Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La BD chrétienne

Roland Francart, s.j.

N°2018-1 Janvier 2018

| P. 69-80 |

Sur un autre ton

Roland Francart, frère jésuite belge, a fondé en 1985 le Centre Religieux d’Information et d’Analyse de la Bande Dessinée (CRIABD) et le premier prix de BD chrétienne (prix Coccinelle). Directeur du CRIABD, président du prix européen Gabriel de la BD chrétienne, il a publié 40 numéros de la revue Coccinelle et 80 de la revue Gabriel. Considéré internationalement comme le meilleur expert en BD chrétienne, il nous partage ici des extraits de son livre à paraître, La BD chrétienne.

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La bande dessinée chrétienne ? C’est la petite sœur de la bande dessinée classique – dite BD – appelée aussi « 9e art » [1]. La BD chrétienne n’existe que depuis 1941, et elle est plus discrète que Tintin, Astérix ou Titeuf. Dans le monde francophone de l’édition, elle est forte de 70.000 pages réparties en près de 1.500 albums, dont plusieurs dépassent le tirage de 20.000 exemplaires, quelques-uns de 100.000. Elle a rassemblé plus de 500 dessinateurs travaillant pour une centaine d’éditeurs d’au moins quinze pays différents. On la recense en plus de cent langues, traductions de BD américaines, japonaises, italiennes, danoises, belges ou françaises, ou production locale en croissance.

Langage d’aujourd’hui, autant que le cinéma ou la télévision avec qui la BD a des points communs, plus souples et moins coûteux que d’autres médias, les albums des héros de papier, s’ils sont de l’Ancien ou du Nouveau Testament, s’ils sont des témoins de la vie chrétienne depuis deux mille ans, participent de manière efficace à la nouvelle évangélisation, dès avant l’âge de sept ans et certainement encore après soixante-dix-sept printemps, pour toutes les classes sociales et toutes les cultures. La BD chrétienne a même sa place davantage dans le kérygme, c’est-à-dire la proclamation de Jésus Sauveur, que dans la catéchèse que l’on peut définir comme un enseignement progressif de la foi. Dans les grandes surfaces ou dans la diffusion par correspondance, les seuls livres de spiritualité que l’on peut trouver sont les best-sellers de quelques stars de l’Église... et l’une ou l’autre BD chrétienne, à côté de nombreux ouvrages ésotériques !

Pour annoncer Jésus Christ en dehors des églises, à la périphérie comme dirait le pape François, et y intéresser une grande masse indifférente, capter l’attention des jeunes, faire connaître en peu de temps et d’une manière ludique un apôtre qui sera déclaré saint ou une vie consacrée à la justice et à l’amour des autres, pourquoi ne pas recourir à la BD ? Sans connexion, sans précepteur, même sans contrainte, laissons des BD à la portée des enfants, des jeunes et des adultes : elles se consomment facilement et rapidement et produisent des fruits. Ayant rejoint Don Bosco dont il a dessiné l’épopée au début de la deuxième guerre mondiale, le grand Jijé sait, de là-haut, combien de jeunes auront été appelés à une vie religieuse ou sacerdotale après une lecture passionnante de cases colorées...

La BD est-elle réductrice ? Oui si l’on s’en tient au texte seul des bulles. Mais son langage est d’abord graphique et il interpellera la mémoire visuelle. Peut-être l’album donnera-t-il le goût d’aller plus loin ? La BD est un excellent guide qui peut ouvrir des horizons dès le plus jeune âge. Laissons le cardinal Danneels, ancien primat de Belgique, conclure sur ce sujet :

J’appartiens à une génération pour qui les mots avaient plus de valeur que les images. Quand je vois pourtant l’impact que la bande dessinée a aujourd’hui sur le cœur et l’imagination des enfants et des adolescents, je me dis qu’il serait urgent que l’Église en prenne sérieusement conscience.

Vous avez dit chrétienne ?

Si le terme de « BD religieuse » embrasse toutes Ies BD sur l’histoire des religions, leurs héros ou hérauts et leurs livres sacrés, nous ne définirons comme « BD chrétienne » que ce qui est commun aux catholiques, anglicans, protestants et orthodoxes, en fait de Bible, d’histoire ou de fiction, dans un sens éducatif bien évidemment, opposé au genre satirique, ésotérique ou fantastique.

La première partie de la Bible, l’Ancien Testament, est commune aussi aux juifs et aux musulmans : toutes les BD bibliques peuvent donc aussi être considérées comme des BD chrétiennes. La seconde partie, le Nouveau Testament, se divise principalement en évangiles et actes des apôtres. Il est propre aux chrétiens. Un artiste peut également avoir la liberté d’imaginer sa propre interprétation des Écritures. Ne seront donc considérés comme BD chrétiennes que les albums approuvés par des jurys chrétiens.

Le genre historique comprend d’abord des BD consacrées à des personnages d’Église, historiques ou toujours vivants, des chercheurs de Dieu, mais toujours dans un but d’évangélisation : c’est pourquoi une Thérèse d’Avila de Claire Bretécher, une Jehanne d’Arc de F’Murr, de Pleyers ou plus récemment de Paul Gillon, malgré leur thème, ne seront pas retenues comme BD chrétiennes. On classera en BD religieuses les vies de Gandhi, Mahomet, Bouddha, etc. Des BD chrétiennes traitent aussi de l’histoire d’un diocèse, d’une cathédrale, d’une apparition mariale.

Enfin, certaines BD d’aventures seront animées d’un esprit chrétien explicite, dépassant les simples valeurs humaines assez abondantes dans les BD pour les jeunes. Par exemple, une histoire où intervient un prêtre comme personnage secondaire, ou encore un groupe de jeunes qui se définissent comme chrétiens, et que l’on voit de fait prier et agir selon l’Évangile. C’est la référence explicite à l’Évangile qui déterminera la place de cet album en BD chrétienne de fiction, comme, par exemple, Menaces sur les Maurières de Jefko, Blanc Casque de Jijé, Le joueur de flûte de Béatrice Beaumarais, Les aventures de Loupio et Jeannette et Jojo de Jean-François Kieffer ou tout récemment Un bruit étrange et beau de Zep.

La BD chrétienne non francophone

Avec ses 1.200 albums, sans compter les 99 de la collection « Belles histoires et belles vies », la BD chrétienne francophone semble être la plus riche, et elle s’exporte largement en traductions diverses. Il est vrai que le phénomène de la BD est reconnu ouvertement par le public européen francophone, belge, français et suisse romand, et moins apprécié dans les autres pays. Ceux-ci ont cependant créé une BD chrétienne propre, spécialement en Espagne avec José-Luis Cortès et en Italie avec Dino Battaglia, également en Croatie ou en Pologne, mais elle a rarement été traduite en français. Aussi étonnant que cela puisse paraître, un éditeur de Strasbourg, les Éditions du Signe, produit de la BD chrétienne dessinée par des Français mais qui ne paraît pas nécessairement dans la langue de Voltaire : certaines biographies existent seulement en allemand, en espagnol ou en anglais. Les Éditions du Rameau et Fleurus-Mame ont, elles aussi, largement traduit leurs BD. La Bible de Larousse a été traduite en japonais, mais c’est la Bible du père Pierre Thivollier qui semble avoir fait l’objet du plus grand nombre de traductions. Enfin, on trouve des BD des Éditions Bayard en allemand, en italien et en chinois (à Hong-Kong).

La situation actuelle

La presse chrétienne a permis l’éclosion de la BD et a multiplié des BD chrétiennes encore largement inédites en albums. Elle ne joue plus ce rôle actuellement, sauf exceptions, se contentant le plus souvent de prépublier ou de postpublier des BD à valeurs humaines, bien que le discernement soit difficile en la matière et qu’on n’échappe pas facilement aux influences du Nouvel Âge ou de l’ésotérisme. La presse chrétienne ne fait pas suffisamment écho aux albums récents de BD chrétienne, que ce soit dans les émissions religieuses de la télévision ou de la radio, dans les revues et quotidiens, dans les journaux paroissiaux ou d’associations.

Les libraires religieux sont très méritants dans leur apostolat difficile qui ne concerne qu’un trop petit nombre de chrétiens. Il n’est pas étonnant dès lors de constater qu’ils ne reçoivent en office qu’un nombre dérisoire de BD chrétiennes, puisque le public est peu nombreux et pas assez informé. Pourtant, dans certaines librairies des grandes villes, on trouve un espace réservé à la BD chrétienne, distinct de celui des autres livres religieux pour enfants. Les nouveautés font parfois l’objet d’une promotion, et le diffuseur a pu souvent placer un présentoir pour mettre les albums en valeur, à la vitrine ou près de la caisse du magasin. Des affiches, des photocopies couleurs des couvertures, des catalogues sont des moyens promotionnels trop peu utilisés. L’information des vendeurs est souvent lacunaire : il faut dire qu’il n’est pas facile de s’y retrouver dans la multiplicité des éditeurs et de distinguer ce qui est BD et ce qui ne l’est pas. La vente par correspondance, proposée par la presse ou par mailing, peut cependant donner quelques résultats encourageants, bien qu’au détriment des libraires traditionnels.

Les éditeurs de moins de quatre titres sont nombreux et n’entrent pas tous dans le circuit habituel de la diffusion. Une BD leur coûte cher (investissement d’environ 30.000 euros pour l’édition d’un album en couleurs) et la diffusion est trop lente par les librairies : ils préfèrent souvent s’associer avec des organismes ou des congrégations religieuses qui leur achètent le stock en tout ou en partie. Ainsi, en 2017, on trouve généralement en librairie les grands éditeurs (Bayard, Triomphe, Mame, Signe, Ligue pour la lecture de la Bible) et les éditeurs moyens (Artège, Emmanuel, Salvator, Rocher, Coccinelle, Dargaud).

Dans les bibliothèques paroissiales, scolaires ou dépendantes d’un organisme chrétien, on trouve très peu de titres de BD chrétiennes. Pourquoi ne pas grouper, par exemple, les thèmes en différents médias : un livre sur l’abbé Pierre, des vidéos d’interviews et du film Hiver 54, des albums de BD de différents éditeurs (quatre au moins) pour pouvoir les comparer, des diapositives et des photos, etc. ? L’avantage de la BD est qu’elle se lit rapidement et facilement : des lecteurs de tous âges pourront l’emprunter et ne la garderont pas plus de huit jours, plusieurs personnes auront d’ailleurs pu profiter du même emprunt sur ce laps de temps.

Depuis l’existence du CRIABD [2] en 1985, un constat est fait : le public ne connaît pas la variété et la quantité de BD chrétiennes disponibles. Or, que ce soit à l’occasion d’une exposition, d’une foire du livre ou d’un salon de la BD, dans une fête scolaire ou à la sortie des messes, beaucoup de BD chrétiennes sont vendues facilement car ceux qui les découvrent, enfants, jeunes ou adultes, sont tout de suite intéressés.

Il n’est pas rare de vendre quarante albums de BD à un public de trois messes dominicales, trois cents albums lors d’un rassemblement de chrétiens, et deux mille lors du Salon International de la BD à Angoulême, qui ne dure que quatre jours. À chacune de ces ventes ponctuelles, les libraires religieux remarquent un regain d’intérêt pour la BD chrétienne, car il y a un effet boule de neige. Une BD achetée a tellement de succès que toute la famille veut la lire quels que soient les âges, qu’on la prête ou qu’on la donne et qu’il faut en acheter un deuxième exemplaire ou une autre de la même collection ou du même auteur.

Ainsi donc, les ventes occasionnelles, loin de nuire aux libraires, leur font vendre davantage.

Prospective

II ne manque pas de dessinateurs ou de scénaristes qui désirent ou acceptent de créer des BD chrétiennes. II manque des investisseurs et des éditeurs pour prendre ce risque, sachant qu’une bonne BD chrétienne peut se rééditer presque à l’infini car son message est éternel et que le public se renouvelle. Il manque surtout des évangélisateurs et des missionnaires qui comprendront l’impact original que peuvent avoir les BD chrétiennes diffusées largement tant dans nos pays à réévangéliser que dans les pays de jeunes chrétientés où l’on pourrait organiser un réseau de prêts de fichiers informatiques pour imprimer sur place les BD à moindre coût. Aux libraires et aux vendeurs de s’informer et de se former, et de recommander la BD chrétienne à leur clientèle, même si, pour de nombreuses bonnes ( !) raisons, ils n’aiment pas la BD en général. Aux bibliothécaires de prévoir des budgets pour assurer une présence d’une centaine des titres environ, dont certains auront avantage à exister en plusieurs exemplaires. Aux responsables paroissiaux de prévoir, en accord avec les libraires religieux locaux, des ventes de BD chrétiennes, spécialement à l’approche des grandes fêtes ou au moment des communions et confirmations. II faut suggérer aux parents et grands-parents d’offrir des BD chrétiennes, cadeau spirituel et efficace. Aux responsables diocésains enfin de veiller à assurer une présence chrétienne et un stand de vente de BD chrétiennes aux festivals de BD et foires du livre qui se déroulent dans leur région, et d’encourager les catéchistes et animateurs pastoraux à se former quelque peu à ce média particulier.

Dieu s’imagine

Les Jésuites qui prêchaient des missions en Bretagne au XVIIe siècle, utilisaient des successions d’images appelées « tableaux de missions ». En 1830, rue du Bac à Paris, sainte Catherine Labouré recevait mission de répandre la « médaille miraculeuse » dans le monde entier ; image sur le support d’une médaille. Durant plus d’un siècle, des images pieuses allaient ainsi porter des messages spirituels dans tous les foyers du monde. Dans la nuit du 17 janvier 1871 à Pontmain en Mayenne, une apparition originale de Marie à sept enfants se déroula comme un spectacle muet : la Vierge revêtue d’étoiles fit passer son message, une seule phrase, dans un cadre sous son image ; voici donc la première « image légendée » ! Si l’on ajoute les vitraux, les fresques murales et les sculptures des cathédrales, les enluminures des bibles du Moyen Âge jusqu’aux illustrations de Gustave Doré, nous constatons une impressionnante préhistoire de la BD chrétienne pour l’évangélisation kérygmatique. Nous ne saurions redire avec assez de force l’importance d’une familiarisation des jeunes enfants avec l’annonce de la Bonne Nouvelle. Comme Jésus, qui dessinait sur le sable, laissait venir à lui les plus petits et savait parler à chacun en paraboles, laissons une place aux belles images qui racontent de belles histoires : elles resteront gravées à jamais dans le cœur des pauvres, selon le sens des Béatitudes. Car la BD est plus qu’une image, et parce qu’on y revient souvent, par plaisir de la répétition du récit, on y découvre toute la richesse que l’artiste y a déposée amoureusement dans son coup de crayon, de plume ou de pinceau.

Cette richesse de 1.200 albums en français et d’au moins le double dans le total d’autres langues ne doit pas dormir enfouie dans un champ, cette lumière ne doit pas rester sous le boisseau. Le travail de tant de dessinateurs, scénaristes, historiens, exégètes, éditeurs, diffuseurs, libraires et bibliothécaires mérite mieux qu’un dédain pour du papier coloré, à l’heure des images de synthèse. Ayons le goût des choses simples et renonçons parfois à la magie envoûtante des écrans, ordinateurs, tablettes, smartphones et consoles de jeux, pour savourer un récit graphique imprimé pour lequel notre imagination sera éminemment sollicitée.

La dame qui apparaît à sainte Bernadette, Jijé ne la montre pas aux lecteurs, puisque seule Bernadette la voyait. L’Esprit Saint qui descend sur Jésus à son baptême, Bruno Le Sourd ou Jean Torton ne le montrent pas puisque l’évangéliste parle d’un souffle et d’un bruit comme quand une colombe atterrit. Le Père qui parle à son Fils, Paul Roux ne le montre pas puisqu’il est pur Esprit. Mais Jésus qui naît de Marie, Jésus enfant qui prie, Jésus recroquevillé sur sa croix, Jean-Francois Kieffer nous le montre abondamment car Jésus est l’image du Père, Dieu qui se laisse voir et toucher. La BD chrétienne s’est rarement trompée dans l’annonce de la Parole ou la biographie d’un témoin. Car les auteurs de BD sont des gens minutieux, qui savent s’entourer de spécialistes, et ne se permettraient pas de proclamer n’importe quoi n’importe comment.

Que vive donc la BD chrétienne et qu’elle nous apporte encore de ces perles pour lesquelles on est prêt à tout vendre.

[1Nous remercions l’auteur de nous avoir confié ces bonnes feuilles du livre à paraître : La BD chrétienne, coll. Esprit BD, Paris, Éd. Karthala, 2018.

[2Centre Religieux d’Information et d’Analyse de la Bande Dessinée, 24, Bd Saint-Michel, 1040 Bruxelles. www.criabd.be, tél : + 32.478.26.97.28. Jury européen Gabriel. Revue trimestrielle Gabriel.

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