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Considérations de théologie fondamentale sur la pastorale familiale (en vue du Synode de 2014)

Benoît Carniaux, o.praem.

N°2014-2 Avril 2014

| P. 116-123 |

Le document préparatoire au prochain Synode des évêques sur « les défis pastoraux de la famille dans la nouvelle évangélisation » se terminait par un questionnaire détaillé (www.vatican.va/roman_curia/synod/documents), largement répercuté dans les Églises particulières. Deux professeurs de théologie s’expriment ici successivement, soutenus par une quinzaine d’autres, appartenant tous à la Faculté jésuite de théologie de Bruxelles (I.E.T.). Nous rendons publics ces deux textes qui donnent complémentairement des perspectives fondamentales et des lignes pastorales décisives.

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Le document préparatoire au prochain Synode des évêques sur « les défis pastoraux de la famille dans la nouvelle évangélisation » se terminait par un questionnaire détaillé (www.vatican.va/roman_curia/synod/documents), largement répercuté dans les Églises particulières. Deux professeurs de théologie s’expriment ici successivement, soutenus par une quinzaine d’autres, appartenant tous à la Faculté jésuite de théologie de Bruxelles (I.E.T.). Nous rendons publics ces deux textes qui donnent complémentairement des perspectives fondamentales et des lignes pastorales décisives.

La réception de l’enseignement magistériel sur la famille et la sexualité est aujourd’hui en Occident d’ordre confidentiel : un très petit nombre de baptisés en connaissent intégralement la teneur véritable, un nombre encore plus restreint l’accepte de manière confinée comme way of life.

Quelle conception de la loi ?

D’une manière globale, on peut considérer que la conception transcendante de la loi à cédé la place à une approche plus consensuelle. La loi est considérée désormais comme un « symbolisé », une projection à un moment donné de l’idéal commun du vivre ensemble démocratiquement déterminé. Elle n’a plus de fonction symbolisante, elle ne renvoie plus à des valeurs qui transcenderaient le peuple souverain. Dans une telle perspective, la loi morale naturelle est identifiée à l’opinion d’un dernier carré de catholiques dont la philosophie aristotélicienne est présentée comme obsolète, sinon naïve. Cette non-réception contemporaine du concept classique de loi naturelle laisse pourtant une porte entrouverte à la discussion. Certes les réflexions sur le genre ont remis en cause l’hégémonie du modèle familial hétérosexuel : celui-ci serait un système de pouvoir à prétention totalisante fondé sur l’exclusion. A l’encontre de cette supposée oppression, la norme ne serait plus à chercher dans la vérité des choses et leur caractère universel, mais dans la singularité des situations individuelles et marginales, dans le ressenti. La subjectivité devient une source du droit. C’est ainsi que la plupart des politiques occidentales en viennent à réorganiser leur vision sociale à partir de ses points aveugles et minoritaires, au nom du principe de non-discrimination.

Quel bien commun ?

Lorsque la transcendance de l’intérêt général disparaît derrière le brouillard des revendications particulières, la loi se réduit à un consensus temporaire. Mais à la vérité, le bien commun commence par la décision de mettre au service de tous un certain nombre de ressources matérielles et immatérielles. Il se poursuit par la mise en œuvre de l’accessibilité de ces ressources à tous et chacun. Dans la mentalité actuelle en Occident, le mariage est un de ces biens auxquels tous revendiquent l’accès, quelle qu’en soit la figure résultante : mariage hétérosexuel, remariage après divorce, union homosexuelle. Mais entre le bien de la communauté (issu de fait des particularités) et la communauté du bien (qui instaure le droit pour que ce bien reste le plus commun, le plus universel possible), une médiation est nécessaire afin que fait et droit soient mis en relation de dépendance mutuelle, devenant simultanément moyen et fin l’un pour l’autre. Ce médiateur n’est-il pas finalement l’enfant, bien de la communion, en ce que, simultanément, il est issu d’une mise en commun et accède à la communauté qui a initié celle-ci ? Dès lors, pour tous et chacun (qui fut enfant un jour), le droit est originellement une dette. L’antécédence du fait sur le droit est, dans nos pays, le moteur des réformes récentes du droit de la famille. Mais le fait originel, comme le raconte à sa façon le livre de la Genèse, reste la différence sexuelle et la promesse de fécondité qu’elle porte comme sceau d’alliance. Elle demeure le principe de réalité auquel l’évolution législative et comportementale de nos sociétés sera un jour confrontée comme à un crible.

Quelle écoute ecclésiale ?

Pour autant, cette réaffirmation d’un principe métaphysique ne saurait cautionner un simple retour en arrière. L’Église doit se mettre à l’écoute du monde et constater que le modèle familial qu’elle prône est, de fait, côtoyé par de nombreux autres profils qui doivent pouvoir trouver un certain espace vital : familles recomposées, familles monoparentales, couples homosexuels ayant procréé ou adopté, etc. L’Église n’est pas seulement celle qui donne. Elle est aussi celle qui reçoit. Elle ne peut donner qu’en recevant, tout particulièrement de ceux et de celles qu’elle a pu faire souffrir par des comportements antiévangéliques.

Sur ce point, l’Église peut s’inspirer utilement de sa propre doctrine. L’insistance de celle-ci pour que soit préservé dans la relation conjugale le lien entre union et procréation – c’est-à-dire entre la sponsalité et la maternité/paternité – n’est pas toujours comprise. Elle paraît ne pas donner droit aux difficultés bien réelles de la vie en couple. Des problèmes de tous ordres, souvent insurmontables, se posent aujourd’hui à bien des couples et les empêchent de se conformer à cet appel de l’Église. Cette complexité structurelle des situations vécues autorise à minorer largement l’imputabilité des comportements contraceptifs, sans doute même, à les excuser. Ici, la morale sexuelle gagnerait à se mettre en dialogue avec la morale sociale : une étude de l’incidence des structures de péché (façonnement des imaginaires individuels et collectifs, contraintes socio-économiques diverses, etc.) sur les comportements au sein des couples ne serait pas inutile. La parenté (plutôt que la seule paternité !) « responsable » ne peut se dire telle que si les moyens, les conditions et un environnement lui sont donnés pour s’exercer humainement.

Fidélité et patiente disponibilité

S’en tenir à une « excuse de la loi » sans promouvoir de manière équivalente le bien que celle-ci veut défendre ne peut être qu’une étape dans l’espérance de voir ce bien un jour pleinement reconnu et honoré. L’enseignement magistériel persiste à demander que tout acte conjugal reste ouvert à la vie de façon à préserver le lien indissoluble entre union et procréation. Pour les papes, la relation matrimoniale qui reste ouverte en son plus intime au possible avènement d’un tiers préserve l’altérité la plus extrême des conjoints. Il se dit ainsi que l’amour ne peut en fin de compte se laisser totalement conditionner par des impératifs d’ordre strictement matériels, psychiques ou pulsionnels. L’homme et la femme sont promesse en leur corps. Grâce à la lumière de la raison et au soutien de la vertu, la personne découvre en son corps les signes annonciateurs, l’expression et la promesse du don de soi, en conformité avec le dessein du Créateur. Cette doctrine restera donc un horizon indispensable pour toute relation de couple : l’horizon est ce qui attire le regard, ce qui pousse à avancer, ce qui précède, échappe, dévoile du neuf.

Mais cette doctrine est tout autant, mutatis mutandis, une matrice principielle absolument fondamentale pour la pastorale et pour l’Église. En tant que lieu et organe de l’engendrement de l’humanité à sa filiation divine, l’Église a une fonction maternelle de mémoire, de transmission et de préservation de la foi. En tant qu’Épouse du Christ toujours à l’écoute de sa Parole, il lui revient d’être prête à faire résonner celle-ci de nouvelles façons en se gardant ouverte et accueillante à la fécondité de l’Esprit. L’Église ne peut être fidèle à ces deux vocations complémentaires qu’en les conjoignant dans une attitude à la fois de fidélité aux dons du passé et de disponibilité patiente aux dons éventuels du futur. Cette double injonction à l’Église de fidélité à elle-même est identique, il faut le noter, à la double exigence qui est faite à la conscience individuelle dans l’anamnèse de la dignité dont elle est gardienne et la syndérèse [1] du bien à reconnaître hic et nunc. Dans la relation nuptiale de l’Église avec son Seigneur, l’attention aux amours blessés tient lieu de tiers interprétant, à l’instar du maintien d’une ouverture symbolique à la procréation demandée dans la relation conjugale. Elle est un critère de la véracité ou de l’inconséquence de l’attitude pastorale. L’ouverture à la vie de tout acte conjugal demandée par Humanae Vitae n’est qu’une transposition, particulière mais paradigmatique, de la façon dont le Seigneur se rend présent, disponible et généreux auprès de l’humanité.

Don et pardon

Accepter la disproportion entre la loi et les capacités humaines, c’est-à-dire les capacités des seules forces morales de l’homme laissé à lui-même, éveille le désir de la grâce et prédispose à la recevoir. Accepter la disproportion similaire entre le discours de l’Église et la réalité du monde ne saurait se traduire en une posture de repli qui refuserait de rencontrer le monde et ses problèmes et de le comprendre de l’intérieur. La pastorale devra dès lors se fonder sur une empathie susceptible d’accueillir des situations en apparence inextricables ou même insensées, pour en exprimer la gloire insoupçonnée dans l’échange d’une compassion très humble et très discrète, où chacun reçoit de l’autre à la mesure de son indigence reconnue et acceptée.

Pour le chrétien comme pour l’Église, la perfection réside dans le consentement à recevoir son achèvement d’un autre. Ici, le don de Dieu pourrait plutôt se trouver être un pardon. Comme le dit Saint Augustin : « A ta grâce et à ta miséricorde, j’impute tout ce que je n’ai pas fait de mal… Tout m’a été remis, je le reconnais : et le mal que, de moi-même, j’ai fait et celui que, guidé par toi, je n’ai pas fait. Quel est l’homme qui, méditant sa faiblesse, ose attribuer à ses propres forces sa chasteté et son innocence, pour moins t’aimer comme si il avait eu moins besoin de ta miséricorde, par laquelle tu pardonnes leurs péchés à ceux qui se sont retournés vers toi ?… Que celui-là ne rie pas de me voir guéri de ma maladie par un médecin qui lui a permis, à lui, de n’être point malade, ou plutôt moins malade. » (Confessions, II, 7)

Nous sommes invités à considérer le mal que nous n’avons pas fait comme si Dieu nous l’avait pardonné. Un tel appel peut empêcher utilement la compassion chrétienne de se transformer subrepticement en commisération. Le Concile de Trente affirme fort utilement lui aussi que « Personne, aussi longtemps qu’il vit dans la condition mortelle, ne doit présumer du mystère caché de la prédestination divine (au point) qu’il déclare avec certitude qu’il est absolument au nombre des prédestinés, comme s’il était vrai qu’une fois justifié ou bien il ne puisse plus pécher, ou bien s’il venait à pécher, qu’il doive se promettre une repentance certaine. » (Décret sur la justification ch. 12 et can. 15-16 & 23).

Reconnaissance de nullité ?

Il ne s’agit pas ici de générer la peur mais de se tenir dans la foi. Cette foi se monnaie de façon unique, selon un rythme propre à chacun dans les histoires personnelles. Le correspondant de cette réalité spirituelle sur le plan psychique est, d’une certaine manière, la fidélité des conjoints à leur serment. On sait que les enfants trouvent une partie de leur équilibre et de leur force dans le témoignage d’amour que leurs parents se donnent l’un à l’autre. Lorsque celui-ci s’estompe ou disparaît et qu’il y a séparation, des troubles surviennent. Mais il faut oser dire ici qu’un divorce n’engendrera probablement pas autant de trouble qu’une reconnaissance en nullité : que l’alliance des parents se solde par un échec est une chose douloureuse à constater pour les enfants. Qu’elle n’ait jamais existé en est une autre, bien plus angoissante. De nombreux divorcés le ressentent qui se refusent à envisager une quelconque reconnaissance en nullité de leur union. Plutôt que d’anéantir canoniquement des unions qui ont été édifiées parfois longuement et au prix de nombreux sacrifices, l’Église pourrait veiller de manière prévenante à égaliser son niveau d’exigence à toutes les étapes de son accompagnement pastoral : dans l’accueil et la formation des fiancés, dans l’accompagnement de la vie de couple, dans sa disponibilité à une écoute sans fard dans les moments de crise.

L’accès aux sacrements

Cette exigence de l’Église s’adresse d’abord, faut-il le dire, à sa propre générosité : accueillir les gens là où ils sont, comme ils sont, en faisant preuve de largesse est une exigence évangélique qui doit particulièrement s’appliquer dans le non-jugement des situations prémaritales, des remariages civils et des orientations sexuelles. Pour ce qui est de l’accès aux sacrements, on pourrait s’inspirer de la posture ouverte qui, tenant compte des réalités psychiques relevant de l’involontaire et de l’invincible, a conduit à accorder les funérailles et la sépulture chrétienne aux gens qui ont mis fin à leur vie. Dans tous les cas, on se souviendra que la conscience est le « premier de tous les vicaires du Christ » (Newman, « Lettre au Duc de Norfolk », cité par Catéchisme de l’Église catholique, § 1778). Qu’un remariage ne soit pas possible après divorce ne doit faire nullement obstacle à la sollicitude de l’Église envers les familles recomposées ou atypiques, que ce soit en bénissant leur maison, en catéchisant leurs enfants ou par toute autre moyen qui manifeste l’attention maternelle et le respect de l’Église envers tous. Abraham, le Père des croyants, ne fut pas un parangon de vertu : Dieu n’a pas attendu sa conversion parfaite pour le bénir ; n’est-ce pas au contraire cette bénédiction qui l’a conduit à la sainteté ? Connaître Dieu, c’est d’abord et avant tout être connu de lui. Ce chemin de lâcher prise qui est demandé à tout croyant ne peut se concrétiser sans que l’exemple de cette remise de soi en confiance à Dieu soit donné par l’institution ecclésiale elle-même.

Un désir anticipé de vie éternelle

De façon implicite, impensée, mais bien réelle, notre époque paraît envisager tous les types de relations sexuelles alternatives – relations hors mariage, polygamie/polyandrie différée amenée par le divorce, relations homosexuelles – comme un désir anticipé, pour ne pas dire précipité, de l’intériorité mutuelle des personnes dans la vie éternelle. C’est un désir inconscient, mais qui montre que même le nihilisme ne peut avoir le dernier mot. On peut ici faire au monde contemporain le reproche d’une attention insuffisante aux médiations temporelles et au caractère onéreux de la condition humaine, que veut prendre en compte l’institution matrimoniale. Mais on pourrait aussi, en positif, souligner l’intérêt qu’il y a à repenser la qualification morale des relations sexuelles à partir de l’historicité d’un désir personnel appelé à se consommer dans la communion éternelle des saints avec Dieu. Il pourrait peut-être aider à dépasser l’individualisme qui nous caractérise tous aujourd’hui. Mais pour cela, il faut que cet empressement eschatologique cède le pas à une contemplation du mystère pascal. Ce n’est pas gagné, mais n’est-ce pas là l’objet de la nouvelle évangélisation ? Celle-ci sera dialogue ou ne sera pas. Dans cette conversation de l’Église et du monde, la prise en compte de la différence et du manque qu’elle induit ne peut être que radicale. Si l’Église accepte d’entrer comme son Seigneur dans la nuit et l’absence, alors pourra surgir autre chose, la vérité même d’un désir mutuel et d’un amour auparavant inimaginables, passés par la mort pour entrer pleinement dans la Vie.

[1La « syndérèse » vise la perception par la conscience des principes mêmes de la moralité ; voir le Catéchisme de l’Église catholique § 1780 ou déjà les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, n° 314.

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