Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Virginité consacrée et statut de la femme

Françoise Mélard

N°2018-3 Juillet 2018

| P. 65-70 |

Chronique - À propos de... Chronique

Collaboratrice scientifique à l’Institut de recherche Religions, Spiritualités, Cultures, Sociétés (RSCS), Françoise Mélard, de l’Ordre des vierges, s’intéresse à cette vocation au prisme de l’histoire et du magistère ; sa recherche porte sur nos régions, depuis la Gaule du Nord, la Germanie, la Principauté de Liège, jusqu’à la Belgique actuelle. Elle nous présente sa lecture d’un ouvrage majeur dans le domaine.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

N. Denat, B. Michelena, O. Robert L’ordre des vierges. Une vocation ancienne et nouvelle, don du Seigneur à son Église

coll. Sagesse et Cultures, Paris, Parole et Silence, 2017, 15,2 x 23,5 cm, 466 p., 29 €

● Nicole Denat, Bernadette Michelena et Odile Robert ont fait paraître récemment une riche compilation d’articles parus entre 1993 et 2013 dans Christi Sponsa, revue propre aux vierges consacrées de France. Cette publication témoigne d’un retour qui pourra sembler étonnant : celui de la virginité religieuse. À bien observer, c’est le statut d’autonomie de la femme qui est en question dans la figure très précise canoniquement, des femmes relevant de « l’ordre des vierges consacrées » : comment au cours de l’histoire, la tradition chrétienne a-t-elle pu reconnaître des femmes souhaitant vivre à la fois dans le célibat et en dehors de la vie commune soumise à la clôture propre aux moniales ? Plutôt qu’un statut, même allégé, de soumission, c’est l’autonomie de la femme, acquise très tôt à travers cette figure, qui fait l’actualité étonnante d’une forme de vie toujours présente dans la tradition catholique, sous des formes régies désormais par le canon 604 du Code de droit canonique latin de 1983. Les vicissitudes ont toutefois été nombreuses au cours de l’histoire, et l’ouvrage permet d’en mesurer à fois les lignes de force et la complexité.

Les racines historiques sont lointaines. On peut sans doute admettre de longues discussions. À la différence des auteurs, nous retiendrions que l’origine des vierges se situe au Proche-Orient, de la Palestine à Babylone et dans le pourtour méditerranéen vers l’Éthiopie [1], au rythme des évangélisations. Cet engagement d’Église s’étend selon la progression de la romanité et du latin jusqu’à la Germanie, et l’actuelle « frontière linguistique » belge. Pour Colleen Maura Mac Grane, o.s.b., l’histoire des vierges, intimement liée à l’histoire de la clôture [2], suit les variations des formes de cette institution selon les régions [3].

Le référentiel aux Pères de l’Église est très court dans l’ouvrage. Des allusions auraient pu également être faites à saint Jérôme et ses écrits pour Paula et Eustochium (IVe s.), à saint Césaire d’Arles [4] (VIe s.), ou même à saint Benoît de Nursie (VIe s.) et sa sœur spirituelle Scholastique. Tertullien de Carthage admettait quant à lui l’existence de vierges dans sa région et leur indiquait le port facultatif du voile, la velatio, pendant le rite de consécration [5]. Il est également le premier auteur à introduire la notion de Sponsa Christi [6].

À l’autre bout de la ligne du temps, et en une dizaine de pages (p. 48-58), un texte de René Metz donne des indications historiques et canoniques sur une vocation spécifique de la virginité, remise en évidence dans la réception du concile Vatican II. En revanche, la rénovation du rite de consécration, demandée dans Sacrosanctum concilium, 80, ne vise que les moniales cloîtrées à vœux solennels. Il n’est nullement question de la conférer à des femmes vivant en plein monde. Les pères conciliaires avaient des difficultés à croire que la chasteté puisse être vécue « dans le siècle ». Dans l’Aula de la basilique Saint Pierre, Mgr Hoffmann, évêque de Djibouti, évoque les vierges antiques [7]. Mgr Gérard Huyghe, évêque d’Arras, fait part de son expérience [8] : il proteste contre l’erreur de penser que les conseils évangéliques ne concernent que les religieux. Dans ses notes personnelles, Mgr André-M. Charue, évêque de Namur, se pose explicitement la question de la remise « à l’honneur » des vierges antiques [9].

Le Rituel spécifique a été promulgué par le Cardinal Benno Gut, o.s.b. et par Mgr Annibal Bugnini, c.m. [10], antidaté au 31 mai 1970. Le rôle d’Adrien Nocent, o.s.b. est évident [11]. En latin, il n’y a qu’un seul Rituel de consécration ; la traduction en français a différencié d’une part les vierges vivant en plein monde, d’autre part les moniales admises à la consécration des vierges. E. Caparros confirme cette situation pour lui étonnante [12]. C’est que, au fil des siècles, il y a eu plusieurs Rituels, variables selon les régions et les époques. À la fin du VIIIe siècle, le Rituel romano-germanique, aussi appelé Dyonysio-Hadrianum, a été élaboré par Guillaume de Mayence, un bénédictin de Saint-Alban (p. 256), à la demande de Charlemagne, en cohésion avec le pape Hadrien I ; il fut en vigueur dans le Saint-Empire Germanique (donc, à Liège) [13]. Quelques siècles plus tard, le Rituel de Mende, formulé par Guillaume Durand (p. 256-257), est utilisé dans le sud de la France. Chaque région possède son histoire du rite et ses auteurs spirituels locaux, moines ou clercs, issus de Reims, de la Lorraine, de la Principauté de Liège. Les idées circulent via les routes de commerce et les voies romaines qui quadrillent nos régions.

Prière solennelle de la consécration des vierges

Seigneur notre Dieu, toi qui veux demeurer en l’homme, tu habites ceux qui te sont consacrés, tu aimes les cœurs libres et purs. Par Jésus-Christ ton Fils, lui par qui tout a été fait, tu renouvelles en tes enfants ton image déformée par le péché.
Tu veux non seulement les rendre à leur innocence première, mais encore les conduire jusqu’à l’expérience des biens du monde à venir ; et dès maintenant, tu les appelles à se tenir en ta présence comme les anges devant ta face.
Regarde, Seigneur, notre sœur N. : en réponse à ton appel, elle se donne toute entière à toi ; elle a remis entre tes mains sa décision de garder la chasteté et de se consacrer à toi pour toujours. [...] Sur tous les peuples, tu répands ta grâce, et de toutes les nations du monde tu te donnes des fils et des filles, plus nombreux que les étoiles dans le ciel, héritiers de la nouvelle Alliance, enfants nés de l’Esprit, et non pas de la chair et du sang.
Et parmi tous les dons ainsi répandus, il y a la grâce de la virginité : tu la réserves à qui tu veux.
C’est, en effet, ton Esprit Saint qui suscite au milieu de ton peuple des hommes et des femmes conscients de la grandeur et de la sainteté du mariage et capables pourtant de renoncer à cet état afin de s’attacher dès maintenant à la réalité qu’il préfigure : l’union du Christ et de l’Église.
[...] Accorde, Seigneur, ton soutien et ta protection à celle qui se tient devant toi, et qui attend de sa consécration un surcroît d’espérance et de force :
Que jamais l’esprit du mal, acharné à faire échec aux desseins les plus beaux, ne parvienne à ternir l’éclat de sa chasteté, ni de la priver de cette réserve qui doit être aussi la richesse de toute femme. Par la grâce de ton Esprit Saint, qu’il y ait toujours en elle prudence et simplicité, douceur et sagesse, gravité et délicatesse, réserve et liberté.
Qu’elle brûle de charité et n’aime rien en dehors de toi ; Qu’elle mérite toutes louanges sans jamais s’y complaire ; Qu’elle cherche à te rendre gloire, d’un cœur purifié, dans un corps sanctifié ;
Qu’elle te craigne avec amour et, par amour, qu’elle te serve. Et toi, Dieu toujours fidèle, sois sa fierté, sa joie et son amour ; Sois pour elle Consolation dans la peine, Lumière dans le doute, Recours dans l’injustice ;
Dans l’épreuve sois sa patience, dans la pauvreté, sa richesse, dans la privation, sa nourriture, dans la maladie, sa guérison. En toi, qu’elle possède tout, puisque c’est toi qu’elle préfère à tout.

Mais la fin du rite est manifeste dès le concile de Latran II (1139) (canon 26). Le concile de Latran IV (1215) et son canon 13 donnent encore un coup de frein à la consécration de vierges non cloîtrées. Après le concile de Trente, il n’y a plus de consécration de femmes vivant en plein monde jusqu’aux initiatives solitaires de liturgistes bénédictins et de quelques évêques d’Europe occidentale, au XIXe siècle. Le 25 mars 1927, le rite est à nouveau refusé aux femmes vivant en plein monde [14]. Plus encore, il sera suspendu pour les vierges cloîtrées jusqu’en 1950 (p. 226). À plusieurs reprises, montre bien l’ouvrage, la confusion entre vierges non cloîtrées et les vierges cloîtrées est évidente, surtout au Moyen-Âge. Il en est de même pour les références aux écrits spirituels.

Si l’évêque du lieu est aujourd’hui le consécrateur de toute vierge (c. 1169), la vierge vivant en plein monde ne fait pas partie de la hiérarchie (c. 207), elle ne dépend pas de l’évêque (c. 678) mais celui-ci est garant de sa fidélité (c. 586 ; 594 ; 813 ; PC 35). En effet, de droit pontifical, l’Ordo Virginum est rattaché au Saint-Siège. Il est clair que par ses actes et ses paroles, la vie de la vierge est une sequela Christi (c. 725).

Ce riche ouvrage constitue une somme sur la figure de la virginité consacrée et le statut multiple de la femme dans l’Église catholique. Il appelle souvent à la discussion tant les enjeux de cette forme de vie demeurent sous tension, aujourd’hui comme au cours de l’histoire.

On regrettera sans doute quelque peu l’absence de mise à jour montrant l’évolution de la recherche en France et à l’étranger depuis 2013. D’autant que l’ouvrage montre combien plusieurs consacrées – en Espagne (p. 345-347), aux États-Unis (p. 302-306), au Québec (p. 217-225 ; 276-280), dans d’autres pays – poursuivent leur quête pour une meilleure compréhension de cette vocation ancienne, aujourd’hui renouvelée par l’Église et ses membres. Le Congrès de clôture de l’Année de la vie consacrée (Rome, 2016) le confirmait également.

[1Cf. Hiéromoine Elisée, Le monachisme d’Orient, Figures, doctrines, lieux, histoire, Paris, Cerf, 2017.

[2C. M. Mac Grane, « The Rule of Virgins : The Evolution of Enclosure », dans The American Benedictine Review 59-4 (2008), p. 397.

[3M. Dortel-Claudot, « Ascètes et vierges des premiers siècles », dans Vie consacrée 3 (1976), p. 142-150.

[4C. Vogel, Saint Césaire d’Arles, Paris, Bloud et Gay, 1964, p. 41.

[5Tertullien, Exhortation à la chasteté, coll. Sources chrétiennes 319, Paris, Cerf, 1985.

[6P. Adnes, « Le mariage spirituel. Tradition ancienne », dans Dictionnaire de spiritualité, t. X, Paris, Beauchesne, 1980, col. 393-407.

[7M.-J. Schoenmakers, Genèse du chapitre VI « De Religiosis » de la constitution dogmatique sur l’Église « Lumen Gentium », Rome, Gregorian University Press, 1983, p. 9.

[8A. Wenger, Vatican II. Chronique de la 2e session, Paris, Centurion, 1964, p. 119.

[9L. Declerck, C. Soetens, « Carnets conciliaires de l’évêque de Namur A.-M. Charue », dans Cahiers de la Revue Théologique de Louvain 32 (2000), p. 135-136, ici p. 141.

[10Acta Apostolicae Sedis (1970), p. 553.

[11A. Nocent, La consécration des vierges, dans A. G. Martimort, L’Église en prière. Introduction à la liturgie, Paris, Desclée, 1965, p. 628 ; 658.

[12E. Caparos, M. Theriault, J. Thorn, Code de droit canonique, Wilson et Lafleur Ltd, 1990, p. 376.

[13J. Gaudemet, Les sources du droit canonique, VIIIe-XXe siècle. Repères canoniques, Sources occidentales, coll. Droit canonique, Paris, Cerf, 1993, p. 26.

[14M.-A. Trapet, Pour l’avenir des nouvelles communautés dans l’Église, Paris, DDB, 1987, p. 100.

Mots-clés

Dans le même numéro