le moyen d’une lecture faite avec piété, soit par des cours appropriés et d’autres moyens qui, avec l’approbation et par les soins des pasteurs de l’Église, se répandent partout de nos jours d’une manière digne d’éloges. Ils se rappelleront toutefois que la lecture d’Écriture Sainte doit être accompagnée de la prière, pour que s’établisse le dialogue entre Dieu et l’homme, car ‘nous lui parlons quand nous prions, mais nous l’écoutons quand nous lisons les oracles divins’ (saint Ambroise) » (n. 25).

II. La vie selon l’Évangile

Nous pouvons maintenant relire le texte du Décret « Perfectae caritatis » en relevant les citations bibliques qu’il contient.

En se rapportant à la Constitution « Lumen Gentium », on met « la recherche de la chanté parfaite par les conseils évangéliques » en dépendance « de la doctrine et de l’exemple du divin Maître ». Cette doctrine, c’est la Bible tout entière qui nous la fait connaître : « Ma Parole n’est pas mienne ; c’est la Parole de Celui qui m’a envoyé » (Jn 14,24), de Celui qui a parlé par les prophètes et finalement par son Fils ; cet exemple, ce sont les évangiles et les autres documents du Nouveau Testament qui nous le présentent. « Je vous ai donné l’exemple » (Jn 13,15), et tout au long du Décret, la personne du Christ est présente, lui, le seul Maître. C’est par la pratique des conseils évangéliques que très particulièrement le chrétien devient imitateur du Christ. En effet, ces « conseils » se réfèrent moins à la lettre de l’Évangile qu’à la personne même du Christ qui en donne l’exemple. Ils en font apparaître quelques vertus essentielles.

« Signe éclatant du Royaume de Dieu ». Le Royaume de Dieu est une réalité future dans son épanouissement plénier, mais déjà présente à l’état de commencement. La pratique de la charité parfaite, « Perfectae caritatis » (ces deux mots constituent avec bonheur le titre du Décret), est signe du Royaume de Dieu, celui-ci étant caractérisé par la perfection de l’amour : des trois personnes en Dieu, de Dieu et des hommes, des hommes entre eux. « Dieu est amour ». Dans le Royaume de Dieu pleinement réalisé « de mort il n’y en aura plus ; de pleurs, de cri, de peine, il n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé » (Ap 21,4). Mais cette charité parfaite est actuellement à approfondir, à retrouver sans cesse. Un élément important de la catéchèse de la vocation religieuse sera de souligner cette valeur de signe : il s’agit de savoir comment les hommes de notre temps peuvent discerner ce signe dans leur vie quotidienne et de quelle manière ils peuvent le comprendre, si même ils le comprennent (toutes les productions littéraires ou cinématographiques sur la vie religieuse laissent perplexe à ce sujet).

On nous dit ensuite que la pratique des conseils évangéliques, dont on parlera plus loin en détail, permet de « suivre plus librement le Christ et de l’imiter plus fidèlement ». La vie religieuse ne réalise pas un idéal plus ou moins abstrait. « Suivre le Christ », la sequela Christi, c’est une détermination sans cesse actualisée. « Imiter le Christ » : l’imitation du Christ, c’est le titre d’un ouvrage bien connu, et pour nous l’expression d’une réalité vitale ; il ne s’agit pas de la vouloir un moment, mais de persévérer dans cette volonté toute la vie. Liberté et fidélité caractérisent cette double démarche dont le Christ est à la fois l’inspirateur et l’acteur en nous et aussi le bénéficiaire.

Dans le n. 1 qui est comme l’introduction, on multiplie les citations du Nouveau Testament pour caractériser divers aspects de la vie religieuse. « La variété des sociétés religieuses rend l’Église plus apte à toute bonne œuvre » (2 Tm 3,17) (on soulignera fréquemment cette richesse que constitue le nombre et la diversité des Instituts). « L’Église est prête à remplir toute activité de son ministère en vue de l’édification du Corps du Christ » (Ep 4,12). (Cette image prise à saint Paul revient souvent ; un peu après on cite Col 1,24). Elle apparaît « embellie... comme une épouse parée pour son Époux » (Ap 21,2), et cela « en vue de manifester par elle les ressources multiples de la Sagesse de Dieu » (Ep 3,10).

Au n. 5, si l’on relève les éléments communs à toutes les formes de vie consacrée, c’est pour souligner que les religieux, « morts au péché » (Rm 6,11), « vivent pour Dieu seul, en renonçant au monde ». Saint Paul, dans cette section de l’Épître aux Romains, traite du baptême, de ses effets ; le Concile affirme précisément que la consécration à Dieu par la profession religieuse est dans la ligne de la consécration baptismale. C’est ainsi que la vie religieuse considérée, comme il est nécessaire et traditionnel, dans sa référence au baptême, est une participation au mystère pascal, mort et résurrection ; la vie religieuse établit le chrétien dans des conditions particulièrement favorables pour mener cette lutte contre le péché commencée par le Christ et qui doit se poursuivre ensuite dans chaque homme [4].

Si la participation à l’anéantissement du Christ est étudiée en référence à Ph 2,7-8, ceci avait déjà été dit au n. 1, à propos de l’obéissance, et ce sera redit plus loin, en précisant que cette vie est « dans l’Esprit » avec tout ce que cela comporte de positif, de dynamique ; l’on nous renvoie ici très heureusement au chapitre 8,1-13 de l’Épître aux Romains, que saint Paul consacre à la transformation du baptisé sous l’action du Saint-Esprit.

Un alinéa suivant décrit la vie religieuse en rappelant qu’il faut tout abandonner (allusion au détachement réalisé par les apôtres ; Mc 10,28) pour « suivre le Christ » (Mc 10,28 ; Mt 19,21), parce qu’il est « l’unique nécessaire » (Lc 10,42) ; ce qui rappelle l’épisode de Béthanie : Marthe et Marie reçoivent Jésus, chacune à sa manière ; mais aussi la réponse faite par Jésus au jeune homme riche désireux de vie parfaite, à bon compte. Ayant tout sacrifié, comme Marie il convient « d’écouter les paroles du Christ » (Lc 10,39), d’être « plein de sollicitude pour ses intérêts » (1 Co 7,32). Il y a là une phrase un peu lourde sans doute dans sa rédaction mais toute gonflée de la Parole de Dieu. On a groupé plusieurs passages suggestifs du Nouveau Testament ; chacun pourrait devenir thème de réflexion approfondie.

Quand il s’agit d’affirmer la primauté de la vie spirituelle, il est question de chercher Dieu et de l’aimer avant tout car « Lui nous a aimés le premier » (1 Jn 4,19). Il est bon que l’Épître de saint Jean, et surtout ce chapitre 4, soit citée au moins en quelques mots qui doivent inviter à lire dans son entier le texte inspiré. Que serait la vie religieuse sans cet amour total exclusif, réponse à un premier mouvement de Dieu vers sa créature. On pourrait ici relire ces lignes de la Constitution « Dei Verbum » sur la Révélation divine, où l’on nous dit : « Par la révélation, Dieu, dans l’abondance de son amour, converse avec les hommes comme avec des amis et il s’entretient avec eux pour les inviter à entrer en communion avec lui et les introduire dans cette intimité » (n. 2). N’est-ce pas la clé de toute vocation religieuse : un amour de préférence à l’adresse de Dieu qui invite ? Et s’il arrive, assez fréquemment, que l’on plaigne celui ou celle qui entre en religion, n’est-ce pas que cet aspect positif, dynamique, vivifiant, n’est pas suffisamment mis en lumière ?

On est alors conduit à « se tenir dans la vie cachée en Dieu avec le Christ » (Col 3,3) ; et ceci n’est pas le propre de ceux que l’on appelle contemplatifs, mais de tous ceux qui se vouent au Christ, à l’exemple de saint Paul. Nul doute que cette phrase n’exprime le plus profond de l’âme de l’apôtre ; mais selon ce que saint Jean nous écrit dans son Épître, on ne peut aimer Dieu sans aimer son prochain ; il est facile d’illustrer l’enseignement du Concile par des textes tels que Jn 13,34-35 ; Ac 4,32 ; 1 Jn 4,11,12,20 ; que complètent, en ce qui concerne les membres du Christ, les expressions tirées de 1 Co 6,15 et 12,27. Par ailleurs He 13,17 et 1 Th 5,12 peuvent être le substrat biblique de la finale du n. 6 sur les sentiments des religieux à l’égard des pasteurs.

Le Concile examine ensuite les diverses formes de vie consacrée (nn. 7 et suivants). Une idée fréquemment exprimée, ce que nous avons déjà souligné d’ailleurs, c’est l’extrême variété des dons de la grâce. Dans le Corps mystique, encore une fois nommé, « les membres n’ont pas tous la même fonction », remarquait Paul dans Rm 12,4, et ceci introduit la reconnaissance officielle des Instituts intégralement voués à la contemplation, dont l’utilité est ainsi mise en évidence ; « ils occupent une place de choix ». Cette déclaration ne nous renvoie-t-elle pas à ce que Jésus disait à Marie, à Béthanie ? Il ne s’agit donc pas, comme certains le disaient avant et au début du Concile, d’uniformiser tous les religieux. Il y a à respecter les dons de Dieu, si divers, et cette variété est même reconnue quand il s’agit des Instituts voués à la vie apostolique (n. 8). On pouvait penser que l’efficacité gagnerait à une certaine concentration du nombre. Le décret cite longuement l’Épître aux Romains, 12 (la suite des versets utilisés au numéro précédent). S’il y a divers Instituts, c’est qu’il y a divers ministères à remplir. Ici aussi il faut se garder de simplifier, uniquement pour le principe : « Ils sont pourvus de dons différents selon la grâce qui leur a été donnée : le service en servant ; l’enseignement en enseignant ; l’exhortation en exhortant ; que celui qui donne le fasse sans calcul ; celui qui exerce la miséricorde en rayonnant de joie » (Rm 12,5-8). Cette longue citation est heureusement complétée par celle de 1 Co 12,4 : «  Il y a diversité de dons spirituels, mais c’est le même Esprit ». Le même Esprit de Dieu a doué les différents fondateurs d’un « charisme » particulier, leur permettant de subvenir chacun pour sa part à cette multiplicité de misères humaines ou de ministères apostoliques. On peut sans doute citer ici ces lignes de « Lumen gentium » sur la grandeur de la vie religieuse, où l’on évoque la variété des formes de la miséricorde exercée par le Christ durant sa vie terrestre en Palestine : « Les religieux doivent tendre de tout leur effort à ce que, par eux, de plus en plus parfaitement et réellement, l’Église manifeste le Christ aux fidèles comme aux infidèles : soit dans sa contemplation sur la montagne, soit dans son annonce du Royaume de Dieu aux foules, soit encore quand il guérit les malades et les infirmes et convertit les pécheurs à une vie féconde, quand il bénit les enfants et répand sur tous ses bienfaits, accomplissant en tout cela, dans l’obéissance, la volonté du Père qui l’envoya » (n. 46). Mises à part d’autres considérations que l’on pourrait faire très valablement sur le nombre des Instituts religieux, il faut remarquer qu’une certaine diversité d’activités répond manifestement à une intention providentielle et à une nécessité en tenant compte d’aptitudes diverses. On peut souligner, en passant, que le texte de saint Paul cité précédemment est le seul dans tout le décret où il soit question de la « joie » à propos de la vie religieuse. On peut regretter que des textes bibliques, qui ne manquent pas, n’aient pas été mis en valeur, fût-ce en conclusion, pour souligner que c’est dans la joie que l’on suit le Christ, puisque c’est par amour. Joie qui est déjà une récompense pour le religieux et un témoignage porté devant le monde, qui voit trop souvent et presque exclusivement la vie religieuse sous son aspect de sacrifice, de renoncement, et non de plénitude, de don dans l’amour et la joie du cœur.

On résume que la vie religieuse est une réponse donnée à une « vocation », à un appel de Dieu, « à suivre le Christ et à le servir lui-même dans ses membres » (pour le service du Christ, on pourrait se rapporter à Rm 14,18 et 1 Tm 4,6, et, pour le service du Christ dans ses membres, à 1 Co 6,15).

Il faut arriver au n. 11, consacré aux Instituts séculiers, pour trouver peut-être une allusion à Mt 13,33 sur le levain dans la pâte, puisque c’est « dans le monde et comme du sein du monde » que les membres de ces Instituts doivent exercer leur apostolat. L’allusion est plus nette un peu plus loin, puisqu’on leur demande « d’être vraiment dans le monde un levain » et cela « pour la vigueur et l’accroissement du Corps du Christ », en quoi on peut retrouver un souvenir d’Ep 4,16.

Les citations évangéliques ou pauliniennes deviennent plus nombreuses lorsqu’il s’agit de préciser les quatre conditions particulières de vie religieuse dans l’Église.

a) la chasteté (n. 12). Elle est pratiquée « en vue du Royaume des deux », ce qui est l’expression utilisée par Jésus, rapportée en Mt 19,12 [5]. Une fois de plus pour cette vertu on parle de « don de la grâce », ce qui nous ramène à 1 Co 7,32-35 selon la référence du texte. Sans utiliser les mots mêmes de l’Apôtre, on exprime l’idée de « libération du cœur », et ensuite on voit en cela un moyen de se consacrer sans réserve au service de Dieu, ce qui est bien l’idée que souligne saint Paul à propos des vierges auxquelles il donne, non un ordre reçu du Seigneur, mais un avis personnel formulé en qualité d’apôtre. Le siècle futur, vers lequel, semble-t-il, on est orienté selon la pensée même du Christ dans sa discussion sur les « eunuques volontaires », est une expression de Mc 10,30. On sait par ailleurs combien saint Paul développe en Ep 5,21-33, le thème de l’Église « qui a le Christ comme unique Époux ». Enfin, en ce qui concerne la pratique de la chasteté par la garde des sens, on peut penser au conseil adressé au chrétien en général par Ga 5,24.

b) la pauvreté (n. 13). Ce qui commande tout, c’est la résolution de « suivre le Christ », résolution qualifiée de « volontaire ». En effet, on se rappelle que Jésus, parlant au jeune homme riche qui l’interroge, lui dit : « Si tu veux ». Il est sûr que la vie religieuse est conditionnée par un appel venant de Dieu et par une volonté libre du sujet de s’engager à la suite du Christ, du Christ dont Paul nous dit que « de riche qu’il était, il s’est fait pauvre pour nous afin de nous enrichir par sa pauvreté » (2 Co 8,9). Ce texte est éclairé par un autre qui n’est pas cité, mais seulement indiqué en référence : « Le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête » (Mt 8,20). Les religieux voulant suivre le Christ de très près et « plus librement », quittent tout et n’ont de « trésor que dans le ciel », selon le mot de Jésus lui-même rapporté par Mt 6,20.

« Pauvreté effective et en esprit » rappelle les deux formes de la première Béatitude selon Lc 6,20 et Mt 5,3. La doctrine du Sermon sur la Montagne est rappelée une fois encore. Mt 6,25-34 rapporte l’exhortation du Christ à chasser toute préoccupation et à mettre sa confiance dans « la Providence du Père des cieux ». Ainsi la doctrine évangélique inspire-t-elle vraiment la rédaction de ce passage du décret. On peut penser qu’il y a un rappel de l’enseignement fourni par la Genèse dans l’exhortation à se soumettre à la loi imposée à tous de travailler pour vivre, « ce qui tend à reconnaître que l’idéal médiéval de mendicité a perdu son sens dans le monde d’aujourd’hui » [6]. En Gn 1,28, Dieu prescrit aux premiers parents la maîtrise de la terre, et Gn 3,18-19 relie le caractère pénible de ce travail au péché originel. Tout le monde connaît la réflexion de Paul aux Thessaloniciens (2 Th 3,10).

« La pauvreté religieuse, qui ne doit plus être formelle et juridique » (Laurentin), est étroitement liée à la charité selon l’enseignement du Christ donné au jeune homme riche, et l’on nous rappelle l’usage à faire de ce que notre travail doit légitimement et normalement rapporter ; et sans citer de texte le décret nous renvoie implicitement à plusieurs passages du Nouveau Testament : Mt 19,21 ; 25,34-46 ; Jc 2,15-16 ; 1 Jn 3,17. À ce sujet on pourrait aussi relire l’exhortation de Paul contenue dans 2 Co 8,11-15, à propos de la collecte pour l’Église de Jérusalem, puisque le Concile nous invite à « subvenir aux besoins de l’Église ». Cette ouverture de charité évangélique corrigera ce que pouvait avoir d’égoïste le cloisonnement au sein d’un même Institut ou dans l’Église. On sait avec quelle insistance, au cours du Concile Vatican II, a été évoqué le thème de la pauvreté dans l’Église [7].

c) l’obéissance (n. 14). De nombreux textes d’Écriture sont cités ou indiqués à titre de référence. « La notion d’obéissance religieuse reçoit un certain renouvellement dans une ligne biblique », remarque justement l’Abbé Laurentin [8].

Au cours de la Conférence qui réunissait plusieurs Supérieurs et Supérieures de Monastères d’Afrique, l’Abbesse des Clarisses, dont nous avons cité plus haut un témoignage, disait encore que pour la formation des novices elle prend tous ses exemples de la vie religieuse dans la Bible. Notamment en ce qui concerne les vœux ; par exemple, ces jeunes africaines cherchent dans leur Bible tous les exemples d’obéissance. Elles prennent leurs références et à la réunion suivante, chacune apporte ce qu’elle a trouvé. « Les exemples de fidélité nous ont retenues très longtemps », remarquait-elle.

Les idées exprimées suggèrent quelques lectures : « l’offrande de soi comme un sacrifice à Dieu » rappelle Rm 12,1 ; « la volonté divine de salut » nous renvoie à 1 Tm 2,4 ; « l’exemple du Christ » est une expression que l’on retrouve en Ep 5,2, où saint Paul nous propose de suivre comme lui « la voie de l’amour ». Mais le texte précise le sens de cet exemple, ici : « le Christ est venu faire la volonté du Père » (cf. Jn 4,34 et 5,30) ; et deux textes qui s’appellent mutuellement : He 10,7 (et Ps 39,9) et Ph 2,7 nous décrivent en quelques mots ce mystère d’humilité « prenant la forme d’esclave » et He 5,8 complète : « il a appris en souffrant l’obéissance ». Voilà le modèle que les religieux doivent suivre, dans la foi et avec l’aide de l’Esprit Saint. « Les Supérieurs représentent Dieu auprès du religieux » ; Jésus invite à cette soumission (Lc 10,16).

Il est bon de saisir le motif profond de cette obéissance du Christ et en dépendance d’elle de l’obéissance du religieux : « Le Christ soumis à son Père (cf. Jn 8,29) s’est fait serviteur de ses frères » (le Christ serviteur : Mt 20,28, et cette parabole en acte qu’est le lavement des pieds : Jn 13,5,14), et finalement « il a donné sa vie pour la rédemption de la multitude » (Mt 20,28 et Jn 10,14-18). Une autre citation du texte ecclésiologique d’Ep 4,13 nous rappelle la dimension de cette obéissance : « parvenir à la stature parfaite du Christ ».

Quant aux Supérieurs, on leur rappelle l’exhortation d’He 13,17 : « ils auront à rendre compte des âmes confiées à leurs soins ».

d) la vie commune (n. 15). Comme dans chacun des paragraphes précédents, le décret établit la doctrine en citant un certain nombre de textes empruntés ici aux Actes des Apôtres et aux Épîtres de Paul. Les Actes donnent sur ce thème de la vie « en communauté » un riche enseignement qui restera une lumière pour tous les siècles chrétiens. On nous met en face de la communauté chrétienne primitive de Jérusalem telle que l’évoque en quelques mots suggestifs Ac 2,42 : « persévérant dans la prière, la communion d’un même esprit ; nourrie de la doctrine évangélique (« l’enseignement des apôtres » des Actes), de la sainte Liturgie et surtout de l’Eucharistie (« la fraction du pain » des Actes) ». L’on cite encore Ac 4,32, où l’auteur, en un bref sommaire, nous dit que « la multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme ». Mgr Cerfaux remarque que « d’un même cœur » est une expression caractéristique de la première partie du livre des Actes. Il s’agit d’une vraie communauté, d’une véritable union des esprits et des cœurs ; il faudrait remonter à Ex 19,8 pour voir se constituer au Sinaï la première communauté, l’Ecclesia, l’assemblée, en attendant la communauté rassemblée à Jérusalem sur laquelle se manifestera l’Esprit de la Pentecôte.

Dans ce contexte, « membres du Christ » est bien en place et nous rappelle les exposés de saint Paul sur le Corps du Christ (1 Co 6,15). « La vie de fraternité » est décrite en Rm 12,10 ; tout ce chapitre serait à relire pour mieux prendre conscience de ce qu’est la vraie communauté chrétienne, dont la valeur apologétique est indéniable. Dans une telle communauté, dont on nous dira qu’elle est une « famille », « on porte les fardeaux les uns des autres » (Ga 6,2). C’est que « la charité de Dieu est répandue dans les cœurs par l’Esprit Saint » (c’est la troisième citation de Rm 5,5, et l’on pourrait relire la belle note b de la Bible de Jérusalem sur ce passage), et alors selon la promesse de Jésus, lui-même se trouve là et l’on « jouit de sa présence » (Mt 18,20). Nous savons, à condition d’être un peu familiers des Évangiles, comment les disciples, apôtres et saintes femmes du temps du Christ « jouissaient » de sa compagnie, comment les foules mêmes étaient avides de le voir et de l’entendre, au point de le suivre jusque dans le désert.

Le Concile insiste sur ce thème de la charité en groupant plusieurs textes assez divers : « elle est la plénitude de la loi » (Rm 13,10) (toute la loi nouvelle se résume dans ce précepte de la charité qui, en fait, est le mouvement même de l’Esprit en nous ; cf. Rm 5,5) ; « elle est le lien de la perfection », (Col 3,14) (« qui assure la perfection », traduit M. Osty), au sens où c’est le lien qui fait d’épis épars une belle gerbe ; la charité est ce qui donne vie à la moindre vertu (cf. 1 Co 13,1-3). Tous les dévouements, les services rendus en communauté doivent être animés par la charité théologale, et pas seulement par un certain penchant à rendre service ou à faire plaisir. « Par elle nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie » (1 Jn 1,14) (et il faudrait ici relire tout ce chapitre dans lequel l’apôtre que Jésus aimait développe la deuxième condition pour vivre en enfant de Dieu : garder le commandement de la charité).

Une conséquence d’une telle attitude est rappelée : « l’unité des frères manifeste la venue du Christ », ce qui nous renvoie à la déclaration faite par Jésus et rapportée par Jn 13,35 et 17,21. « Qu’il s’en dégage une grande force apostolique », nous le savons par cette remarque : « voyez comme ils s’aiment » formulée à l’adresse des premiers chrétiens, et l’histoire de tous les jours en donne mainte confirmation, car là où il y a la charité, là on récolte « le fruit de la charité » qui est multiple selon l’énumération qu’en fait saint Paul, en Ga 5,22-23, que le Concile ne cite pas, mais à laquelle on pense invinciblement.

Il nous faut arriver à la conclusion du Décret (n. 25) pour trouver une dernière citation biblique. Mais auparavant on nous dit que « les religieux répandent la bonne nouvelle du Christ » « dans le monde entier » et l’on peut trouver là deux évocations. En Ac 8,35, Philippe annonce à l’Éthiopien « la bonne nouvelle du Christ », ce qui est le propre du catéchiste, et en Mt 28,19, l’ordre de mission universelle est donné par le Christ à ses apôtres, aux apôtres de tous les temps.

Jésus, dans le Sermon sur la Montagne (Mt 5,16), disait à ses disciples qu’étant lumière du monde, leurs bonnes œuvres devaient provoquer les hommes à glorifier le Père qui est aux cieux. C’est ce que le Concile applique aux religieux.

« La gloire du Père », c’est le but, le terme de toute l’œuvre accomplie dans le monde par l’Esprit du Fils. C’est ce qui résultera du progrès auquel sont invités les religieux : « ils progresseront chaque jour davantage » (on trouve cette expression en Ph 1,9, où Paul parle précisément des accroissements continuels de la charité, dans une perspective eschatologique : « le jour du Christ », « la gloire et louange de Dieu »). De même que la Constitution « Lumen gentium » s’achevait à « la gloire de la Très Sainte et indivisible Trinité », ce décret « Perfectae caritatis » dans la logique interne de son titre, la poursuite de la charité parfaite, ne peut s’achever que « à la gloire du Père », par l’intercession de « la très douce Marie, Mère de Dieu ». (On pourrait relire les textes bibliques sur Marie dans le beau chapitre VIII de « Lumen Gentium ».)

Avant de finir, et en manière de conclusion, recueillons quelques-unes des idées exprimées dans le texte du décret et qui pourraient faire l’objet d’une réflexion biblique plus approfondie (lecture personnelle de la Bible, conférence, session ou même retraite ou récollection).

« Suivre le Christ ». Nous en avons noté la valeur et l’importance. Qu’est-ce à dire ? Cette expression s’applique d’abord aux disciples, à ceux qui, ayant véritablement tout quitté, se sont mis, physiquement, à la suite de Jésus, vivant avec lui. La « sequela Christi » fut plus tard la démarche de ceux qui cherchèrent à suivre les conseils évangéliques, bien que d’une certaine manière tous les baptisés se mettent à la suite du Christ qui est leur Maître unique, leur guide, leur Sauveur [9] Suivre le Christ implique donc de le connaître, de le prendre pour modèle dans sa pauvreté, son obéissance, sa vie chaste, notamment dans son état de Serviteur de Dieu et des hommes (« Serviteur de Yahvé »), de vivre de sa vie.

« Service de Dieu » est un autre thème plusieurs fois mentionné : c’est une activité de caractère cultuel, liturgique d’abord. Israël sert son Dieu. On connaît le livre si nouveau de M. Auzou sur l’Exode : De la servitude au service. Dans le Livre de la Consolation, Is 40-55, le prophète anonyme parle souvent d’Israël, serviteur de Dieu, titre donné à plusieurs personnages de l’Ancien Testament, avant de désigner d’une façon spéciale le mystérieux « Serviteur de Yahvé ». Servir le Christ, c’est aussi servir les hommes et pouvoir espérer être là où se trouve le Christ, dans la gloire du Père, car le bon serviteur entre « dans la joie de son Maître ». Saint Paul exprime souvent ces idées dans ses Épîtres. C’est un aspect de sa vie apostolique depuis qu’il a été saisi par le Christ [10]. C’est aussi une obligation du chef animé de l’esprit du Christ : « Vous m’appelez Maître... Je vous ai donné l’exemple... Sachant cela, heureux serez-vous si vous le faites » (Jn 13,13-17). On sait quel crédit a trouvé auprès des Pères du Concile cette idée évangélique du « service » [11].

« Chercher Dieu » (n. 6). C’est une démarche que les Prophètes et les Sages recommandent sans cesse à Israël, épouse souvent infidèle. On sait avec quelle ardeur l’épouse du Cantique des Cantiques recherche Celui que son cœur aime, et la contemplation qui résulte de la rencontre, car Dieu se fait trouver par celui qui le cherche vraiment. Cette attitude n’est que la contrepartie de la démarche initiale de Dieu toujours à la recherche de l’homme depuis le Paradis : « Adam, où es-tu ? » Sans cesse Dieu cherche Israël, comme le pasteur cherchera un jour la brebis perdue. Chercher Dieu est l’attitude fondamentale du chrétien, de tout homme même, mais d’une façon spéciale, de celui qui perçoit au fond de son cœur un appel plus pressant du Seigneur. Chercher Dieu sera l’œuvre de toute la vie religieuse, car sans cesse Dieu paraît et disparaît.

« Ils offrent à Dieu un sacrifice éminent de louange » (n. 7). C’est un aspect de la vie de « ceux qui vaquent uniquement aux choses de Dieu », dans « les Instituts intégralement ordonnés à la contemplation ». Que de versets de psaumes pourraient être cités pour exprimer cette louange rendue à Dieu comme la chose la plus gratuite, la plus désintéressée qui soit ; c’est l’« alleluia » ; c’est le « Magnificat » de la Vierge ; « sacrificium laudis ».

« La charité parfaite ». Le cœur purifié de tout autre attachement brûle de l’amour de Dieu et de tous les hommes. Depuis le premier mot du texte latin, « Perfectae caritatis », le thème de l’amour domine et commande tout le développement jusqu’à la conclusion (n. 25). La vocation religieuse est une vocation d’amour et à l’amour ; elle est un don de Dieu, puisque l’amour est de Dieu, l’amour est Dieu. L’amour nous ramène à Dieu après la coupure qu’a opérée le péché. C’est pourquoi de nombreux convertis envisagent la consécration totale à Dieu comme l’unique chemin s’ouvrant devant eux quand ils ont rencontré le Christ sur leur route.

« La divine vocation » (n. 25). Que de fois on a répété que la vie religieuse répondait à un appel de Dieu, était la mise en valeur d’un don reçu, ce qui est souvent rappelé d’ailleurs par Paul dans ses Épîtres à propos déjà de la vie chrétienne. Nous connaissons ces multiples et diverses vocations à travers toute l’histoire biblique, Ancien et Nouveau Testament. La consécration religieuse est la réponse mûrement réfléchie à un appel dont l’authenticité est reconnue. Dès lors, quelle confiance en la grâce de Dieu qui de son côté est fidèle et demeure sans cesse proche de celui qui veut répondre avec générosité et dans l’humilité ! La familiarité avec les psaumes, partie essentielle de notre office liturgique, doit nous maintenir dans cette confiance en un Dieu très bon qui garde, qui recherche celui qu’un jour il a choisi. La Bible n’est-elle pas l’histoire du salut ? La Constitution dogmatique sur la Révélation divine, Dei Verbum, ne déclare-t-elle pas dès le n. 2 : « Dans cette révélation, le Dieu invisible débordant d’amour s’adresse aux hommes comme à des amis et il s’entretient avec eux pour les inviter à entrer en communion avec lui et les introduire dans cette intimité » ? Et presque à la fin de ce même document, si important quand il s’agit de « la sainte Écriture dans la vie de l’Église », (n. 23), on recommande de scruter l’Écriture de sorte que « les serviteurs de la Parole de Dieu soient à même de fournir utilement au Peuple de Dieu l’aliment scripturaire qui éclaire les esprits, affermit les volontés et embrase d’amour de Dieu le cœur des hommes ». Et ne peut-on ici relire ces extraordinaires expressions des sentiments de Dieu transmis par Isaïe disant au peuple élu : « Moi, Yahvé, je t’ai appelé dans la justice, je t’ai pris par la main » (42,6), et plus loin : « Parce que tu comptes beaucoup à mes yeux, que tu as du prix et que moi je t’aime. Ne crains pas, car je suis avec toi » (43,4-5), et encore : « Moi, moi je suis Yahvé, il n’y a pas d’autre sauveur que moi » (43,11). C’est à un moment particulièrement tragique de son histoire, alors que depuis de longues décades il est exilé à Babylone, qu’Israël reçoit ces appels à la confiance. Le passé du peuple est un gage d’espérance : « Abraham l’ami de Dieu, Israël le serviteur de Dieu ; Jacob que j’ai choisi » (Is 41,8). Ainsi au moment de la tentation, à l’heure des ténèbres, le religieux pourra-t-il, lui aussi, chercher dans le passé des motifs d’espérer, il se rappellera qu’il a été « choisi », qu’il a bénéficié d’une « vocation divine ». Les dons de Dieu sont sans repentance.

Le Christ dira à ses apôtres : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi ; c’est moi qui vous ai choisis ». On discerne dès lors combien Dieu s’engage dans cette œuvre puisque c’est lui l’auteur de l’appel. Saint Augustin dira qu’il se fait notre débiteur. Il est le Père que l’on aime filialement, le Maître que l’on sert d’une façon exclusive et totale par un engagement libre et responsable : « Dieu seul », Celui qui doit être loué et glorifié par toute une vie de prière et de zèle apostolique.

Abbaye d’En Calcat, Juillet 1966

[1La nouvelle édition des Actes de Vatican II (Éditions du Cerf) donne une liste complète des citations bibliques des seize documents conciliaires.

[2Prologue. Traduction de la Règle par Dom Savaton, p. 15.

[3Passage repris par l’exhortation de Paul VI, du 16 mai 1966 (V. C., 1966, 228). – Cf. le Motu proprio d’exécution, du 6 août 1966, n. 16, § 1 (plus haut, p. 260).

[4On lira avec fruit sur ce thème le livre du R. P. Ranquet, O. P., Consécration religieuse et consécration baptismale.

[5On peut lire sur ce sujet l’étude pénétrante qu’a publiée L. Legrand, La virginité dans la Bible.

[6Laurentin, Bilan du Concile, p. 264.

[7Pour la méditation des textes bibliques sur ce sujet, on peut lire « Le mystère du Christ pauvre » du R. P. Lucien-Marie de Saint-Joseph, O. C. D ; en conclusion on trouvera une abondante bibliographie sur ce thème.

[8Dans Bilan du Concile, p. 264.

[9Dom Schulz, Suivre et imiter le Christ, d’après le N.T., Paris, Cerf.

[10Cf. Huguet, Unité de la vie spirituelle et de la vie apostolique d’après saint Paul.

[11Cf. Congar, O. P., Pour une Église, servante et pauvre, Paris, Cerf.

Mots-clés

Dans le même numéro