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Chronique d’Écriture Sainte

Ancien Testament et Judaïsme

Didier Luciani

N°2012-3 Juillet 2012

| P. 221-231 |

Neuf ouvrages nous sont offerts par les éditeurs pour ce rendez-vous annuel : quatre commentaires de livre ou de péricope bibliques (I), une étude transversale (Ancien Testament, Nouveau Testament, judaïsme et christianisme anciens) sur le monothéisme biblique (II) et enfin, quatre ouvrages en rapport avec le judaïsme, son histoire et sa pensée (III).

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Neuf ouvrages nous sont offerts par les éditeurs pour ce rendez-vous annuel : quatre commentaires de livre ou de péricope bibliques (I), une étude transversale (Ancien Testament, Nouveau Testament, judaïsme et christianisme anciens) sur le monothéisme biblique (II) et enfin, quatre ouvrages en rapport avec le judaïsme, son histoire et sa pensée (III).

I

Une fois n’est pas coutume, mais c’est bien au Lévitique que revient le privilège d’ouvrir cette chronique avec le livre d’Alfred Marx, professeur émérite de la Faculté de théologie protestante de Strasbourg. Près de vingt ans après la parution d’un premier volume sur Lv 1-16 sous la plume de René Péter-Contesse, la collection « Commentaire de l’Ancien Testament » (Labor et Fides) achève enfin le chantier par un volume sur Lv 17-26 offrant ainsi le seul commentaire actuel, scientifique et intégral en français, sur ce livre biblique [1]. Si la division, classique depuis K.H. Graff (1866) et A. Klostermann (1877), entre une première partie (Lv 1-16) et un « code de Sainteté » (Lv 17-27) semble a priori pouvoir justifier une telle répartition des tâches, le défi n’était pourtant pas si simple à relever et cela, pour trois raisons au moins. D’une part, le livre central de la Torah, bien qu’ayant bénéficié ces dernières années d’un regain d’intérêt exégétique, reste pour la plupart des lecteurs un livre difficile qui nécessite, en conséquence, des trésors de pédagogie pour accéder à son intelligence. Ensuite, le paradigme de la recherche a passablement évolué en deux décennies, notamment, en ce qui concerne la nature et la datation de ce supposé « code de Sainteté » ; enfin, et résultant en partie du point précédent, la perspective de Marx n’est pas forcément identique à celle de son prédécesseur. Sensible à la cohérence, à la logique interne et à la dimension rhétorique du texte, celui-ci cherche, en tout cas, à honorer bien davantage que Péter-Contesse, l’unité du Lévitique en même temps que son appartenance à l’œuvre sacerdotale (P). En outre, il excelle à en déployer les dimensions éthiques et théologiques qui – comme il le dit si bien – sous-tendent un véritable « projet de société tendu vers le Royaume » (voir p. 22-23). Et, comme le lecteur s’en rendra vite compte à propos de maints passages habituellement négligés, il ne fait pas cela à l’occasion du seul commandement (trop) connu sur l’« amour du prochain » (Lv 19,18) : on peut voir, par exemple parmi bien d’autres passages, son commentaire sur Lv 17,10-12 (l’interdiction de manger le sang). Concrètement, après une introduction et une bibliographie d’une quinzaine de pages chacune, le commentaire – répondant aux normes de la collection dans laquelle il s’insère – propose, dans un gabarit à peu près équivalent pour chaque chapitre du Lévitique (15 à 20 pages), une traduction et un commentaire suivi du texte biblique, les références savantes et les pistes de recherches étant renvoyées en note de bas de page. Bien que douze fois moins volumineux (7 fois, pour les chapitres concernés : Lv 17-27) que le commentaire monumental de Jacob Milgrom (Anchor Bible, 1991-2001), l’ouvrage de Marx ne représente pas qu’un guide sûr, profond et stimulant à propos d’un livre qui en vaut bien la peine, mais il fournit aussi des arguments supplémentaires pour le (re)lire et en savourer les innombrables richesses.

Ceux qui ont encore en mémoire le « Cahier Évangiles », n° 125 (Paris, 2003) ne seront pas trop dépaysés par le nouveau livre de Philippe Abadie, professeur d’Ancien Testament à l’Institut Catholique de Lyon et auteur bien connu des lecteurs de la revue puisqu’il nous honore à peu près chaque année d’une publication. Dans son nouvel opus [2], l’auteur, en effet, développe la recherche qu’il avait jadis initié dans ce « Cahier » en même temps qu’il poursuit et enrichit, par une lecture attentive du livre des Juges, ses réflexions stimulantes sur l’histoire d’Israël [ L’histoire d’Israël entre mémoire et relecture ; voir VC 82 (2010-3), p. 228-230]. Dans la lignée des « maîtres » dont il se réclame (Pierre Gibert, notamment), sa perspective est d’abord clairement historique (la manière dont la mémoire d’Israël s’est élaborée dans le temps à travers ces récits), même si, à l’occasion, il ne rechigne pas à prêter attention à la beauté littéraire des textes en leur état final et qu’en outre, – comme le sous-titre l’indique – il entend bien tirer une théologie de ces écrits. Après une introduction générale (nom, origine, formation, place du livre et rapport à l’histoire), le parcours, sans constituer à proprement parler un commentaire exhaustif, commence par examiner la double introduction du livre (Jg 1,1-2,5 ; Jg 2,6-3,6), puis passe, tour à tour, en revue les récits de ces « héros peu ordinaires » que sont Otniel, Ehoud et Shamgar (Jg 3,7-31), Déborah et Baraq (Jg 4-5), Gédéon et Abimélek (Jg 6-9), Jephté (Jg 10,6-12,7), Samson (Jg 13-16), pour se clôturer enfin, sur le récit de la migration des Danites vers le nord (Jg 17-18). Une dernière fois, la conclusion revient sur la difficile question du rapport complexe du récit biblique à la vérité historique pour conclure que, si peu d’éléments narratifs résistent finalement à l’examen de la critique, il n’est pas moins impérieux, pour comprendre la théologie véhiculée par ces récits d’époque tardive, d’essayer d’en découvrir l’intentionnalité historienne sous-jacente. À titre d’exemple et sans contester le moins du monde l’intérêt d’un tel type de démarche, les résultats me paraissent bien illustrés par le propos, certes limité et provisoire, mais qui clôture l’étude de Jg 6,1-32 (vocation de Gédéon) : « Au vu de cette analyse, la seule conclusion qui s’impose est donc de voir dans le combat du héros contre Baal une reconstruction théologique sans lien réel à l’histoire si ce n’est de projeter dans le passé un combat toujours présent au moment de la mise en écriture » (p. 90). D’où ma question, peut-être naïve, sincère en tout cas, mais qui trahit aussi – je l’avoue – une petite déception par rapport à l’ensemble du parcours proposé : sans contester la réalité de l’intentionnalité historienne, est-il vraiment nécessaire d’opérer ce si grand détour par l’histoire factuelle pour en conclure, sans doute avec raison, que ces récits n’ont pas grand-chose à voir avec elle et pour en tirer des conclusions théologiques qu’une simple lecture synchronique aurait souvent suffi à établir ? N’y a-t-il pas là précisément une invitation à aborder ces textes autrement que comme des documents historiques ? Ou pour le dire plus brièvement : faut-il autant d’histoire pour aboutir à si peu de théologie ? Hormis cette question, à mon avis essentielle, on regrettera une précipitation sans doute trop grande dans le travail d’édition qui entraîne la production d’un manuscrit non dépourvu de nombreuses coquilles et fautes : ainsi, un des auteurs envers qui Abadie reconnaît pourtant sa dette (W. Richter), s’appelle parfois Wolfang (p. 9, 190), d’autres fois Walter (p. 71, 78) et d’autres fois encore, Walther (p. 13). Une telle situation, si elle se multipliait, nuirait certainement à la réputation d’une collection aussi prestigieuse que Lectio Divina.

C’est dans cette même collection que paraît le troisième volume de la série « Études d’histoire de l’exégèse » [3], initiative conjointe de l’« Institut d’études augustiniennes » (CNRS-EPHE, Paris IV) et du « Groupe de Recherches sur les Non-Conformistes Religieux des XVIe et XVIIe siècles et sur l’Histoire des Protestantismes » (Université de Strasbourg) qui consacrent, deux fois par an, une journée à l’étude d’un verset ou d’une péricope biblique et à l’histoire de son interprétation [voir VC 83 (2011-3) 214] [4]. Ce volume réunit, autour du fameux verset d’Habacuc 2,4 (« Le juste vivra de sa foi »), cinq contributions : Thierry Legrand traite du Pesher (1QpHab VII-VIII) et du Targum d’Habacuc retrouvés à Qumrân ; Martine Dulaey aborde les premiers siècles du christianisme (surtout Eusèbe de Césarée, Jérôme et Augustin) ; Gilbert Dahan étudie les commentaires latins médiévaux de ce verset (de Haymon d’Auxerre à Denis le Chartreux) ; Annie Noblesse-Rocher fait de même avec les commentaires du XVIe et XVIIe siècles (principalement, François Lambert, Cornelius a Lapide, Luther, Calvin et Wolfang Capiton) ; David Banon, enfin, propose une lecture juive qui articule les notions d’emunah (foi) et de loi. Contrairement aux principes énoncés par les promoteurs de l’entreprise, le volume ne contient pas vraiment d’information sur l’exégèse actuelle du verset d’Habacuc – on entre de suite dans l’interprétation qumrannienne – et, par ailleurs, l’utilisation paulinienne de ce verset est à peine effleurée par M. Dulaey et indirectement traitée par A. Noblesse-Rocher, mais on se consolera plus facilement de ces quelques limites en apprenant qu’une autre étude de Stephen Hultgren [ Habakuk 2 : 4 in early judaism, in Hebrew, and in Paul (Cahiers de la Revue Biblique, 77), Paris, 2011] est parue six mois avant celle qui est présentée ici et complète, de manière tout à fait adéquate, cet important et déjà riche dossier.

Dans la lignée de ceux qui ont proposé récemment une lecture du livre d’Isaïe dans son unité et selon sa forme finale (J. Ferry, D. Janthial, R. Lack, A.-M. Pelletier, etc.), Yvan Maréchal, enseignant au Collège des Bernardins (Paris) offre un commentaire théologique et pastoral de ce monument de la littérature prophétique [5]. Les quatre actes du drame qui, selon l’auteur, s’y joue commandent les quatre sections de son ouvrage. Is 1-12 sert de socle à tout le livre et, sur fond d’une critique sérieuse des maux de la société dans laquelle le prophète vit, pose la question fondamentale de la foi et de la confiance. Le deuxième acte (Is 13-39) adopte une perspective plus universaliste en élargissant la même problématique de la foi aux nations et lui confère même une connotation eschatologique en associant le cosmos aux événements historiques. Is 40-55 présente le processus de la transformation de ceux qui, humiliés par l’épreuve de l’exil, reconnaissent leur faute et acceptent la nouveauté de l’action créatrice et rédemptrice de Dieu. La quatrième section (Is 56-66), enfin, prolonge ce temps de la transformation en appelant le peuple des pauvres à se purifier et à collaborer à l’action divine. On ne cherchera pas tant l’originalité des positions exégétiques dans ce commentaire que le déploiement patient d’un message auquel le nom même d’Isaïe renvoie sans se lasser : Dieu sauve.

II

C’est à un vaste tour d’horizon sur les origines du monothéisme que nous convie le collectif publié par l’Équipe de recherche en exégèse biblique (EREB) de l’Université de Strasbourg [6]. Fruit de cinq années de travail, celui-ci ne compte pas moins de vingt-quatre contributions, réparties en cinq sections. Après une mise en perspective de la question (« Le monothéisme en débat », p. 9-68) les domaines suivants sont abordés tour à tour : 1) « L’Ancien Testament et la société israélite » (p. 69-143), avec quatre articles traitant des chapitres 4 et 32 du Deutéronome, du livre de Jonas et du Psautier ; 2) « Le Nouveau Testament » (p. 145-272), avec sept études portant sur les évangiles de Matthieu, Marc et Jean, sur les Actes des apôtres et sur 1Co 8-11 ; 3) « Qumrân et la littérature non canonique » (p. 273-311), avec trois contributions proposant aussi bien une analyse globale des théonymes dans les manuscrits de la Mer morte qu’une lecture particulière du Cantique de l’holocauste du cinquième sabbat (4Q402 4) et de l’Apocalypse d’Abraham ; 4) « La littérature rabbinique » (p. 313-357), avec une enquête dans les traditions targumiques et une autre dans le Talmud ; 5) « La société gréco-romaine et le christianisme des premiers siècles » enfin (p. 359-434), regroupant quatre papiers sur le monothéisme philosophique de Rome (de Varron à Sénèque), sur la question de la représentation de la divinité chez Dion de Pruse et Aelius Aristide, et sur le concept de « monarchie » utilisé par les Pères apologistes. Une conclusion sous forme de « Prolongements théologiques » (p. 435-454) invite à poursuivre la réflexion à propos du Dieu de Jésus-Christ et du monothéisme trinitaire si singulier qu’il inaugure. Il est clair que semblable richesse de contenu rend tout aussi vaine la tentative de compte-rendu détaillé que la prétention à une synthèse globalisante. Mais le lecteur percevra vite la pertinence d’une telle recherche, bien au-delà du strict champ exégétique où elle se déploie et même si in fine elle pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Ses répercussions concernent aussi bien l’histoire (d’Israël, du judaïsme et du christianisme primitifs) que la théologie ou encore la philosophie, sans parler des aspects sociologiques et politiques de la question, notamment le lien, supposé ou réel, entre monothéisme et violence. Le lecteur persévérant ne manquera pas toutefois de voir quelques lignes de force se dessiner et peut-être quelques convictions s’imposer. D’une part, le monothéisme n’est sans doute pas plus facile à penser que le polythéisme et l’opposition entre les deux, aussi traditionnelle et commode soit-elle, ne suffit pas pour rendre compte adéquatement de l’émergence du premier. D’autre part, dans ce lent et obscur processus d’élaboration théologique et de séparation – voire de confrontation polémique – par rapport aux discours et aux pratiques environnantes, la question du langage joue un rôle capital. Enfin, si le monothéisme trinitaire impose aux chrétiens la charge spécifique de rendre raison de leur croyance face au monothéisme juif, l’un et l’autre ne peuvent éviter la confrontation avec les philosophies issues du monde « païen ». Souhaitons, avec les auteurs de ce bel et exigeant parcours, que l’étude de ces problématiques anciennes et pourtant toujours actuelles contribue au dialogue, au respect réciproque et à la paix dans nos sociétés.

III

Daniel Boyarin serait-il en train de s’imposer comme « l’auteur qu’il faut avoir lu » sur les origines du christianisme et du judaïsme ? Déjà plébiscité aux USA où il enseigne la culture talmudique (Université de Berkeley), il commence, en tout cas, à se faire un nom dans l’ère francophone depuis la traduction de deux de ses ouvrages précédents [7]. Celui recensé ici [8] est donc le troisième et il peut être considéré comme le prolongement du précédent Mourir pour Dieu. Autant le dire d’emblée : dans ces ouvrages, et spécialement dans le dernier, l’auteur n’hésite pas à « secouer le cocotier » des convictions savantes et des reconstitutions historiennes classiques en tenant une thèse que le titre condense à sa façon et que l’on peut présenter ainsi : la frontière entre juifs et chrétiens est restée floue au moins jusqu’au IVe, voire jusqu’au début du Ve s., c’est-à-dire bien après les dates de 70 (destruction du temple de Jérusalem) ou de 135 (fin de la seconde révolte juive), communément admises pour la rupture. En outre, la relation entre des groupes non encore formés – avant que les hérésiologues de tous bords ne parviennent à élaborer un discours suffisamment clair dessinant les identités respectives et consolidant donc les orthodoxies propres au judaïsme et au christianisme – doit être comprise selon le modèle de la partition, de la différentiation progressive et de la gémellité plutôt qu’en termes de séparation brusque des voies ou de relation mère/fille. Autrement dit, le christianisme ne naît pas d’une matrice juive déjà constituée, mais les deux « sont jumeaux, liés par la hanche » (p. 27), ce qui oblige du coup à comprendre les concepts mêmes d’orthodoxie et d’hérésie de manière concomitante (ils apparaissent ensemble), corrélative (on ne peut les définir que l’un par rapport à l’autre) et, en partie au moins, concordante (même si le contenu diffère de part et d’autre, la forme et les perspectives coïncident). L’argumentation dense et parfois touffue, avec abondance de notes savantes, se déploie en trois étapes.

Dans la première (« Faire une différence : les débuts hérésiologiques du christianisme et du judaïsme », p. 73-167), il s’agit essentiellement de présenter les preuves d’un développement parallèle des hérésiologies chrétienne et rabbinique à la fin du IIe s. en lisant d’une part, le Dialogue avec Tryphon de Justin le Martyr – ce dernier étant considéré non pas comme témoin d’une situation de séparation déjà existante, mais plutôt comme planificateur d’une partition du territoire religieux et inventeur de l’orthodoxie chrétienne – et d’autre part, en traçant dans divers textes du Ie -IIIe s. (Flavius Josèphe, Philon, NT, Qumrân, Apocryphes, Mishna) l’émergence de la notion d’hérésie (minut) sur la scène juive non chrétienne.

La deuxième partie (« La crucifixion du Logos : comment la théologie du Logos devint chrétienne », p. 169-272) tourne autour de ce que Boyarin présente lui-même, dans son introduction, comme l’argument majeur du livre, à savoir la théologie du Logos selon laquelle existerait une seconde entité divine (Verbe, Sagesse, Memra) en position d’intermédiaire entre Dieu et le monde : « Selon moi, la théologie du Logos ne distingue pas à l’origine le christianisme du judaïsme mais c’est plutôt un héritage commun qui fut interprété et construit pour devenir une marque distinctive à travers une conspiration de fait de théologiens orthodoxes des deux côtés de la nouvelle ligne frontière » (p. 65). En d’autres termes, longtemps avant que cette question ne devienne un shibbolet discriminant entre deux orthodoxies exclusives et même n’exprime l’essence de leur différence théologique, il y eut des juifs non chrétiens pour croire au Logos comme en un « second Dieu » alors que certains disciples de Jésus pouvaient avoir, à l’inverse, une conception purement modaliste de la Trinité.

L’ultime section (« Étincelles du logos : ou comment historiciser la religion rabbinique », p. 273-389) aborde la « fin » de l’histoire en s’intéressant d’une part, à la période de clôture du Talmud de Babylone et d’autre part, à celle du concile de Nicée et de sa réception. Concernant le Talmud, un grand crédit est accordé à la théorie selon laquelle sa rédaction finale serait due aux stammaïm, ces rabbis anonymes postamoraïques qui ont réussi à imposer, aussi bien au plan théorique que rhétorique, la culture du débat sans fin, l’argumentation dialectique, l’indétermination interprétative et donc, la contingence de toute prétention à la vérité comme la forme la plus sublime, la quintessence même de la Torah [9]. Par ailleurs, en créant le mythe de Yavneh (sorte de « concile œcuménique » des rabbis rétro projetée au Ie s.), ces mêmes stammaïm ont fourni au judaïsme un récit des origines légitimant les institutions qu’ils cherchaient à mettre en place et, réussissant à les imposer, ils ont donné forme à l’orthodoxie rabbinique. Cette édification de la Bet ha-Midrash (maison d’étude) idéale et la « canonisation du désaccord » comme mode de son fonctionnement, illustrées par plusieurs textes talmudiques et adroitement mises en parallèle avec certaines légendes sur Nicée (notamment celles conservées par Rufin d’Aquilée) permettent de percevoir l’évolution des stratégies discursives au sein des deux entités en formation. Là où les choses se rejoignent toutefois, c’est dans la manière dont, de part et d’autre, les légendes symbolisent les pratiques textuelles et comment les « livres » qui en résultent (le Talmud « désordonné », le corpus « consensuel » des Pères de l’Église) soutiennent le même mythe de fondation d’une orthodoxie.

À ce stade terminal de la définition du judaïsme rabbinique, une dernière étape reste toutefois à franchir : montrer l’asymétrie des développements de la notion de religion dans l’Empire devenu chrétien. Alors que l’Église a besoin de définir une orthodoxie juive en vis-à-vis pour se penser elle-même et pour garantir, dans une opposition binaire, sa propre orthodoxie, se prémunissant ainsi des dangers de l’hybridité, les Rabbis récusent la définition chrétienne de la « religion » – vue comme système de croyances et de pratiques adoptées librement et où celui qui abandonne ce système devient hérétique – et, rejetant l’idée même d’hérésie, ils refondent sur l’ethnicité (Sanhédrin 44a : « Un Israélite, même s’il pèche, reste un Israélite ») ce qui les différencie des chrétiens, lesquels sont maintenant devenus pour eux, le prototype des Gentils : « le Royaume [l’empire] est devenu minut [chrétien] » (Sota 23b ; 49b).

Si cette trop brève présentation permet de percevoir les grands axes et le caractère novateur de la thèse de Boyarin, elle aura déjà rempli son rôle. Gageons toutefois que, sans mégotter sur l’importance de la remise en cause et sur les déplacements que l’auteur nous invite à faire, cette brillante et provocatrice reconstitution historiographique n’ira pas sans susciter de nombreux débats.

Les deux ouvrages suivants proviennent du même éditeur (Lessius), sont publiés dans la même collection (l’Autre et les autres) et tous deux donnent la parole, mais dans un contexte différent, au rabbin David Meyer déjà connu de nos lecteurs. Dans Le minimum humain [10], celui-ci – comme il l’avait fait jadis avec le jésuite Yves Simoens et le théologien musulman Soheib Bencheikh [ Les versets douloureux : voir VC 81 (2009) 231] – provoque et poursuit un dialogue aussi exigeant qu’impératif, cette fois avec un pasteur protestant, sur les conditions du vivre ensemble quand la diversité culturelle, religieuse ou tout simplement la vision du monde séparent les individus ou pire, génèrent des conflits identitaires. Il le fait à partir d’une relecture – à la fois traditionnelle (dans sa manière de scruter les moindres aspérités du texte), critique (par les questions qu’il n’hésite pas à adresser à sa propre tradition) et novatrice (par l’interprétation qu’il en donne) – des lois noachides qui, dans la tradition juive et pour elle, sont un des lieux majeurs à partir duquel les dimensions d’ouverture et d’articulation à l’universel sont réfléchies et honorées. En contrepoint, Jean-Marie de Bourqueney, pasteur à Bruxelles, interroge la « prétention » du christianisme à l’universel en reparcourant l’histoire de celui-ci à la lumière des catégories de kosmos (universel créationnel), de katholikos (universel symbolique) et d’oikouménè (universel centrifuge). Si ce dernier modèle a été largement dominant, de Bourqueney montre bien qu’il n’est pas le seul possible et qu’on peut lui préférer le modèle de l’universalité symbolique qui, sans forcément conduire au syncrétisme ou au relativisme, invite plutôt à vivre la vocation universelle de ses convictions tout en conservant une posture de dialogue. C’est d’ailleurs certainement ce terme de « dialogue » qui constitue le maître-mot de tout l’ouvrage, lequel se termine en élargissant – de manière sans doute utile mais malheureusement trop brève – le débat à l’islam (Farid el Asri) et à l’humanisme laïque (Paul Danblon).

Même si certains lecteurs n’y verront pas la même urgence, c’est une autre question, non moins brûlante et tout aussi incontournable, que le second livre de Meyer aborde [11] : à la suite de la Shoah, quelles pourraient être les raisons proprement théologiques qui justifieraient la permanence d’un peuple qui a été exterminé, non « à cause de ses fautes », mais en raison même de sa fidélité à l’alliance ? Existerait-il un 614e commandement qui prescrirait sa survie et qui, par l’obligation de transmettre, envers et contre tous, la vie aussi bien que la tradition, empêcherait de désespérer de l’Homme et de Dieu ? Pour tenter, non pas tant de répondre, mais plutôt de s’ouvrir à cette double interrogation (quelle foi juive et quel avenir pour le judaïsme ?) et, plus largement, pour s’affronter au terrible défi de « penser après Auschwitz », Meyer convoque trois rabbins et théologiens anglophones – Emil Fackenheim (1916-2003), Richard Rubenstein (1924) et Eliezer Berkovits (1908-1997) – représentant trois types d’appartenance au judaïsme (réformé, conservateur et orthodoxe) et peu ou pas du tout (pour le 3e d’entre eux) traduits en français. Après une présentation générale de leur pensée respective et de leur cheminement intellectuel, il propose pour chacun d’eux, de longs extraits de leurs œuvres qu’il traduit parfois de première main, qu’il situe dans le contexte historique et qu’il commente dans un apparat de notes toujours substantiel [12] : de Fackhenheim, God’s presence in History (1970)*, To mend the world (1982), What is judaism ? An interpretation for the present age (1987)* ; de Rubenstein, After Auschwitz. History, théology, and contemporary judaism (1966,2 1992), The cunning of history (1975)* ; et enfin, de Berkovits, Faith after the Holocaust (1973). Le parcours est suffisamment ample pour montrer que ces pensées excèdent les simplifications auxquelles on les a parfois réduites (au-delà de la « voix prescriptive » d’Auschwitz pour Fackenheim, et au-delà de la « mort de Dieu » pour Rubenstein) et qu’elles savent aussi se montrer critiques – dans le cas de Berkovits – par rapport au discours officiel de l’orthodoxie et à son credo sur l’« invariabilité de la tradition ». Même si Rubenstein refuse, pour des raisons tout à fait compréhensibles, cette comparaison et que Berkovits insiste sur le fait qu’il ne tient que la place du « frère de Job », on ne peut, bien sûr en lisant ces pages, s’empêcher de penser à l’homme « intègre et droit, craignant Dieu et se gardant du mal » du pays de Uç (Jb 1,1). En outre, et nonobstant les positions radicalement anti-chrétiennes d’un Berkovits ou précisément grâce à elles, le lecteur chrétien comprendra sans doute également mieux pourquoi la Shoah ne concerne pas que la théologie juive et, face à ces interrogations, peut-être se remémorera-t-il l’énigmatique parole de Jésus : « Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (Lc 18,8).

Le Lévitique qui a ouvert cette chronique la refermera également (au moins en partie) puisqu’il s’agit, pour terminer, de présenter le deuxième volume d’un ambitieux projet éditorial initié par André Paul – spécialiste reconnu du judaïsme ancien – autour de la « bibliothèque de Qumrân » [13]. Or ce volume concerne précisément l’Exode, le Lévitique et les Nombres. Le projet en question consiste à présenter l’ensemble des textes de Qumrân, non bibliques et bibliques (au moins quand ces derniers présentent des variantes significatives par rapport au texte massorétique), dans une édition bilingue, non pas en suivant le classement traditionnel par numéros de grotte ou par genre littéraire, mais plutôt – et c’est là toute l’originalité de la démarche – en classant les manuscrits en fonction de leur lien thématique ou formel avec tel ou tel livre biblique. Ainsi, pour le Lévitique, sur la quinzaine de manuscrits trouvés à Qumrân, sont présentés, avec toutes sortes d’annotations savantes : 4QLévitique-Nombres (4Q23) ; 4QLévitiqueb (4Q24) ; 4QLévitiqued (4Q26) ; 11Qpaléo-Lévitiquea (11Q1) ; 4QSeptante du Lévitiquea (4Q119) ; 4QSeptante du Lévitiqueb (4Q120) ; et enfin, une traduction araméenne, très littérale, du Lévitique (4Q156). Si l’on perçoit bien l’originalité d’une telle entreprise – notamment par rapport aux projets éditoriaux concurrents, qu’ils soient allemand ou anglais – et son intérêt aussi bien pour la connaissance du judaïsme que pour l’histoire de l’interprétation du texte biblique, la critique textuelle, ou encore la compréhension du processus de canonisation, on réalisera également sans peine que la matière traitée et la technicité du propos réservent cet ouvrage à un public assez spécialisé et fortement motivé.

[1A. Marx, Lévitique 17-27 (coll. Commentaire de l’Ancien Testament, IIIb), Genève, Labor et Fides, 2011, 17 × 24 cm, 226 p., 30 €.

[2P. Abadie, Des héros peu ordinaires. Théologie et histoire dans le livre des Juges (coll. Lectio Divina, 243), Paris, Cerf, 2011, 13,5 × 21,5 cm, 198 p., 19 €.

[3M. Arnold et al., « Le juste vivra de sa foi » (Habacuc 2,4) (coll. Lectio Divina, 246), Paris, Cerf, 2012, 13,5 × 21,5 cm, 144 p., 15 €.

[4En mars 2012, ce séminaire vient de tenir sa septième séance consacrée à Lv 17,10-12 (encore le Lévitique à l’honneur !).

[5Y. Maréchal, Le livre d’Isaïe ou l’expérience du salut, Paris, Parole et Silence, 2011, 15 × 23,5 cm, 419 p., 30 €.

[6E. Bons et T. Legrand (éd.), Le monothéisme biblique. Évolution, contextes et perspectives (coll. Lectio Divina, 244), Paris, Cerf, 2011, 13,5 × 21,5 cm, 465 p., 34 €.

[7Pouvoirs de Diaspora : essai sur la pertinence de la culture juive (co-écrit avec son frère Jonathan ; 2002, trad. française : 2007) et Mourir pour Dieu. L’invention du martyre aux origines du judaïsme et du christianisme (1999, trad. française : 2004).

[8D. Boyarin, La partition du judaïsme et du christianisme (coll. Patrimoines Judaïsme). Paris, Cerf, 2011. 447 p. 23,5 × 14,5. 48 €.

[9Idéologie bien illustrée par la formulation d’Eruvin 13b, rapportant un oracle céleste à propos d’opinions contradictoires de Hillel et de Shammaï : « Celles-ci et celles-là sont les paroles du Dieu vivant ».

[10D. Meyer et J.-M. de Bourqueney, Le Minimum humain. Réflexions juive et chrétienne sur les valeurs universelles et sur le lien social (coll. L’Autre et les autres, 12), Bruxelles, Lessius, 2010, 14,5 × 20,5 cm, 213 p., 19,50 €.

[11D. Meyer, Croyances rebelles. Fackenheim, Rubenstein et Berkovits : théologies juives et survie du peuple juif au crépuscule de la Shoah (coll. L’Autre et les autres, 14), Bruxelles, Lessius, 2011, 14,5 × 20,5 cm, 344 p., 29,50 €.

[12Les ouvrages pour lesquels existent déjà une traduction française sont marqués d’une astérisque.

[13K. Berthelot et Th. Legrand (dir.), Torah : Exode – Lévitique – Nombres. Édition et traduction des manuscrits hébreux, araméens et grecs (coll. La bibliothèque de Qumrân, 2), Paris, Cerf, 2010. Le premier volume sur la Genèse est paru, chez le même éditeur, en 2008.

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