Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

L’Innommable

Emmanuel Schwab

N°2014-1 Janvier 2014

| P. 63-67 |

Qu’est-ce qui nous remplit ainsi d’effroi devant la mort, au point qu’elle nous semble « innommable » ? Un curé de Paris médite sur cette expérience commune qui peut conduire à prononcer le Nom de Celui qui s’y livre toujours.

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Qu’est-ce donc que la mort ?

Qu’est ce qui, en elle, nous est insupportable, inacceptable ?

Quel est cet innommable – au sens propre – qui nous empêche aujourd’hui de savourer paisiblement la victoire de Jésus sur la mort ?

Devant la réalité et la froideur de la mort, comment entendre, et même comment supporter l’apostrophe de l’Apôtre : « Où est-elle, ô mort, ta victoire ? Où est-il, ô mort, ton aiguillon ? » [1]

Qu’est-ce qui dans la mort nous est intolérable ?

Est-ce l’absence ?

Mais nous sommes capables de supporter l’absence. Lorsqu’il n’y avait ni téléphone ni courrier électronique, lorsque les moyens de communication étaient plus laborieux, les hommes étaient capables de supporter l’absence. Même longue. Aussi difficile soit-elle (pensons à ces épouses qui ont attendu leur mari dans les années de guerre), l’absence était supportable.

Mais il y a comme autre chose dans l’absence de nos morts ! Qu’est-ce donc ?

Est-ce l’irréversible ?

Mais là encore, l’irréversible en tant que tel n’est pas abominable : à commencer par la venue au monde ; irréversible ! Puis bien des événements qui accompagnent notre croissance. En tant que tel, l’irréversible n’est pas insoutenable.

Est-ce donc l’association des deux, l’absence irréversible, qui nous arrache tant de larmes, qui provoque une telle indicible douleur ? Sûrement qu’il y a là quelque chose envers quoi tout en nous se révolte : ne plus revoir ce visage, cette démarche ; ne plus entendre cette voix, ce rire ; ne plus sentir cette odeur, toucher ce corps chaud et vivant… Comment supporter la fermeture de ce cercueil qui à tout jamais – mais est-ce bien à tout jamais ? – nous dérobe ce corps que le visage exprime ?

Mais si c’était cela seulement, l’absence irréversible, qui nous était insupportable, la promesse de nous retrouver au Ciel devrait arracher du plus intime de nous-mêmes cette écharde qui s’y est plantée dans l’annonce de la mort !

« Je vais vous préparer une place. Et quand je serai allé et que je vous aurai préparé une place, à nouveau je viendrai et je vous prendrai près de moi, afin que, là où je suis, vous aussi, vous soyez », dit Jésus.

Or cette promesse, aussi fort que nous la recevions, que nous la croyions, n’est pas suffisante pour tarir en nous la source de tant de chagrin.

Cet homme qui a été pour moi un maître spirituel et comme un père, cet homme que je n’avais pas revu depuis 15 ans, que je ne comptais pas revoir, dont l’absence pratique ne me troublait pas, comment se fait-il que lorsque j’ai appris sa mort, je me suis senti profondément orphelin, alors que sa disparition ne changeait rien à ma vie ? Ce n’est pas seulement le fait que si maintenant j’en ai le désir, je ne peux plus aller le trouver ; je sais que ce n’est pas cela.

C’est davantage.

C’est dans le fait même de la mort ; pas dans ses conséquences ; dans la mort elle-même qu’il y a de l’insupportable.

De l’incompatible.

Comme prêtre, comment se fait-il qu’à chaque enterrement que je célèbre, je suis touché, profondément, par le mystère de la mort ? Même si je ne connaissais pas le défunt. Même si je ne connais pas la famille. Je ne parle pas ici de la seule et nécessaire compassion humaine qui nous fait prendre part à la peine de nos semblables lorsqu’il nous est donné de l’approcher. Je continue à dire que c’est dans la mort même qu’il se trouve de l’intolérable.

Qu’est-il ?

Qu’est-ce qui se cache derrière cette absence douloureuse, différente au fond de l’absence d’un voyageur, même au long court ? Cette absence que je qualifie de réelle, parce qu’à certains moments, elle se fait comme physiquement sentir…

Est-ce la crainte autocentrée qu’un jour, moi aussi, je vais mourir ?

Je ne crois pas que ça soit cela. Car c’est bien sur le défunt que je pleure. Sur ce qui lui est arrivé.

Ce qui lui est arrivé ?

Mais qu’est-ce qui lui est arrivé, au fond ? Qu’est-ce que j’ai sous les yeux ?

J’ai devant moi un cadavre, une dépouille, un corps sans vie. Et en même temps un tel besoin de toucher un corps chaud, vivant ! Combien on a besoin de se toucher autour de la mort ! De se prendre la main, de se toucher le bras, de mettre la main sur l’épaule, de s’étreindre, de s’embrasser… Comme pour vérifier que nous sommes vivants.

Je risque une hypothèse : ce qui n’est pas supportable dans la mort, c’est cette destruction de la personne. Je dis bien destruction : le cadavre n’est plus exactement le corps de mon semblable. Son corps, c’était son corps animé, son corps qui traduisait son âme, qui l’interprétait ; c’était LUI !

Il y a maintenant le froid du cadavre et sa rigidité.

Il y a sa pâleur.

Ce par quoi je pouvais rejoindre mon semblable est maintenant ce qui fait obstacle à toute communion.

La personne est détruite. Et le cadavre me le donne à entrevoir.

La mort détruit. Avant que de parler de survie, ou de vie après la mort, ou de résurrection, il nous faut d’abord reconnaître que la personne est détruite. La vie est niée. Et c’est cela l’intolérable, l’insupportable.

Et c’est cela, je crois, qui fait pleurer Jésus. Devant le tombeau où est déposé le cadavre de Lazare, devant les pleurs de ceux qui sont là, peut-être aussi devant la non-foi de ceux qui l’entourent. Le plus petit verset de toute l’Écriture : « Jésus pleura » [2].

A part Anne, la maman du prophète Samuel, dans un texte biblique qui fait partie des plus anciens – et donc de ceux où la compréhension de Dieu est moins développée –, qui dit dans sa prière : « C’est le Seigneur qui fait mourir et vivre, qui fait descendre au séjour de morts et en remonter. » [3], la tradition biblique est unanime : « Dieu n’a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la perte des vivants » [4]. « Elle coûte aux yeux du Seigneur, la mort de ses amis » [5].

Et l’Écriture se fait plus précise ; elle désigne celui qui se cache derrière la mort : « C’est par l’envie du diable que la mort est entrée dans le monde » [6]. Et l’auteur de la lettre aux Hébreux affirmera : « Celui qui a la puissance de la mort, c’est-à-dire le diable » [7].

Et le moyen par lequel la mort atteint tous les hommes, c’est le péché : « Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort ; et ainsi la mort a passé en tous les hommes, du fait que tous ont péché » [8].

Ainsi, ce qui dans la mort humaine est si douloureux et insupportable, ce qui nous révolte tant et nous afflige à ce point, n’est-ce pas que nous est donné à approcher, là, la réalité du péché et la puanteur du diable ?

La froideur du cadavre et sa rigidité, sa décomposition à venir et la défiguration de la personne ne sont-ils pas des images concrètes de l’œuvre du péché ?

Il est heureux que cela nous révulse ! Il est heureux que nous pleurions ! Il est heureux que monte en nous la colère, voire la haine. Mais il nous faut apprendre à diriger cela vers celui qui a la puissance de la mort, c’est-à-dire le diable, et vers le péché qui concourt à son œuvre.

Car Dieu est celui « qui donne la vie à toutes choses » [9].

En nous, dans ce refus viscéral de la mort, retentit l’écho primordial de la vie, de la parole de Dieu qui dit à chacun : « Vis ! ».

Ayant mieux identifié ce qui demeure insupportable dans la mort humaine – la destruction de la personne –, percevant mieux comment cette destruction n’est pas l’œuvre de Dieu mais de l’ennemi [10], nous devenons davantage capables d’entendre que la mort n’a pas le dernier mot et qu’il y a un salut.

« La mort étant venue par un homme, c’est par un homme aussi que vient la résurrection des morts » [11].

A l’innommable, partout répandu et comme aveugle, répond un nom singulier, unique : celui de JÉSUS, le seul qui puisse nous sauver… [12]

« Vous qui étiez morts du fait de vos fautes et de votre chair incirconcise, Dieu vous a fait revivre avec le Christ ! Il nous a pardonné toutes nos fautes ! Il a effacé, au détriment des ordonnances légales, la cédule de notre dette, qui nous était contraire ; il l’a supprimée en la clouant à la croix. Il a dépouillé les Principautés et les Puissances et les a données en spectacle à la face du monde, en les traînant dans son cortège triomphal ».

« Du moment donc que vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d’en haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu. Songez aux choses d’en haut, non à celles de la terre. Car vous êtes morts, et votre vie est désormais cachée avec le Christ en Dieu : quand le Christ sera manifesté, lui qui est votre vie, alors vous aussi vous serez manifestés avec lui pleins de gloire ».

Qu’est-ce qui nous remplit ainsi d’effroi devant la mort, au point qu’elle nous semble « innommable » ? Un curé de Paris médite sur cette expérience commune qui peut conduire à prononcer le Nom de Celui qui s’y livre toujours.

[11 Corinthiens 15,55.

[2Jean 11,35.

[31 Samuel 2,6.

[4Sagesse 1,13.

[5Psaume 115,15.

[6Sagesse 2,24.

[7Hébreux 2,14.

[8Romains 5,12.

[91 Timothée 6,13.

[10Matthieu 13,28.39.

[111Corinthiens 15,21.

[12Actes 4,12.

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