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Michelle Martin au monastère de Malonne

« L’Abîme appelle l’abîme »

Xavier Dijon, s.j.

N°2013-1 Janvier 2013

| P. 33-47 |

Il arrive que la vie contemplative fasse l’actualité. Réfléchissant aux enjeux du geste des Clarisses de Malonne accueillant une détenue honnie de l’opinion publique belge, l’auteur nous fait voir, en juriste, ce qu’il en est de la peine et comment une communauté de consacrées peut révéler à une société sur quelle Bonté s’appuyer quand on vise à la restauration du bien.

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A la fin du mois d’août 2012, après avoir purgé seize ans de prison, Mme Michelle Martin a été accueillie comme hôte par les sœurs clarisses du couvent de Malonne (Namur) [1]. Est-il possible de découvrir une logique dans cette étrange hospitalité, apparemment provoquée par les nécessités de la vie ? [2] Pour trouver cette convenance, nous évoquons d’abord le combat spirituel mené partout entre le bien et le mal, analysant ensuite les pratiques du droit pénal puis les théories sur lesquelles ce droit s’appuie en vue de combattre le mal présent dans la société, montrant enfin, par l’appel à un lien social plus profond, la pertinence de l’hébergement accordé par les religieuses à la femme reconnue coupable de grands crimes.

Le bien et le mal

Au début d’un article intitulé « Discrimination dans la sécurité sociale. Du moine au détenu », Valérie Flohimont et Véronique van der Plancke notent une étrange analogie : « Aux yeux d’un grand nombre, le moine et le détenu occupent deux extrémités d’un spectre axiologique, le bien et le mal, mais à y regarder de plus près, on est inévitablement surpris par la proximité de leurs sorts et de leurs statuts. Par choix ou contrainte, ils vivent tous deux reclus dans des sphères autarciques dotées de leurs propres règles, très éloignés du reste du monde. Tous deux sont confinés dans des lieux cellulaires austères, censés, à l’origine, favoriser la méditation et la rédemption. Tous deux sont conduits à accomplir un travail – monastique ou pénitentiaire – hors champ de la sécurité sociale. Hasard ou nécessité ? » [3]

Les deux extrémités du ‘spectre axiologique’ semblent claires : la prison retient les personnes qui ont commis ce qu’on appelle le mal ; le monastère abrite les personnes qui poursuivent la recherche de Dieu, considéré comme leur souverain Bien. Mais l’un et l’autre lieux forment des ‘sphères autarciques dotées de leurs propres règles’. Entre ces deux espaces, sait-on ce que vit le ‘reste du monde’ ? Il vit ce qu’on appelle la liberté, balisée par les règles civiles et pénales du droit commun. En ce vaste champ de la société libre, les sujets ne sont pas spécialement ‘orientés’ vers tel ou tel comportement : tout peut advenir, pourvu seulement que chacun respecte la liberté d’autrui. En prison, par contre, la société marque pesamment son empreinte sur la liberté des détenus, en les écartant du commerce social pour réagir au mal qu’ils ont commis, tandis que, au couvent, les personnes se sont retirées elles-mêmes de cette vie du monde pour tourner toutes leurs énergies vers la recherche de l’unique Bien.

Et donc, pouvons-nous conclure que nous trouverons, aux lieux extrêmes retirés du monde commun, d’une part le bien au couvent, d’autre part le mal en prison ? Pas si simple ! En tout cas, Ignace de Loyola, au milieu de la seconde Semaine de ses Exercices spirituels, invite le retraitant à méditer sur l’opposition entre l’étendard du Christ ‘notre souverain capitaine et seigneur’ et celui de Lucifer, ‘mortel ennemi de notre nature humaine’ (Ex. sp. n° 136), mais non pas pour séparer, au terme de la méditation, les personnes qui seront tombées sous l’Axe du mal, en les poussant du côté de Babylone, et celles qui seront portées par l’Axe du bien, en les conduisant du côté de Jérusalem, mais plutôt pour percevoir à quel point sont mêlés l’ivraie et le bon grain.

En effet, le chef des ennemis, enjoignant aux démons innombrables d’utiliser leurs filets et leurs chaînes pour tenter les hommes par l’amour des richesses afin de les amener jusqu’à l’orgueil, envoie ses sbires se répandre « les uns dans une ville, les autres dans une autre ; et cela à travers le monde entier, sans omettre une province, une contrée, un état de vie ou une personne en particulier » (Ex. sp. n° 141). De même le Seigneur du monde entier, recommandant à ses disciples d’aider tous les hommes en les entraînant, par la pauvreté, jusqu’à l’humilité, enjoint à ses envoyés de « répandre sa doctrine sacrée parmi les hommes de tout état et de toute condition » (Ex. sp. n° 146). Ici, les murs tombent puisque le combat spirituel qui se joue entre les deux Étendards traverse aussi bien le monastère que la prison. Comme aussi d’ailleurs le reste du monde.

En tout endroit où se trouve l’humanité, le mal doit être combattu. Précisément parce qu’il est le mal. En chaque homme, en chaque femme, comme aussi en chaque société. Mais les moyens sont différents.

Dans l’intimité de chaque personne, la conscience s’applique à cette lutte ; dans l’étendue de chaque société, c’est le droit. La conscience évalue l’acte à poser, invitant chaque sujet à écarter le mal, c’est-à-dire la conduite indigne de l’humanité, pour adopter le bien, c’est-à-dire la conduite qui l’honore. Le droit opère un travail semblable dans le champ social, mais c’est, – nécessairement –, de l’extérieur. Le droit incrimine les actes répréhensibles pour les sanctionner par une peine, afin de faire entendre tant au délinquant qu’au reste de la société que le mal ne peut pas être admis. Admis où ? La réponse de la société est claire : le mal ne peut pas être admis au sein de la société elle-même. Car le mal est mauvais, précisément en tant qu’il corrompt le lien des citoyens entre eux. D’où la nécessaire réaction du corps social à ces meurtres, vols, viols et autres crimes ou délits qui compromettent, – parfois si gravement –, le vivre ensemble des sujets.

Les tentatives du droit pénal

Cette réaction, appelée peine, adopte certes diverses harmoniques, selon qu’on la voit comme rétributive du mal commis dans le passé, ou préventive du mal possible à l’avenir, ou encore curative de la blessure d’où est sorti le mal, ou restauratrice à l’égard des victimes mais, dans tous les cas, cette peine ne peut atteindre son objet, finalement, qu’en acceptant son propre dépassement.

Car la réaction pénale du corps social agit nécessairement, nous l’avons dit, de l’extérieur du sujet lui-même. Or seule la conscience de ce sujet peut obtenir, – mais, bien sûr, de l’intérieur –, le fruit recherché par la peine. La vraie ‘peine’ n’est-elle pas, en effet, celle du criminel qui, prenant conscience de l’indignité de son comportement eu égard aux exigences morales de sa propre humanité, se retrouve broyé par le forfait qu’il a perpétré ? Ce sentiment de culpabilité n’est certes pas le dernier mot du discours éthique sur le mal commis, mais il est le passage obligé du sujet qui s’aperçoit, si amèrement parfois, que sa conduite n’était pas celle qu’il aurait dû tenir. C’est à partir de ce travail opéré au sein de la conscience, contre le déni d’abord, contre la honte ensuite, que le sujet rejette comme distincte de lui la conduite qu’il a adoptée et qu’il se promet de ne plus y retomber, entamant ainsi un processus de restauration du lien social.

Or si le travail de rétablissement du lien incombe au condamné en son intériorité la plus profonde, la société elle-même ne peut tout de même pas se croiser les bras en attendant d’évaluer le résultat final de cette lourde tâche. Car, dans la restauration du lien social, c’est de reconnaissance mutuelle qu’il s’agit. Pas seulement, donc, de l’amendement de la personne coupable, mais aussi de l’accueil du corps social.

Certes, on peut comprendre que, dans un premier temps, la société soit d’abord préoccupée de sanctionner le crime dans lequel elle ne peut absolument pas se reconnaître [4]. Cette réaction négative entend seulement rétablir la ligne de partage entre le bien (le respect) qui lie les membres du corps social, et le mal (l’irrespect, le meurtre, l’abus) qui corrompt ce lien social [5]. Mais la peine imposée au criminel à titre de réaction de la société envers la personne coupable entraîne cette société elle-même sur la voie de son propre examen. Examen que l’on pourra même appeler de conscience dans la mesure où la société, elle aussi, jouit d’une intériorité.

Cette remise en question de la société par elle-même concerne aussi bien la prévention que la répression du crime.

Ainsi, qu’a-t-elle fait, elle, société, pour prévenir le forfait ? Comment s’est-elle conçue elle-même dans sa façon de répartir les richesses, d’assurer l’éducation des jeunes, d’aménager son territoire, de fournir des emplois et d’assurer la moralité publique ? Car si le crime exprime, en la personne du criminel, une rupture visible du lien social, les causes de cette cassure ne se trouvent pas nécessairement toutes concentrées dans cet individu lui-même, comme si ce monstre diabolique n’avait été entouré que d’anges innocents. Mais la société accepte-telle de reconnaître en son sein ses propres zones d’obscurité ? En même temps que les personnes reconnues coupables, elle préfère probablement enfermer loin de son regard quelques-unes de ses propres carences. Car si les biens étaient mieux répartis entre les diverses couches sociales, si les familles étaient davantage soutenues en leur tâche éducative, si les professionnels (y compris ceux des médias) respectaient davantage leur déontologie, peut-être le climat social général écarterait-il plus fermement la tentation de la rupture criminelle ? Dès lors, pendant que le détenu médite dans sa cellule sur son forfait, en réfléchissant sur la manière dont il en est arrivé là, il n’est pas inutile que, de son côté, la société opère le même travail pour réévaluer ses propres tendances [6].

Le même examen doit se prolonger quant à la manière d’exercer la répression sur le crime commis. On sait que, en Belgique, un grand pas a été fait, en théorie du moins, avec la loi du 12 janvier 2005 (dite « loi Dupont », du nom de son auteur) concernant l’administration des établissements pénitentiaires et le statut juridique des détenus, car cette loi adopte le principe de limiter la peine d’emprisonnement à la seule privation de liberté, en veillant à ce que les détenus jouissent, autant que faire se peut, de tous les autres droits fondamentaux, et en leur accordant les moyens de faire valoir ces droits [7]. Mais on sait aussi que beaucoup reste à faire dans la mesure où les personnes qui ont contrevenu aux lois de la société n’attirent guère l’attention du public : la surpopulation des établissements pénitentiaires et le sous-effectif du personnel sont des signes, parmi d’autres, de ce désintérêt [8].

Dans l’esprit du citoyen ordinaire, en effet, domine le principe de la less eligibility qui veut que la prison soit l’endroit le moins attrayant possible, de telle sorte que la peine garde son effet dissuasif à l’égard du crime [9]. D’où le paradoxe pénitentiaire : alors qu’il s’agit de restaurer le lien social cassé par le crime, la société multiplie les signaux pour dire au détenu qu’elle ne souhaite vraiment pas restaurer ce lien. Mais comment échapper à cette contradiction ?

En réalité, lorsqu’elle se trouve devant une manifestation de ce qu’il faut bien appeler le mal, – c’est-à-dire le meurtre, le vol, l’abus sexuel ou toute autre forme d’irrespect –, la société est obligée de chercher au plus profond d’elle-même le bien qui lui permettra d’y répondre. Encore faut-il voir à quelle profondeur la société situe son propre bien (son propre lien). Or nous voulons tenir ici à la fois que la profondeur dernière du lien social s’appelle la fraternité, mais que le droit, tout en s’appuyant sur cette affection-là, ne peut la garantir par lui-même.

Les théories du lien social

Schématisées à très gros traits, les théories qui expliquent le droit pénal se partagent en effet entre deux pôles, dont nous verrons qu’ils sont tous deux insuffisants : du contrat social et de la défense sociale.

La théorie libérale du contrat social considère que, au départ (c’est-à-dire dans ce qu’on appelle l’état de nature), non seulement les êtres humains sont parfaitement isolés les uns par rapport aux autres mais, en outre, ils jouiraient pleinement, chacun, de leurs droits (naturels) s’ils ne rencontraient pas, précisément, la présence d’autrui comme une perpétuelle menace de leur espace propre. D’où la résolution de passer entre eux un contrat par lequel ils créent une puissance publique (une république) qui les régira par sa loi. Puisque chacun amène dans la société ainsi créée les droits qu’il a, à la fois, sur sa vie, sur sa liberté et sur ses biens, en vue de garantir l’obéissance aux lois qu’il aura lui-même (indirectement) voulues par la conclusion du Contrat social, le pouvoir pourra dès lors sanctionner par la peine de mort (sur sa vie) ou d’enfermement (sur sa liberté) ou d’amende (sur ses biens) le sujet qui aura contrevenu aux lois. Ainsi se présente l’aspect pénal de la convention fondatrice de l’État.

Figure intéressante que celle du contrat social ! Car elle fonde la société sur la liberté des citoyens qui ont passé cette ‘convention première’, ainsi que sur leur égalité (de contractants, précisément). Cette théorie prendra donc beaucoup de soin à préserver les libertés, tant dans l’incrimination des comportements que dans l’examen des culpabilités : d’une part, seules les infractions déterminées par le législateur pourront être poursuivies (nullum crimen, nulla poena sine lege), d’autre part, l’auteur ne sera frappé par la peine que dans la mesure où son comportement émane d’une volonté libre. L’égalité règnera aussi, en principe, dans la répression puisque, sauf immunités dûment justifiées, tous les citoyens seront soumis aux rigueurs de la même loi pénale. Mais figure fragile aussi, car la société n’y apparaît plus comme une donnée première, inhérente à la nature humaine ; elle est seulement l’artifice que la raison a trouvé pour que chacun des individus garde la substance de ses droits et libertés. Cette théorie consacre sans doute, nous venons de le dire, la liberté des citoyens ainsi que leur égalité, mais il lui manque la fraternité, ce lien que nous n’avons pas choisi puisqu’il vient des parents qui nous précèdent.

L’autre théorie, de la défense sociale, prend un tout autre point de départ. La société s’y comprend d’abord comme un vaste organisme qui demande avant tout à survivre. Ici, donc, on ne doit point s’attendre à de grandes considérations philosophiques sur la constitution du lien social, – au moyen du contrat, par exemple – mais au pragmatisme le plus concret qui, cherchant à ‘défendre’ la société contre les déviances, s’emploie à ‘formater’ les comportements des personnes qui présentent un risque pour elle. Les sciences humaines, – psychologie, sociologie, criminologie… –, sont mobilisées en cette tâche de sauvegarde du corps social pour trouver les ‘mesures de sûreté’ les plus efficaces contre la récidive. Car, contrairement à la première théorie, qui juge les crimes une fois commis (dans le passé) en vue de leur appliquer une juste rétribution, celle de la défense sociale se préoccupe surtout de l’avenir, pour prévenir le retour du crime.

Cette seconde théorie compte aussi ses forces et ses faiblesses, d’ailleurs inverses de la précédente, puisque, ici, le lien social est affirmé d’emblée : le point de départ consiste dans le corps social comme tel, et non pas d’abord dans l’individu, mais ce lien-là n’est pas réfléchi à partir de la liberté des sujets qui le nouent. La société se présente plutôt comme un organisme inquestionnable qui doit seulement se perpétuer en prenant les mesures qui s’imposent.

Où l’on voit que la société, ballotée dans la compréhension d’elle-même entre un pôle où elle se saisit comme la construction rationnelle de libertés rigoureusement individuelles d’une part, comme la donnée massive soumise à toutes les observations scientifiques d’autre part, peine à penser ensemble à la fois la liberté naturelle des sujets et le lien tout aussi naturel de chacun de ces sujets avec le corps social. Tout se passe comme si l’affirmation de la liberté rendait impossible celle du lien (sauf précisément le lien issu de la liberté, dans le contrat) et, réciproquement, dès lors que la nécessité vitale de maintenir l’ordre social éclipserait toute autre considération sur l’acte libre. Il ne semble donc pas possible de penser ensemble, dans la profondeur de leur intériorité réciproque, la reconnaissance mutuelle du sujet et de la société. D’où la difficulté que rencontre le droit pénal lui-même.

L’application du droit pénal

Dans la mesure où l’infraction constitue une rupture du lien social, la peine a pour but de sanctionner cette rupture et, du même coup, de réaffirmer ce lien. Mais comment le droit pénal peut-il parvenir à cette restauration si les deux pôles théoriques entre lesquels il balance ne permettent pas d’effectuer la reconnaissance espérée ? Si, en effet, le lien social rompu par la transgression est compris comme contractuel d’un côté, comme organique de l’autre, comment le délinquant et la société pourront-ils aller à la rencontre l’un de l’autre ? Côté contrat social en effet, le délinquant sera tenu de payer la dette qu’il a endossée du fait de son crime, mais sans que la ‘créancière’ de cette dette, la société en l’occurrence, soit tenue de collaborer d’une quelconque façon à cet apurement qui relève de la seule responsabilité du débiteur fautif. Côté défense sociale, la difficulté est au moins aussi grande, vu que le corps social se conçoit lui-même a priori comme un organisme qui ne peut être que sain, attaqué qu’il est par des déviances qu’il devra éradiquer.

En réalité, pour que le droit pénal tienne sa promesse de restauration, il doit descendre en-deçà des seules valeurs de liberté et d’égalité qui, à elles seules, n’assurent pas encore la reconnaissance mutuelle du sujet (en l’espèce, du délinquant) et de la société. Il lui faut descendre jusqu’à l’instance qui lui échappe, sur laquelle pourtant il se fonde : la fraternité.

Certes le droit, habitué à la rigueur des injonctions, se trouve plus à l’aise dans le registre impératif du rappel de la norme que dans le champ affectif des élans fraternels. Le droit devrait tout de même scruter de plus près ses propres fondements pour voir s’il pourrait effectivement se passer de cette affection fraternelle qui tient déjà ensemble les participants de la même nature humaine. Car la liberté et l’égalité, laissées à elles seules, restent radicalement incapables de rendre compte du lien social. Ces deux valeurs, d’ailleurs, se déchireraient mutuellement, – la liberté pour contester l’égalité ; l’égalité pour écraser la liberté –, si elles n’avaient pas rencontré, en-deçà d’elles-mêmes, cette fraternité qui laisse libres les citoyens jugés égaux et qui travaille à l’égalité des mêmes citoyens estimés libres. Si peu formalisée qu’elle soit dans les traités de philosophie du droit, la fraternité est tout de même cette pièce aussi indispensable que discrète qui permet à la société d’assurer son bon fonctionnement. D’ailleurs on notera qu’une sentence aussi symboliquement importante que l’article 1er de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) y fait explicitement référence [10].

Lors donc qu’une société déterminée accepte de lire dans sa propre intériorité le fondement fraternel du droit qui la régit, elle trouve le lieu qui lui permet de renouveler, en-deçà des théories mutuellement contraires du contrat social et de la défense sociale, sa propre compréhension de la peine infligée au criminel. Car il ne s’agira plus seulement d’attendre, en position de créancier, que le débiteur ait payé seul la dette qu’il a contractée par son crime ou, en position d’organisme attaqué, que la menace révélée par le forfait ait été mise hors d’état de nuire. Il s’agira plutôt de comprendre comment ce frère/ cette sœur en humanité a pu manquer à la loi qui nous tient ensemble (en cette même humanité), en vue de rétablir avec lui/avec elle le lien social brisé par le crime. Peut-être voit-on mieux, à partir de là, la convenance de l’hébergement, dans un monastère de religieuses, d’une femme condamnée pour un lourd forfait ? [11]

La convenance de l’hébergement monastique

Sans doute plusieurs critiques ont-elles fusé dans le public belge à propos de cette solution-là. Outre celles qui portaient sur le principe même de la libération anticipée [12], ou celles qui ne manquaient pas de souligner l’étrange lien entre l’Église et la pédophilie [13], on a pu invoquer aussi l’incompétence des religieuses, a priori incapables, dit-on, d’assumer, faute d’expertise sociale, les exigences de la resocialisation.

On peut se demander en réalité en quoi consisterait cette « expertise sociale » qu’il faudrait préférer à la simple fraternité vécue entre elles par les religieuses. Car c’est peut-être au couvent que se trouve la plus précieuse expertise dont a besoin notre propre tissu social. Certes, la vie religieuse contemplative se déroule hors du monde, selon une vocation spéciale de Dieu lui-même, mais précisément, cette vocation-là, suscitée par l’abîme que représente l’amour inconditionnel de l’Époux crucifié pour son Épouse, répond-elle au mieux à l’abîme du mal auquel notre corps social ne peut répondre adéquatement avec ses seules catégories juridiques trop étriquées.

A quoi s’engage, en effet, la personne quand elle entre dans la vie monastique ? Selon la règle de saint Benoît (§58), les trois promesses du religieux portent d’abord sur la stabilité, c’est-à-dire la vie au même endroit jusqu’à la mort, ensuite sur l’obéissance à l’abbé de la communauté, enfin, englobant d’ailleurs ces deux premiers engagements, celui que l’on appelle en latin conversio morum ou encore conversatio morum pour désigner l’engagement monastique lui-même. Engagement fait à la fois de conversion, pour que la personne mortifie sans cesse les tendances égoïstes du quant-à-soi humain en vue de brûler d’une charité plus parfaite, et de conversation, au sens où le moine se trouve tant en alliance avec Dieu qu’en communion avec les autres membres de la communauté pour mener à bien cette vie-là. Ici, le mal est combattu non par une peine extérieure comme c’est le cas dans la prison, mais par l’appel intérieur du Bien qui n’est autre que Dieu lui-même, appelant chacun des religieux à la communion avec Lui et, du même coup, notons-le, à la communion entre eux. Par-là, le monastère ne rappelle-t-il pas à la société la profondeur de son propre lien social ?

Certes, encore une fois, cette consécration se vit pour Dieu, à l’écart du monde. Mais ce détour par le retrait nous situe peut-être davantage en plein cœur du monde [14]. L’engagement religieux descend en effet à la profondeur fraternelle vers laquelle le droit peine à trouver un accès explicite alors même qu’il se fonde sur elle. Lorsque des hommes / des femmes se regroupent pour vivre la vie commune en vue d’exercer la charité envers Dieu et le prochain, ils ne prétendent en aucune manière se montrer les ‘purs’ qui ne souhaiteraient pas se laisser contaminer par les ‘impuretés’ du monde ; ils entendent plutôt témoigner aux yeux du monde non seulement que leur véritable communion à eux, moines et moniales, se trouve dans l’unique Bien qui est Dieu, mais encore que le véritable lien social qui unit les humains entre eux est cette fraternité que Dieu a voulue en se montrant, par la création, leur Père.

Bien sûr, la société laïque et pluraliste ne peut pas se reconnaître en cette dernière affirmation, préférant dès lors combattre le mal en fondant son action pénale sur des théories positivistes telles que le contrat social ou la défense sociale. Mais, dans un État démocratique, rien n’empêche des personnes consacrées de dire, par leur hospitalité ou par le silence de leur propre vie, que la société porte en elle une intériorité qui, à proprement parler, lui échappe. Cette lecture spirituelle du lien social, vécue au jour le jour à l’ombre de leur monastère, permet à ces hommes et à ces femmes de déchiffrer les abîmes du Bien et du Mal à une profondeur que ne peuvent atteindre les positivismes du droit. Peut-être d’ailleurs est-ce le lieu de citer ici saint Paul : « L’homme spirituel (…) juge de tout, et il n’est lui-même jugé par personne ».

Intimement associés par leur consécration au mystère de la Rédemption, – c’est-à-dire de l’Arrachement aux forces du mal –, par la mort et la résurrection du Christ, les chrétiens et, parmi eux, au cœur de l’Église, les moines et les moniales, sont conduits à relire, selon cette nouvelle Donnée, les mystères de la condition humaine apparue dans le clair-obscur du Commencement biblique : d’abord la clarté lumineuse de la Création de l’homme et de la femme dans le Bien (‘Dieu vit que c’était très bon’), ensuite la séduction ténébreuse du Mal qui entraîna la chute de nos premiers parents. Instruits par cette grande fresque biblique qui va de la Genèse à l’Apocalypse, les êtres spirituels savent, comme nous l’avons dit, que les deux esprits, du Bien et du Mal, – concrètement, du Christ et du ‘mortel Ennemi de notre nature humaine’ (Exercices spirituels, n° 136) –, se partagent le cœur de tout homme et de toute femme venant en ce monde, ils se partagent tout état et tout endroit, toute famille comme tout tribunal, toute prison comme tout monastère. Mais ces êtres spirituels savent aussi que, la victoire étant déjà acquise, il n’y a pas lieu de désespérer. Comme le dit encore le communiqué des sœurs clarisses, « Madame Martin est un être humain capable, comme nous tous, du pire et du meilleur. La justice s’est prononcée et estime qu’elle peut envisager une progressive réinsertion. Nous croyons donc que tabler sur le meilleur d’elle-même n’est pas de l’inconscience de notre part ».

Conclusion

Le combat que mène la société politique contre le mal prend souvent la forme de l’emprisonnement du coupable. Mais, en-deçà de cette pratique à la fois rétributive et préventive, la société ne doit-elle pas s’interroger sur la profondeur à laquelle se noue le lien social que le crime est venu briser ? Car si l’auteur du forfait doit réfléchir à la gravité de son acte en vue d’arriver à cette seule vraie « peine » qu’est le regret de la faute qu’il a commise, la société, de son côté, peut s’interroger également sur les carences dont elle s’est rendue coupable d’abord dans la prévention du crime, puis dans sa répression. Dans la mesure, en effet, où la peine vise à rétablir le lien rompu par la violation de la norme commune, il revient à la société de creuser sa propre intériorité pour mesurer à quel point ses membres sont liés les uns aux autres par une fraternité qui dépasse d’emblée tous les positivismes que le droit a inventés pour justifier les peines qu’il inflige. A ce moment-là, la société comprend qu’elle doit, elle aussi, poser un geste afin que se noue la reconnaissance mutuelle inhérente à toute restauration du lien social.

Si, après mûre réflexion, des personnes consacrées décident de poser le geste d’accueil que la personne condamnée ne rencontrait pas ailleurs, on en admirera la convenance. N’est-ce pas en effet le commun engagement de ces personnes à vivre radicalement la conversio morum qui révèle à la société sur quelle Bonté secrète elle peut s’appuyer quand elle entreprend de lutter contre le mal ?

[1Michelle Martin, ex-épouse et complice de Marc Dutroux, a été arrêtée en 1996. Reconnue coupable, en 2004, de participation criminelle à la séquestration de six mineures d’âge, Laetitia Delhez, Sabine Dardenne, An Marchal, Eefje Lambrechts, Mélissa Russo et Julie Lejeune, avec la circonstance aggravante d’avoir, par privation de soins, entraîné la mort de ces deux dernières, elle a été condamnée à trente années de réclusion. En 2012, soit après 16 ans d’emprisonnement, le tribunal d’application des peines lui a octroyé la libération conditionnelle moyennant, entre autres, la disposition d’un logement. Cette décision, qui a rencontré une forte opposition dans la population, a pu s’appliquer parce que Mme Martin a reçu l’hébergement chez les sœurs clarisses de Malonne.

[2Dans le communiqué qu’elles ont publié dans la presse le 31 juillet 2012 (au moment où était en cours la délibération du tribunal d’application des peines), les sœurs clarisses ont rendu compte de leur choix : « Quand le temps fut venu pour Madame Martin de pouvoir bénéficier d’une libération conditionnelle, en vue d’une réinsertion sociale, nous espérions que les instances prévues à cet effet allaient lui procurer un lieu d’accueil. Mais il n’a pas été possible de trouver ce lieu. Il faut savoir que Madame Martin n’a pas de famille et qu’elle n’a pas trouvé en Belgique de lieu de réinsertion prévu pour des femmes. La suite des évènements a montré qu’il n’y avait pas non plus de possibilité d’accueil pour elle dans les pays voisins ».

[3V. Flohimont et V. van der Plancke, « Discriminations dans la sécurité sociale ? Du moine au détenu » in J. Fierens (éd), Jérusalem, Athènes, Rome, Liber amicorum Xavier Dijon, Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 243. Les deux auteures, juristes au Centre de recherche Droits fondamentaux et Lien social (Namur), plaident, en conclusion de leur contribution, pour une abolition des discriminations à l’égard du travail pénitentiaire, et donc son intégration dans le travail social commun.

[4Dans ce sens-là, la peine de mort garde une légitimité théorique, quoi qu’en prétendent les théories actuelles (perceptibles, par exemple, dans la revendication de l’euthanasie), selon lesquelles la vie d’un sujet n’appartiendrait qu’à ce sujet lui-même. Tout autre est la question de l’exécution de cette peine capitale, qui mérite d’être combattue toujours et partout. V. là-dessus, X. Dijon, « Peine de mort : abolir quoi ? », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2009, n° 63, pp. 95-118.

[5Les sœurs clarisses n’ont jamais voulu nier la profondeur du mal. On lit dans le communiqué (précité) du 31 juillet 2012 : « Notre chemin communautaire a croisé celui de Madame Martin à travers la demande de ses avocats. Ce fut un défi pour nous, bouleversées que nous étions par l’horrible souffrance des victimes et de leurs familles qui ont traversé l’enfer que vous savez. Nous avons cherché à vivre au mieux cette tension : comment porter ces deux réalités à la fois ? Ce ne fut pas facile. Notre cœur de femmes en a été bien souvent troublé. Nous avons choisi d’accueillir en nous ces deux souffrances qui ne sont en rien comparables l’une avec l’autre ».

[6Dans un domaine différent, celui du handicap, on peut relever une préoccupation semblable, telle que développée, par exemple, dans le modèle social de handicap. Une déficience de l’organisme est un fait ; le handicap en est un autre : la différence provient de la façon dont la société s’organise dans sa politique d’enseignement, de logement, de mobilité, etc. C’est toujours en fonction d’un milieu social donné qu’une personne déficiente vivra plus ou moins gravement l’expérience du handicap.

[7V. par exemple, parmi les principes généraux de cette loi du 12 janvier 2005 (M. B., 1er fév. 2005) : Art. 5. § 1er. L’exécution de la peine ou mesure privative de liberté s’effectue dans des conditions psychosociales, physiques et matérielles qui respectent la dignité humaine, permettent de préserver ou d’accroître chez le détenu le respect de soi et sollicitent son sens des responsabilités personnelles et sociales.[…] Art. 6. § 1er. Le détenu n’est soumis à aucune limitation de ses droits politiques, civils, sociaux, économiques ou culturels autre que les limitations qui découlent de sa condamnation pénale ou de la mesure privative de liberté, celles qui sont indissociables de la privation de liberté et celles qui sont déterminées par ou en vertu de la loi. § 2. Durant l’exécution de la peine ou mesure privative de liberté, il convient d’empêcher les effets préjudiciables évitables de la détention. Art. 7. § 1er. Dans chaque prison, on tentera d’instaurer un climat de concertation. A cet effet, on créera dans chaque prison un organe de concertation afin de permettre aux détenus de s’exprimer sur les questions d’intérêt communautaire pour lesquelles ils peuvent apporter leur participation […].

[8L’absence de lieu d’accueil (autre qu’un couvent de religieuses) pour une détenue libérée sous condition constitue un autre signe de cette négligence.

[9Sur la less eligibility, v. Véronique Van der Plancke et Hugues-Olivier Hubert, « Peine et sécurité sociale : le jeu de la less eligibility », in V. Van der Plancke et G. Van Limberghen, Les limitations au droit à la sécurité sociale des détenus : une double peine ?, Bruges, La Charte, 2010, pp. 217-242.

[10Art. 1er de la D.U.D.H. : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».

[11Convenance et non nécessité. Car la resocialisation des délinquants libérés conditionnels incombe d’abord aux instances publiques. Cela étant, si un hébergement monastique a lieu à la suite de circonstances particulières telle la pénurie d’autres lieux d’accueil, il est possible de mesurer a posteriori la pertinence de cette solution.

[12En Belgique, la loi 17 mai 2006 relative au statut juridique externe des personnes condamnées à une peine privative de liberté et aux droits reconnus à la victime dans le cadre des modalités d’exécution de la peine attribue aux personnes condamnées le droit d’obtenir, après avoir purgé le tiers de leur peine (deux tiers s’il s’agit de récidivistes), leur libération aux conditions que fixe le tribunal d’application des peines, lequel tribunal prend sa décision en tenant compte d’un certain nombre de paramètres tels que la possibilité pour le condamné de subvenir à ses besoins ; l’absence de risque manifeste pour l’intégrité physique de tiers ; l’attitude convenable à l’égard des victimes des infractions qui ont donné lieu à sa condamnation, etc. chargée de recevoir les plaintes, fût aussi la seule à être stigmatisée sur la place publique. L’amalgame aidant, l’accueil dans un monastère catholique d’une personne condamnée pour complicité dans des faits de pédophilie, ne pouvait que renforcer l’opposition.

[13Le 30 mars 2011, la Commission parlementaire relative au traitement d’abus sexuels et de faits de pédophilie dans une relation d’autorité, en particulier au sein de l’Église remettait son rapport qui a conduit les autorités ecclésiales à accepter de remettre en cause le principe juridique de la prescription extinctive des obligations : un Centre d’arbitrage en matière d’abus sexuels reçoit en effet les plaintes émanant de victimes d’infractions prescrites, commises par des gens d’Église, et se prononce sur leur indemnisation. Sans doute sait-on que les milieux sportifs ou médicaux et, bien sûr, les familles elles-mêmes, connaissent aussi, largement, un tel fléau mais le mauvais sort a voulu que l’Église, seule instance qui avait commencé à prendre ses responsabilités dans ce domaine-là par l’institution d’une commission interne

[14Le communiqué, déjà cité, du 31 juillet 2012 disait : « Notre participation à la société belge se veut de simplicité et de discrétion : nous cherchons à être au cœur de cette société, une présence de paix, de concorde et d’espérance – comme la plupart de nos concitoyens d’ailleurs ! »

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