Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Point de vue anthropologique sur la consécration

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°2018-2 Avril 2018

| P. 27-38 |

Orientation

Un Séminaire de recherche sur « la consécration par les conseils évangéliques » vient de se tenir à Rome sous les auspices de la CIVCSVA. Sœur Noëlle Hausman, s.c.m., directrice de notre revue, a pu y développer l’intervention que l’on va lire. Un Colloque international reprendra le même thème sous ses divers aspects, du 4 au 6 mai prochains.

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On peut aborder la question de la consécration propre à la vie consacrée sous bien des aspects : bibliques, canoniques, liturgiques, historiques ou encore, proprement théologiques ; dans ce dernier cas, il faut sans doute commencer par l’anthropologie chrétienne, avant même de traiter du charisme, du rapport aux autres consécrations, ou du sens ecclésiologique de la vie consacrée.

Rappelons que, depuis le concile Vatican II et ses Décrets d’application, le texte magistériel le plus autorisé demeure l’exhortation apostolique Vita consecrata de 1996, issue du Synode général de 1994 ; il a apporté des avancées décisives sur quelques points désormais acquis : ce que la consécration vécue dans la vie consacrée a de spécifique en regard de la consécration baptismale, le caractère fondamental des trois vocations ecclésiales « paradigmatiques », la pratique de la chasteté vouée à Dieu seul comme porte d’entrée de la vie consacrée ; et surtout, l’exhortation nous a offert l’icône de la Transfiguration comme lieu théologique premier d’une vie aussi inutile et précieuse que le parfum de Béthanie. J’y reviendrai au passage. Je n’oublie pas, cependant, les pages que le Catéchisme de l’Église catholique de 1992 a dédiées à « la vie consacrée par la profession des conseils évangéliques » (§§ 915-945), selon la formule précise de Perfectae caritatis 1 (vitae per consiliorum professionem consecratae) qu’on espère maintenant totalement reçue.

Considérant donc les choses du point de vue de l’anthropologie théologique, je commencerai par évoquer la situation actuelle de l’homme et de la femme ; il faudra dire un mot de la théorie du « gender » et de ce qu’elle implique ; puis je reviendrai sur la vie consacrée comme vie baptismale avant de présenter, dans une perspective anthropologique renouvelée, ces conseils évangéliques que Vita consecrata décrit à la lumière de la vie trinitaire, mais aussi en tant que réponses communautaires aux défis du monde contemporain – un point sur lequel les théologiens pourraient être plus assertifs, dans les temps à venir.

L’homme et la femme aujourd’hui

Un lieu crucial pour la survie de notre culture est le choix que chacun peut et doit faire de sa propre identité sexuelle. Au moment précis où les femmes ressemblent de plus en plus aux hommes, et, comme par contrecoup, les hommes aux femmes, on peut se demander si les dynamismes narcissiques, homosexuels, infantiles, de la toute-puissance qu’il faut ravir à l’autre (je parle en tant que femme) n’ont pas également investi la vie consacrée et sacerdotale, sous bien des aspects. De ce point de vue, parmi les problèmes les plus difficiles pour l’Église, il n’y a pas seulement la question du rôle des femmes, mais aussi celle de la place encore laissée aux hommes dans tous les espaces de la vie publique, ecclésiale ou familiale [1].

La situation générale, à ce niveau, semble celle d’un refus de la paternité, par les femmes en premier lieu [2]. La question de la femme (dans l’Église et dans la société) est en effet d’abord une question posée par l’homme qui ne reconnaît plus « l’os de ses os et la chair de sa chair » (Gn 2,23) [3]. En adoptant quasi littéralement le modèle masculin d’éducation, de vie professionnelle et affective, voire d’habillement, la femme a certes obtenu, dans les pays les plus développés, une égalité de droit, sinon de fait, par rapport aux hommes de son âge et de son milieu. Mais elle a aussi accepté que son identité profonde et sa différence d’avec l’homme soient pour ainsi dire effacées, et reportées vers l’arrière (ma mère et ma grand-mère ont pu ce que je ne veux plus) ou vers l’avant (quand je serai disponible, je pourrai...) de sa propre histoire féminine.

Pour être comme l’homme, la femme impose ainsi à l’homme d’être moins que lui-même. Et l’homme, par une sorte d’affection à rebours, donne à la femme d’accéder avec lui au monde narcissique où chacun rend l’autre infécond, à force de lui ressembler. Aujourd’hui, on risque de voir l’homme et la femme s’engloutir l’un par l’autre, au nom de l’égalité des rôles et des fonctions, notamment sexuelles. Un vertige que le génie médical entretient, en particulier par ses audaces en bioéthique, mais que le démographe dénonce, parce qu’il est suicidaire en termes de civilisation.

Or, c’est à la femme de donner l’homme à lui-même en le rendant époux et père, et c’est à l’homme de donner la femme à elle-même, dans l’amour et la maternité. Ces simples vérités résonnent dans toute la Bible. Quand l’homme ne peut plus être père, parce que la femme ne veut plus être mère, c’est la paternité même de Dieu qui se trouve refusée et, avec elle, l’union indissoluble de l’homme et de la femme, dans le respect et dans l’amour. Notre civilisation est sans père ni mère parce qu’elle est sans Dieu – un athéisme pratique, qui semble en possession tranquille, et que redouble encore la théorie du gender. Bien que n’étant pas du tout spécialiste de la question, je ne peux cependant manquer de l’évoquer, dans une contribution qui s’intéresse à l’anthropologie de la vie consacrée.

« Faire son gender » ou s’engager dans l’incarnation ?

Inspirée de Judith Butler, qui a beaucoup évolué dans sa pensée, la théorie du genre peut être présentée sous la forme de thèses que je résume de la manière suivante [4] :

  • Le genre d’un être humain est distinct de son sexe ; le sexe est dicté par la biologie et la physiologie, le genre est de l’ordre de la culture aussi bien que de la construction psychique.
  • Le genre est construit, il se fait à travers des actes, il n’a pas d’essence propre, ni masculine, ni féminine.
  • Le moi qui a choisi son genre, le « moi genré » n’existe pas de façon stable (le gender est fluide), il incarne (embodiment) les possibilités d’un sujet qui devient objet de son acte.
  • L’attirance pour le sexe opposé est une conjonction de constructions culturelles, gouvernées par des conventions sociales qui ont pour but la régulation de la reproduction (laquelle est une construction seconde par rapport à la nostalgie de la fusion à l’égard du parent de même sexe).
  • Le système binaire du gender est donc une pure construction historique ; pour mettre fin à l’oppression des rôles prédéterminés, il faut s’adapter à une autre vision du monde où les actes, le corps visible et ses attributs corporels n’expriment rien d’une identité profonde présupposée préexistante.
  • Bref, le gender est un acte performatif, qui réalise et constitue son objet, le genre, et son agent, le moi genré.

Pour ce que j’en comprends, nous revoici dans la ligne de Nietzsche, avec le vouloir de puissance [5], la transvaluation de toutes les valeurs, l’éternel retour du semblable (« Encore une fois, recommençons [6] ») et le refus d’entendre la contingence corporelle comme lieu d’une béatitude reçue de plus loin que soi. L’Esprit absolu d’Hegel plane sur le concept [7]... Rien de plus opposé à la théologie de la création dans l’alliance, à la christologie de la rédemption, au réalisme eucharistique, à la forme ecclésiologique de toute vocation.

Car, revenons-y, la communauté ecclésiale doit percevoir la réciprocité des relations homme-femme pour honorer sa responsabilité dans le monde de ce temps. « L’unité des deux » dont le pape Jean-Paul II [8] a fait le leitmotiv de Mulieritatis dignitatem reste l’horizon. Mais comment cela se ferait-il, si chacune des vocations ecclésiales cherchait à s’approprier ce qui fait la spécificité des autres, ou, à l’inverse, leur abandonnait sa propre élection ? Promouvoir l’union dans la distinction de l’homme et de la femme, c’est, pour l’Église, se faire elle aussi heureuse de sa propre constitution, tout ensemble hiérarchique et charismatique ; et pour la vie consacrée, c’est demeurer ferme dans une vocation qui exprime d’une manière particulière (peculiari modo, disait LG 44 cf. 45), la réalité baptismale [9].

Vie consacrée et vocation baptismale

La « vie consacrée par la profession des conseils évangéliques » correspond donc à un approfondissement « unique et fécond » de la consécration baptismale (VC 30). Mais l’entendre comme une « consécration plus intime » que celle du baptême (Lumen gentium, 44) ne suffirait pas à répondre aux objections de Luther sur les vœux monastiques [10], qui persistent encore dans nos milieux ecclésiaux aujourd’hui. Le rapport de la vie consacrée aux autres sacrements, ceux de l’initiation chrétienne d’abord, doit être mieux réfléchi ; selon les rituels anciens, elle est aussi nouvelle onction et plus profonde communion. Mais elle a également un lien avec chacun des autres sacrements du septénaire, en tant que signe de la fécondité du mariage et de l’ordre, réconciliation offerte, thérapie divine du corps et de l’âme.

Fruit des sacrements, la vie consacrée est bien à entendre comme un sacramental, c’est-à-dire qu’elle relève dans l’Église non pas de l’acte salvateur du Christ, mais de la réponse d’amour de l’Épouse à son Seigneur. Cette situation peut rendre compte du fait que l’Église soit à même de dispenser des vœux, alors qu’elle ne peut rien sur un sacrement validement conféré. Cependant, la vie consacrée est d’abord à rapporter à l’Évangile, aux béatitudes comme aux conseils. Si la vie consacrée n’a pas le monopole de la pratique des conseils évangéliques (car tous les chrétiens sont tenus aux commandements, et tous ont à entendre les conseils multiples du Seigneur, cf. Lumen gentium, chap. 5), la vie consacrée se spécifie par la profession liturgique et quotidienne de ces conseils, et dans tous les cas, de celui de chasteté. Ce point distingue le plus adéquatement l’état de mariage de l’état de vie consacrée. À cet égard, il faut entendre la vie consacrée – la tradition (avec Antoine et François notamment) l’indique plus évidemment que les exégètes – comme une interprétation vive et une lecture vraiment spirituelle des paroles du Seigneur dans l’Évangile, transmises dans le conseil de Paul (1 Co 7), la pratique des Actes des Apôtres (les premières vierges chrétiennes) et l’enseignement des Pères apostoliques.

De manière plus précise encore, la vie consacrée fait tout ensemble mémoire du temps qui vient (la résurrection de la chair, cf. Ap 14,4) et de la forme de vie humble, chaste et livrée que le Christ a choisie pour lui-même et que la Vierge sa Mère embrassa (LG 46). Sa prééminence sur l’état de mariage, qu’il faut tenir depuis le Concile de Trente, que Vatican II a totalement assumée (dans ses locutions « davantage », « de plus près », « plus intimement »...) et que Vita consecrata a reformulée non pas sous la forme d’une supériorité relative, mais en mode « d’excellence objective » (VC 18, 32, 105), lui vient de cette proximité avec l’origine et avec la fin. La vie consacrée en effet ne prend pas son départ dans la création (comme le mariage), mais elle nous vient de la rédemption et n’attend pas un autre avènement que celui qui s’opère aujourd’hui, mettant sa joie dans la victoire déjà acquise au prix du sang de l’Agneau. Cet enracinement dans la mémoire éternelle qu’a Dieu de notre histoire contingente constitue et mesure son être prophétique, qui revient à révéler dans la chair humaine la proximité définitive de Dieu.

Approfondissement du baptême et fruit des sacrements, profession des conseils évangéliques en mémoire du Seigneur qui vient, la vie consacrée montre dans l’Église la beauté d’un appel et d’une réponse où brille à jamais la joie de Dieu. Le caractère sponsal du baptême, la lecture de l’Écriture dans la tradition, l’humble manifestation de l’incarnation divine, suffisent à décrire une vocation traversée par la puissance de l’Esprit. Charismatique, la vie consacrée l’est par nature. Les ministères peuvent lui advenir, mais c’est par surcroît.

Le combat spirituel d’une « existence transfigurée »

Si l’on veut s’en tenir à notre veine anthropologique, il faut reprendre à neuf l’enseignement de Vita consecrata. Il y a d’abord et avant tout cette icône de la Transfiguration, proposée comme lieu scripturaire fondamental. C’est là un lieu théologique symbolique (une sorte d’histoire hors de l’histoire, comme l’est le récit des tentations qui structure l’évangile de Luc), propre à éclairer la nature même d’une vocation où l’expérience de la joie est plus profonde que celle de l’épreuve. Dans la vie consacrée donc se trouve au principe [11] une expérience de la splendeur divine qui permet, ensuite et par surcroît, de traverser l’épreuve de l’agonie et la déréliction de la mort : ne peut suivre le Christ dans de telles traversées que la personne qui a déjà reconnu l’invincibilité du plus vulnérable des amours.

L’engagement des consacrés à la suite du Christ chaste, pauvre et obéissant se caractérise certes comme un combat spirituel, depuis que la tradition de l’Église a vu dans les trois tentations de Jésus au désert, ou les trois concupiscences dont parle la première lettre de saint Jean (1 Jn 2,16), l’épreuve où la totalité de l’existence humaine (donc, tous les points cardinaux de l’anthropologie : le rapport au monde, à l’autre, à soi-même, à Dieu) se trouve convertie par la puissance de l’Amour. Ainsi, lorsqu’ils font vœu de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, les religieux s’engagent, dit Lumen gentium, à « professer les conseils évangéliques » comme un état de vie signifiant pour tous les hommes (LG 39, 42, 43).

Mais peut-être les consacrés sont-ils trop habitués à considérer le témoignage comme une charge, la mission comme un projet, la communion comme une affaire privée, et la profession des conseils comme un engagement tout personnel. Or, les conseils ont d’abord, comme les autres aspects de la vie consacrée (quelle qu’en soit la forme), une dimension ecclésiale, puisque, par là, l’Église continue d’indiquer au monde les chemins de sa transfiguration ; celle-ci passe, aujourd’hui surtout, par la profession de foi [12].

Dans les premiers numéros de Vita consecrata, c’est-à-dire dans la partie intitulée « À la gloire de la Trinité » (VC 20-22), l’exhortation offre une vue des conseils évangéliques considérés en tant que dons de la Sainte Trinité ; c’est dire que la Trinité leur confère leur sens profond. Le texte en fait la démonstration pour la chasteté, image de l’amour infini qui unit les trois Personnes divines, pour la pauvreté, expression du don de soi qu’elles se font mutuellement, et pour l’obéissance, reflet dans l’histoire de leur correspondance dans l’amour [13].

Certains trouveront insolite ce type d’évocation. Pourtant, elle est développée avec ampleur dans la Troisième partie (Servitium caritatis), qui déploie l’aspect non seulement personnel, mais communautaire de chacune des réponses qu’apportent les trois conseils aux « provocations » de notre culture : l’amour humain des consacrés trouve son appui dans la contemplation de l’amour trinitaire (VC 88), la pauvreté évangélique engagée rend témoignage à Dieu qui est la véritable richesse du cœur humain (VC 89-90), l’exercice de l’obéissance et celui de l’autorité donnent un signe lumineux de la paternité unique qui vient de Dieu, de la fraternité née de l’Esprit, de la liberté intérieure qui assure, à la suite du Christ, dans sa mission (VC 91-92).

Ainsi, aucun des conseils n’est « approprié » à une personne divine, mais la vie divine elle-même est proposée comme la mesure des comportements fonciers (représentés par les trois conseils) de l’existence humaine. Il me paraît qu’il y a là un souffle vraiment nouveau. Concevoir la chasteté comme un amour infini, la pauvreté à partir du don qu’est Dieu pour lui-même, l’obéissance comme une correspondance mutuelle nous est-il si familier ? On dépasse ici le « christomonisme » habituel de nos descriptions des trois vœux et cela permet sans aucun doute de situer la vie consacrée non seulement comme une vie dans l’Esprit, mais comme un paradigme de l’existence chrétienne.

Restons un instant sur l’image finale de la même exhortation, qui identifie la vie consacrée au geste de Marie de Béthanie (Jn 12,3). Jésus comprend ce « langage » et il y répond non seulement en enjoignant à Judas « laisse-la faire ! », mais en y reconnaissant la surabondance de sa propre gratuité. Ainsi, à rebours d’une doctrine simpliste de la vocation (Dieu appelle, je réponds), une femme précède par son amour l’« inutile effusion » vers laquelle va Jésus, répondant d’avance au don du Seigneur qu’elle a pressenti. La discussion stérile (qui a rempli durant plusieurs années les pages de bien des revues) au sujet du fait de savoir si c’est Dieu qui consacre ou la personne qui se consacre trouve ici encore son meilleur aboutissement [14].

Déjà, en situant la profession des conseils évangéliques au cours de la célébration eucharistique (Sacrosanctum concilium 80), le Concile Vatican II avait indiqué comment la liturgie représente pour la théologie de la vie consacrée aussi bien que pour son droit, l’ultime source. Dans l’acte pascal du Christ, qui s’étend du commencement à la fin de nos temps humains, se trouvent inscrits tous les engagements par lesquels nous passons de la mort à la vie, du baptême au martyre, puis aux diverses figures de la vie chrétienne. Or, toutes ces histoires singulières se rapportent aux choix de vie que Vita consecrata reconnaît comme « paradigmatiques » de la vocation chrétienne – la vie laïque, le ministère ordonné et la vie consacrée (VC 31) : « toutes les vocations particulières, d’une manière ou d’une autre, les rappellent ou s’y rattachent, prises séparément ou conjointement, selon la richesse du don de Dieu ». Mais le propre de la vie consacrée est de témoigner que cette gratuité est surabondante, selon les termes de la même exhortation, qui précise, en finale : « pour la personne captivée dans le secret de son cœur par la beauté et la bonté du Seigneur, ce qui peut paraître un gaspillage aux yeux des hommes est une réponse d’amour évidente » (VC 104).

A-t-on assez remarqué que le concile Vatican II réfère l’état religieux aussi bien que l’état conjugal au texte d’Éphésiens 5 qui décrit le « grand mystère » de l’union du Christ avec l’Église ? Lumen gentium, qui opère cette conjonction [15], va plus loin encore, puisque les veuves et les célibataires (innuptis, « non mariés », hapax conciliaire, en LG 41) sont rapportés eux aussi, « d’une certaine manière » (simile exemplum alio modo) à cet Amour livré. Par ailleurs, la constitution dogmatique accorde les diacres au service du même mystère (LG 41), tandis que le décret sur le ministère et la vie des prêtres Presbyterorum ordinis voit dans le célibat sacerdotal une évocation des noces « mystérieuses » (arcanum) voulues par Dieu et qui manifesteront pleinement dans le temps à venir que l’Église a le Christ pour unique Époux (PO 16). Les verbes utilisés ont toute leur importance : le mariage « signifie » ce mystère « en y participant » (LG 11), les vœux religieux « représentent » le Christ uni à l’Église (LG 44), les prêtres « évoquent (par leur célibat) les noces mystérieuses voulues par Dieu qui se manifesteront pleinement aux temps à venir » (PO 16).

La profession des trois conseils, une « thérapie spirituelle pour l’humanité »

Quand donc Vita consecrata 87 entend « la profonde signification anthropologique » des trois conseils évangéliques non comme un appauvrissement de valeurs authentiquement humaines, mais comme leur transfiguration, elle signifie que « les conseils évangéliques ne doivent pas être considérés comme une négation des valeurs inhérentes à la sexualité, au désir légitime de posséder et de décider de sa vie de manière indépendante » car « ces inclinations, dans la mesure où elles sont fondées dans la nature, sont bonnes en elles-mêmes », même si elles peuvent être mises en œuvre sous le mode de la transgression. Ainsi,

La profession de chasteté, de pauvreté et d’obéissance devient un avertissement afin que ne soient pas sous-estimées les blessures provoquées par le péché originel, et, tout en affirmant la valeur des biens créés, elle les relativise en montrant que Dieu est le bien absolu. Ainsi, tandis qu’ils cherchent à acquérir la sainteté pour eux-mêmes, ceux qui suivent les conseils évangéliques proposent pour ainsi dire, une « thérapie spirituelle » à l’humanité, puisqu’ils refusent d’idolâtrer la création et rendent visible en quelque manière le Dieu vivant. La vie consacrée, surtout pendant les périodes difficiles, est une bénédiction pour la vie humaine et pour la vie de l’Église elle-même.

Relativiser la valeur des biens créés, c’est les mettre en relation avec le Bien absolu. Le fait de suivre leur appel spécifique à la sainteté habilite les consacrés à proposer une « thérapie spirituelle » à l’homme d’aujourd’hui, c’est-à-dire à mettre en œuvre, dans la mesure de leur « existence transfigurée », un processus qui respecte, soulage, guérit l’humanité de l’homme : parce qu’eux-mêmes se détournent des idoles, ils peuvent rendre visible en ce monde la prévenance du Dieu vivant. Voilà une bénédiction pour la vie des hommes et la vie de l’Église, qui pourrait bien être particulièrement attendue par ces temps difficiles.

[1Voir A. de Palmaert, Le sexe ignoré : la condition masculine dans l’Église, collectif Pascal Thomas, Paris, DDB, 1994.

[2Cf. N. Hausman, Où va la vie consacrée ? Essai sur son avenir en Occident, Bruxelles, Lessius, 2004, p. 125-128.

[3On devrait évoquer les quatre lieux scripturaires que K. Barth, dans La dogmatique ecclésiastique, jugeait fondateurs de l’anthropologie biblique en ce qui concerne l’homme et la femme : Genèse 1 et 2, puis le Cantique des Cantiques ; il y ajoutait le chapitre 11 de la Première aux Corinthiens et le chapitre 5 de la Lettre aux Éphésiens. C’est en effet dans le corpus paulinien, si on sait le lire, que l’on trouve la théologie de l’achèvement de l’alliance que les débuts du Pentateuque et la Sagesse de Salomon ont prophétiquement célébrée dans l’amour humain.

[4Il s’agit de notions glanées dans un article ancien (publié deux ans avant Gender Trouble, Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, 1990) « Performative Acts and Gender Constitution : An Essay in Phenomenology and Feminist Theory », Theatre Journal 40 (1988), p. 519-531, auxquelles ont été ajoutées quelques précisions plus récentes.

[5« L’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde veut gagner son propre monde », Ainsi parlait Zarathoustra (1884), Des trois métamorphoses, in fine.

[6Ibid., « De la vision et de l’énigme ».

[7Voir, pour une analyse sérieuse : B. Carniaux, « Judith Butler et l’identité : une accumulation de pertes », AIEMPR (Association internationale d’études médico-psychologiques et religieuses), intervention au XIXe Congrès international d’Assise, juillet 2013.

[8Parlant de la vocation de la femme, Jean-Paul II dit, dans Mulieris dignitatem, « à la femme a été confié l’homme » ; et il écrit aussi qu’à l’homme est confiée la femme, ainsi que le fait remarquer A.-M. Pelletier, dans son ouvrage Le Christianisme et les femmes. Vingt siècles d’histoire, coll. Histoire du christianisme, Paris, Cerf, 2001.

[9« Par la consécration plus intime faite à Dieu dans l’Église, elle [la vie religieuse] manifeste aussi avec éclat et fait comprendre la nature intime de la vocation chrétienne », Ad gentes 18, renvoyant à LG 44.

[10Voir « Le jugement de Luther sur les vœux monastiques », traduction R. H. Esnault, in Martin Luther, Œuvres complètes, t. III, Genève, Labor et Fides, 1963 ; la critique de sa critique forme le cœur de notre ouvrage Où va la vie consacrée..., op. cit.

[11Que celui-ci soit conscient dès le commencement ou apparaisse seulement plus tard.

[12Mais croyons-nous vraiment que l’amour de Dieu peut, en ce monde, suffire au cœur humain, au point qu’à partir de ce poids (pondus meum, amor meus, disait Augustin, Confessions, XIII, 9, 19) s’ordonnent toutes ses affections, ses engagements et sa liberté même ?

[13La Trinité y est également donnée comme la source et le modèle de la vie fraternelle, mais c’est là une pensée plus courante (cf. le document sur La vie fraternelle en communauté, Congregavit nos in unum Christi amor, 2 février 1994).

[14Voir une conclusion similaire, à partir d’arguments ecclésiologiques tout différents, chez D. Nothomb, « La mission sacerdotale de la vie consacrée », Vie Consacrée 68 (1996), p. 26.

[15Pour le mariage, voir LG 11 et 41 ; cf. aussi GS 48 et 49 ; OT 10 ; AA 11 ; pour la vie religieuse, voir LG 44 ; cf. aussi PC 12, etc.

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