Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Parler du silence, l’entendre, le porter

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°2017-4 Octobre 2017

| P. 41-48 |

Orientation

Un sujet d’autrefois, le silence ? Noëlle Hausman, directrice de notre revue, montre qu’il est plutôt la condition de l’écoute, ouvrant aux profondeurs de la Parole. De hautes figures bibliques sont relayées, dans la passion de Jésus, par le dernier silence de Dieu ; il entame toute surdité.

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C’est un curieux paradoxe d’avoir à parler du silence, et de vouloir en faire l’expérience autrement qu’en se taisant. Car, il faut le préciser, le silence n’est pas mutisme ; mais alors, comment le décrire ? En première approximation, disons que le silence appartient au domaine contemplatif, ou encore, au temps de l’appropriation personnelle d’une parole entendue, qu’il reste à exprimer « ecclésialement ». Pour aller à l’essentiel sans trop de détour, je propose de considérer deux témoins du silence, l’un dans l’Ancien Testament, l’autre dans le Nouveau ; d’un côté le plus singulier des prophètes, Ézéchiel ; de l’autre, selon les Évangiles, le Christ lui-même en sa passion : c’est là que l’Église est enfantée dans les gémissements inexprimables de l’Esprit.

Ézéchiel

On pense souvent aux prophètes comme à des messagers de la parole de Dieu ou de son Esprit. C’est d’ailleurs ce que nous confessons, à propos du Saint Esprit, tous les dimanches dans le Credo : « Il a parlé par les prophètes ». Mais il est au moins un des plus grands prophètes d’Israël qui s’est tu pendant la majeure partie de son livre, sur des dizaines de chapitres, parce qu’il a été rendu muet par Dieu. Ce qui nous apprend que la prophétie est aussi une affaire d’actions plus que de paroles, puisque, ne parlant plus, Ézéchiel offre au déchiffrage de ses contemporains un certain nombre de comportements plus ou moins énigmatiques – qui rappellent d’ailleurs les étrangetés de Jérémie et d’autres. On trouvait naguère sur le site du monastère d’Ermeton [1] une belle analyse du livre d’Ézéchiel à partir de son silence ; elle s’intitulait : « Le silence d’Ézéchiel, clé de compréhension du livre ». Je cite un peu longuement :

La structure du livre d’Ézéchiel se confond avec une aventure de silence. Ce silence n’est pas épars ou diffus ; il réapparaît explicitement aux moments clés, tournants décisifs de la vie du prophète et de son livre [...].
Ce silence est choisi par Dieu comme expression de sa parole. Il n’est pas d’ordre psychologique ou physiologique mais d’ordre prophétique. Il tient à des raisons “verticales”, celles qui font d’un simple individu humain un partenaire de Dieu : participation du prophète à l’aventure de Dieu, il est plus encore dialogue. Le dialogue naît d’un appel impératif à l’écoute ; sa condition est le silence [...].
L’expérience prophétique d’Ézéchiel est une “tragédie du silence”. Le prophète se sert du silence comme d’une arme pour protéger sa personne, son intimité, sa liberté. Il résiste, sur place, dans un combat singulier. L’agression de la première vision ne suffit pas à délier sa langue, ni deuxièmement la mission de dire quelques mots (2,7), ni, troisièmement, la “parole nutritive” (3,9), ni, quatrièmement, le changement de lieu (3,10-16). Il y a une dimension inerte du silence. Enfin le rappel de la responsabilité du prophète comme partenaire de Dieu trouve encore le prophète dans le mutisme d’un guetteur lourdement assoupi. Ézéchiel se transforme en hors-la loi. Ultime parade de Dieu (après hésitation : cf. 3,22-24) : le silence posé par Ézéchiel en cercles défensifs autour de sa liberté n’est pas contesté par Dieu, ni transformé en parole. Ce silence de l’homme, Dieu le fait sien, Il en fait sa Parole, désormais muette. Dieu s’est retiré dans le silence, non pour éviter l’homme, mais pour le rencontrer, rencontre du Silence avec le silence...
La liberté est liée au silence dialectiquement. Le risque de la liberté, c’est l’avenir. Le risque de l’avenir, c’est le silence. Seul l’avenir est silencieux. Et le risque de l’avenir se confond avec l’espérance. C’est le risque qu’Ézéchiel, Abraham, Job, ont affronté : oui à l’avenir, oui au silence.

Il me semble qu’il y a déjà là, pour notre vie consacrée, plus d’un enseignement. Il se peut que nous soyons naturellement portés non pas au mutisme, qui refuserait la parole, mais à la taciturnité de qui ne parle que pour dire quelque chose. Il se peut aussi que certaines communautés soient elles-mêmes plus silencieuses que d’autres, non parce qu’on y refuse de communiquer, mais parce qu’on est en quelque sorte au-delà de la parole, comme dans ces vieux couples qui n’ont besoin que d’un bref regard pour se comprendre. Nous devrions donc respecter le silence quand il nous est proposé comme un don ; mais évidemment, il faut le refuser quand il désigne, comme dans l’Évangile, la présence et l’enroulement d’un démon muet – puisqu’il n’y a dans l’Évangile que deux sortes de démons, les lunatiques et les muets.

On pourrait aussi trouver, dans l’Écriture, d’autres figures silencieuses, comme celle de Joseph de Nazareth, l’homme qui n’a rien dit : « Homme de silence, à toi vient la Parole », dit l’un des rares cantiques contemporains (L. Deiss) qui sont consacrés à l’époux de Marie. En fait, on touche ici au silence de Dieu, un thème biblique important, et qui doit être bien compris, pour ne pas plonger dans l’apophatisme que certains confondent avec la plus haute spiritualité.

Le silence de Dieu

Le Père J. Lévêque s’est intéressé à ce thème biblique [2], et il montre que le silence pèse lourd dans le livre du dialogue entre Dieu et les hommes. En fait, le silence de l’homme est assez peu évoqué, dans l’Ancien Testament, où c’est plutôt le silence de Dieu qui fait scandale – c’est le cas par excellence dans le livre de Job. Il faudra longtemps à l’homme qui a mis Dieu en procès pour comprendre que le silence de Dieu peut être une marque de sa confiance ; ou si l’on veut, pour ressaisir l’amour sous les signes de la colère et déboucher dans une attitude d’humilité radicale et d’adoration inconditionnelle. Alors, le livre de Job s’achève dans un silence échangé, qui conjoint Dieu et l’homme « dans une même écoute et un même regard ».

Or, curieusement, le thème du silence de Dieu est pratiquement absent du Nouveau Testament parce que, justement, le temps du silence est révolu : Dieu nous a parlé par son Fils (He 1,2). Job avait peut-être pressenti que l’impossibilité d’un dialogue avec Dieu tenait à l’absence d’un médiateur (Jb 9,33) ; mais désormais, Dieu demeure avec nous, et l’Esprit Saint « interprète le silence du Père avec les paroles de Jésus ». Nous savons bien qu’à un certain moment, la Parole elle-même se taira, dans un « grand cri », une « grande voix », notent les Évangiles. Mais nous savons aussi, comme dit le Père Lévêque, que Jésus « emporte alors dans sa mort le dernier silence de Dieu ».

Arrêtons-nous un instant sur ce silence du Verbe en sa passion, silence qui a tant frappé les narrateurs de la première communauté chrétienne. Car la passion est enveloppée de silence, et la résurrection elle-même, chez saint Marc en tout cas, commence par un étrange mutisme, celui des femmes (Mc 16,8 : « Elles ne dirent rien à personne »). Ne peut-on comprendre quelque chose à cette espèce d’interruption des messages, des réponses, voire des simples mots, qui caractérise les derniers jours de Jésus ?

Jésus, roi du silence

Déjà dans l’Ancien Testament – Élie en témoigne –, Dieu ne s’est pas manifesté seulement dans le fracas de la mer ou l’orage du Sinaï, mais aussi, dans « le bruit d’un silence ténu » (1 R 19,12). Et si l’on parcourait les psaumes, on verrait que leur louange s’inscrit sur fond de silence : « Si pour moi tu restes muet, je ressemblerai aux moribonds » (Ps 28-27,1 TOB) ; « Tu as vu, Seigneur, ne sois pas sourd » (Ps 35-34,22) ; « Ô Dieu, sors de ton silence » (Ps 83-82,2), « Dieu que je loue, ne reste pas muet » (Ps 109-108,1). Le psaume 19-18 montre pourtant que la création elle-même loue Dieu par son silence :

Les cieux racontent la gloire de Dieu
Le firmament proclame l’œuvre de ses mains
Le jour au jour en prodigue le récit
La nuit en donne connaissance à la nuit
Ce n’est pas un récit, il n’y a pas de mots
Leur voix ne s’entend pas
Leur harmonie éclate sur toute la terre
Et leur langage jusqu’au bout du monde [...]

C’est sur ce modèle que l’orant doit apprendre à invoquer son Dieu :

Que les paroles de ma bouche
Et le murmure de mon cœur
Soient agréés en ta présence
Seigneur, mon roc et mon défenseur !

Mais le silence de Jésus est encore d’une autre venue. Déjà dans la scène fameuse de la femme adultère, Jésus s’obstine à ne pas parler – et cependant, il « écrit du doigt sur le sol » (Jn 8,6.8). C’est seulement quand les accusateurs s’en sont allés, jugés par cette Loi nouvelle qu’il inscrit de sa main sur la glaise de notre cœur, que Jésus « se redresse » et dit : « Femme » – c’est l’adresse de Jésus à sa Mère, à la Samaritaine, à toutes les Marie de l’Évangile, et à Marie de Magdala au matin de Pâques. Comme si, dans la scène évangélique, l’Homme nouveau parlait à l’Ève nouvelle, qui peut enfin sortir de sa « mutité » pour lui répondre.

Quand plus tard, Jésus dans sa passion se tait devant Caïphe (Iesus autem tacebat ; Mt 26,63), et ne répond rien à Pilate (Jn 19,9 [3] ; cf. Mc 15,4-5 ; Mt 27,14 ; Lc 23,9), il n’est pas devenu aphasique, puisqu’il continue à s’adresser aux siens ou à ceux qui, comme le bon larron, vont le devenir. Quelque chose se clôt ici du temps où le Christ parle ouvertement, et quelque chose s’annonce, comme dans le livre de la Sagesse, quand est évoqué le fameux silence qui, dit Jean-Pierre Sternberger [4], « précède de peu, comme à Pâque, la terrible intervention divine » :

[Les Égyptiens] qui étaient restés complètement incrédules en pensant à des maléfices [à propos des plaies infligées par Moïse] reconnurent, devant la perte de leurs premiers-nés, que ce peuple était fils de Dieu. “Un silence paisible enveloppait tous les êtres et la nuit était au milieu de sa course quand ta Parole toute-puissante, quittant les cieux et le trône royal, bondit comme un guerrier impitoyable au milieu du pays maudit avec, pour épée tranchante, ton décret irrévocable. Se redressant, elle sema partout la mort ; elle touchait au ciel et foulait la terre” (Sg 18,13-16).

C’est sans doute dans cette ligne d’interprétation que beaucoup, après Auschwitz, comprendront le silence de Dieu [5]. Cependant, faut-il interpréter cette relecture de la passion qu’est l’Apocalypse, avec l’ouverture du septième sceau, et le silence d’environ une demi-heure qui se produit dans le ciel (Ap 8,1), sous un angle aussi menaçant ou plutôt croire, avec le père Lévêque, que :

la vie, la mort et la résurrection de Jésus ont ouvert le temps du dévoilement, de la manifestation et de l’accomplissement. Tout ce que le Fils de Dieu a entendu auprès de son Père, il nous l’a fait connaître, et parce que désormais nous savons les intentions du Maître, nous échappons définitivement à la condition de servitude (Jn 15,15). La bonté de Dieu qui sauve et son amour pour les hommes se sont manifestés (Tt 3,4). Désormais, qui demande reçoit et qui cherche trouvera. Désormais « il n’y a rien de secret qui ne paraîtra au grand jour, rien de caché qui ne doive être connu » (Lc 8,17), car l’Agneau a fait sauter les sceaux du livre de l’histoire (Ap 5,1-9 ; 6,1-12 ; 8,1). Pour toujours le destin de l’homme est décrypté ; l’Évangile en porte au monde la bonne nouvelle, les disciples de Jésus proclament sur les toits ce qui leur a été dit à l’oreille (Lc 12,3), et si l’on tentait de les faire taire, les pierres crieraient (Lc 19,40).

Où en sommes-nous ? Nous pouvons faire l’expérience du silence aussi bien dans le bruit d’un « silence ténu », que dans le fracas des grands orages qui animent le cœur humain. C’est l’Esprit Saint, « Roi consolateur », qui peut nous faire goûter et sentir, toucher et même voir, les paroles que le Seigneur nous donne d’entendre, et aussi les paraboles qu’il nous faudra décrypter, comme les contemporains d’Ézéchiel. Nous comprenons ainsi que le silence peut venir de Dieu et lui ressembler, mais aussi, qu’il peut être le fruit très doux de l’attitude du Christ dans son endurante passion ; et finalement, que le silence constitue le « bruit de fond » du temps de l’Église, appelée à se laisser conduire par l’Esprit de toute consolation.

[1Étude due à Sœur Loyse Morard et aujourd’hui réécrite ; voir l’URL http://www.ermeton.be/doc/menu_109/le-livred-ezechiel.pdf (référence vérifiée en août 2017).

[3Iesus autem responsum non dedit ei (Jn) ; ad ipse nihil illi respondebat (Lc) ; Iesus autem amplius nihil respondit (Mc) ; Et non respondit ei ad ullum verbum (Mt).

[5Voir A. Neher, L’exil de la parole. Du silence biblique au silence d’Auschwitz, Paris, Seuil, 1970.

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