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Sur le Traité de la vraie dévotion à la Très Sainte Vierge de L.-M. Grignon de Montfort

Marie-Gabrielle Lemaire

N°2008-1 Janvier 2008

| P. 52-63 |

Très connu pour sa consécration à Marie, saint Louis Grignion de Montfort, ce missionnaire exceptionnel, est ici approché dans son œuvre maîtresse, qui répond à la question : comment aller jusqu’à Dieu ? Les trois désignations mariales privilégiées indiquent la même réponse : nous ne pouvons connaître Dieu que par Marie, « paradis terrestre de Dieu », « monde de Dieu », « magnificence du Très-Haut ». La position unique de Marie par rapport à nous lui vient de sa maternité divine.

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Breton des XVIIe-XVIIIe siècle, Louis-Marie Grignion de Montfort fut un missionnaire exceptionnel et un éminent théologien de Marie. Il avait sans doute la vocation d’un prophète ; son langage en a dérouté plus d’un, son zèle en a exaspéré d’autres. Rejeté de son vivant par ses confrères, il reste aujourd’hui incompris ; reconnu par les pauvres gens qu’il évangélisait et éveillait à l’art de « respirer » Marie, il demeure aujourd’hui un apôtre incontournable de la vraie dévotion à la Mère du Christ. Ses écrits, nombreux, développent une pensée synthétique dans laquelle Marie est comme le fil conducteur. Nous proposons ici d’approcher sa mystique mariale par le biais de trois noms qu’il donne à Marie dans le Traité de la vraie dévotion à la Très Sainte Vierge, son chef d’œuvre. Ce livre répond à une question : comment aller jusqu’à Dieu ? La réponse se trouve en Marie. Elle est tout uniment la Mère de Dieu et des hommes. Dieu en elle s’est fait homme, aussi est-ce en elle que nous sommes divinisés.

Montfort n’abandonne jamais le point de vue de Dieu. Et lorsqu’il parle de Marie, c’est toujours à partir de ce que Dieu lui-même donne à connaître, en se révélant dans l’histoire. Le fait et la manière dont Dieu s’engage à l’égard de Marie impliquent que la théologie trinitaire soit nourrie par la théologie mariale. Une plus grande connaissance de Marie entraîne une plus grande connaissance de Dieu, à condition toujours de n’entrer dans notre connaissance de la Sainte Vierge que depuis le regard de Dieu, éminemment relationnel. Le regard de Dieu sur Marie est un regard trinitaire ; chaque Personne divine entretient une relation privilégiée et spécifique avec la Vierge Marie.

Les noms par lesquels Louis-Marie désigne Marie sont très nombreux et variés ; ils sont l’héritage de toute la tradition qui le précède. Mais si l’on se contentait d’additionner les symboles, on manquerait l’efficacité propre au langage symbolique. C’est dans leur relation que les symboles parviennent effectivement à évoquer un mystère. Dans le cas du Traité, cette dynamique renvoie à la diversité des traits de notre relation chrétienne à Marie, car pour être disciple du Christ, il s’agit de vivre et d’agir par Marie, avec Marie, en elle et aussi pour elle. Le symbolisme structurel du langage montfortain s’enracine d’abord dans le fait qu’il tisse sa théologie à l’intérieur du mystère de l’Incarnation lequel en constitue le principe d’unité. En conséquence, sa théologie mariale n’est que le déploiement du mystère de Marie Théotokos, Mère de Dieu. Pour en signifier les multiples dimensions, Montfort utilise des métaphores reliées dynamiquement entre elles [1].

Dans le souci de respecter le langage montfortain, nous proposons d’approfondir trois noms par lesquels notre auteur désigne Marie, au numéro 6 de son Traité, car ils nous conduisent à comprendre en quoi, dans l’ordre de la grâce, Marie nous est nécessaire pour nous disposer à recevoir la vie de Dieu.

Je dis avec tous les saints : la divine Marie est le paradis terrestre du nouvel Adam, où il s’est incarné par l’opération du Saint-Esprit, pour y opérer des merveilles incompréhensibles. C’est le grand et divin monde de Dieu, où il y a des beautés et des trésors ineffables. C’est la magnificence du Très-Haut, où il a caché, comme en son sein, son Fils unique, et en lui tout ce qu’il a de plus excellent et de plus précieux. Oh ! oh ! que de choses grandes et cachées ce Dieu puissant a faites en cette créature admirable, comme elle est elle-même obligée de le dire, malgré son humilité profonde : « Il fit pour moi des merveilles ». Le monde ne les connaît pas, parce qu’il en est incapable et indigne.

Ces trois désignations mariales indiquent, semble-t-il, une même idée : celle que nous ne pouvons connaître Dieu et communier à lui que par Marie, car Dieu ne s’est révélé et communiqué à nous que par Marie.

Paradis terrestre de Dieu

Se fondant sur une interprétation patristique, le théologien de Montfort affirme à plusieurs endroits de ses œuvres que « la divine Marie est le paradis terrestre du nouvel Adam, où il s’est incarné par l’opération du Saint-Esprit, pour y opérer des merveilles incompréhensibles » (VD 6). « Dieu le Fils est descendu dans son sein virginal comme le nouvel Adam dans son paradis terrestre, pour y prendre ses complaisances et pour y opérer en cachette des merveilles de grâce » (VD 18). Là, Jésus, le nouvel Adam, a accompli « tant de merveilles en cachette que ni les anges, ni les hommes ne les comprennent point » (VD 248). Ainsi que le commente le numéro 261, le paradis terrestre du premier Adam n’était que la figure de Marie, paradis terrestre du Nouvel Adam. « C’est en ce paradis qu’il a pris ses complaisances pendant neuf mois, qu’il a opéré ses merveilles et qu’il a étalé ses richesses avec la magnificence d’un Dieu ».

En VD 45, Grignion de Montfort écrit : « C’est Marie seule qui donne l’entrée dans le paradis terrestre aux misérables enfants d’Ève l’infidèle, pour s’y promener agréablement avec Dieu […] ; ou plutôt comme elle est elle-même ce paradis terrestre, ou cette terre vierge et bénite dont Adam et Ève les pécheurs ont été chassés, elle ne donne entrée chez elle qu’à ceux et celles qu’il lui plaît pour les faire devenir saints ». Observons ici que le « paradis terrestre » n’est plus une figure de Marie Mère de Jésus mais qu’elle-même est ce paradis. Ensuite, à la fin de la phrase, nous comprenons qu’elle ne porte pas sur la vie dans l’au-delà, mais vise notre vie présente. On comprendrait mal en effet que nous devions retourner pour l’éternité dans le paradis terrestre quand il s’agit de passer en Dieu. Mais le paradis rend l’idée de gestation et d’éducation de l’humanité dans l’alliance avec Dieu. Aussi le paradis est-il un concept qui permet à Grignion de Montfort d’exprimer quelque chose de la maternité spirituelle de Marie.

Si Marie est elle-même ce paradis terrestre des origines, Louis de Montfort affirme la présence de Marie dans le dessein de Dieu dès l’origine de la création, comme destinée de l’humanité. Adam, si l’on se réfère au récit de la Genèse, a été formé de terre puis déposé dans le paradis terrestre, qui n’est donc pas le lieu de ses origines, mais bien celui de sa croissance, tandis qu’Ève a été formée en ce lieu, mais de la même terre qu’Adam si l’on peut dire, ayant été façonnée de son côté. Ayant péché, ils furent chassés du paradis terrestre resté ainsi intact de toute souillure du péché, afin que de cette terre immaculée puisse naître le nouvel Adam. Si donc nous ne sommes pas nés en Marie (ayant été tirés d’une autre terre), Marie a toujours été notre destination – puisque nos premiers parents y ont été déposés (elle n’est pas appelée « nouveau » paradis terrestre) – comme le lieu où nous devons grandir jusqu’à être divinisés. Cependant, il ne fallait pas prendre le fruit de la connaissance avant que soit donné le fruit de l’arbre de vie : Jésus, Fils de Marie (VD 44).

Si la typologie Ève/Marie est présente chez Grignion de Montfort par le biais de la (dés-) obéissance, elle n’a pas sa faveur au même titre que l’image du paradis terrestre qui, comme nous venons de le voir, l’éclaire davantage sur la portée universelle et transhistorique du mystère marial. La typologie en question ne se trouve en effet qu’en deux endroits du Traité ; « ce qu’Ève a damné et perdu par désobéissance, Marie l’a sauvé par obéissance. Ève, en obéissant au serpent, a perdu tous ses enfants avec elle, et les lui a livrés ; Marie, s’étant rendue parfaitement fidèle à Dieu, a sauvé tous ses enfants et serviteurs avec elle, et les a consacrés à sa Majesté » (VD 53). Dans le même sens, il écrit également que « la Très Sainte Vierge est la Vierge fidèle qui, par sa fidélité à Dieu, répare les pertes qu’a faites Ève l’infidèle par son infidélité » (VD 175). Or, pour exprimer le rapport de Marie à Jésus-Christ, il ne prend pas pour figure typologique la relation d’Ève à Adam, mais celle du paradis terrestre. En effet, parler de Marie comme de la « terre vierge et immaculée » ou comme du « paradis terrestre du nouvel Adam » permet de manifester, outre la notion de croissance et de gestation, la dimension cosmique du mystère marial par delà sa dimension anthropologique : sa dimension originaire par delà son apparition historique. C’est de cette terre vierge et immaculée qu’est formé le nouvel Adam, là où, à l’inverse, Ève avait été formée du côté d’Adam. Elle est l’argile dont est tirée la nouvelle humanité dans le Christ. Tous, nous avons été créés dans le Christ, et donc en Marie : car il n’est aucun Christ qui ne soit Fils de Marie. De plus, dans la typologie Ève/Marie, la dissemblance serait plus grande encore que la ressemblance, car Marie n’est pas seulement la « mère des vivants » [2] comme l’est Ève ; elle est la Mère du Dieu vivant.

Enfin, l’image du paradis terrestre permet d’exprimer en quoi, étant Mère de Dieu, elle en est le monde, au sens littéral comme en un sens mystique. C’est d’ailleurs bien Dieu que vise Louis-Marie en parlant du Nouvel Adam, comme on le voit en SM 27 où il écrit que « Marie est le paradis de Dieu » [3]. Louis de Montfort voit en elle, en tant que Mère des vivants, l’Arbre de vie, dont le fruit est Jésus-Christ, désignant cette fois Marie par un élément du paradis terrestre ; « Marie seule est l’Arbre de vie, et Jésus seul en est le fruit » (ASE 204) [4]. Et nous cultivons en notre âme cet Arbre de vie par la dévotion que nous avons à Marie. C’est pourquoi la dévotion elle-même [5] peut être appelée « le véritable arbre de vie » (SM 70).

Monde de Dieu

L’apôtre de Marie désigne celle-ci comme « le grand et le divin monde de Dieu », juste après avoir reconnu en elle « le paradis terrestre du nouvel Adam ». Ces deux désignations sont également rapprochées en ASE 208 et SM 19. Marie est encore, dans le même sens, appelée la « cité sainte de Dieu » (VD 48, 208 ; ASE 208). Qu’il l’appelle, avec la tradition de l’Église, la Cité de Dieu ou le monde de Dieu, Montfort entend nommer Marie selon son excellence à recevoir la plénitude de Dieu en elle. Mais encore, voir en Marie le monde de Dieu ne revient-il pas à la considérer comme la Création dans son entier, création dans laquelle se déverse tout l’amour de Dieu qui nous a créés pour nous manifester son amour ? Qu’elle soit appelée la « mystique cité de Dieu » ou « monde de Dieu », Marie dépasse vraisemblablement toute mesure, au point que lui sont applicables les incommensurabilités de l’amour de Jésus-Christ : « Ô hauteur incompréhensible ! Ô largeur ineffable ! Ô grandeur démesurée ! Ô abîme impénétrable ! » (VD 7 [6]). Dans l’épître aux Éphésiens (Eph 3, 14), cette quadruple dimension de l’amour du Christ ne se donne à connaître qu’à ceux en qui habite le Christ par la foi, et qui, ainsi, sont enracinés dans l’amour divin. Appliquer ces quatre dimensions à la Vierge Sainte suggère que Marie est à la mesure démesurée de l’amour de Dieu, qu’elle en est la demeure parfaite, qu’en elle Dieu peut se reposer dans toute sa plénitude, qu’elle est, en effet, « le grand et divin monde de Dieu » (VD 6). Certes, la création peut être considérée comme le monde de Dieu ; il n’empêche que Marie l’est d’une manière qui lui est absolument propre.

Au numéro 19 du Secret de Marie, le saint écrit :

« Marie est le paradis de Dieu et son monde ineffable, où le Fils de Dieu est entré pour y opérer des merveilles, pour le garder et s’y complaire. Il a fait un monde pour l’homme voyageur, c’est celui-ci ; il a fait un monde pour l’homme bienheureux et c’est le paradis ; mais il en a fait un autre pour lui, auquel il a donné le nom de Marie ; monde inconnu presque à tous les mortels ici-bas et incompréhensible à tous les anges et les bienheureux, là-haut dans le ciel, qui, dans l’admiration de voir Dieu si relevé et si reculé d’eux tous, si séparé et si caché dans son monde, la divine Marie, s’écrient jour et nuit : Saint, Saint, Saint » (SM 19).

Dans ce passage, Louis-Marie distingue plusieurs mondes, de façon à mettre en valeur l’unicité de Marie à l’égard de toute autre créature, en tant qu’il s’agit de voir en elle la créature par excellence où Dieu s’est fait monde. Si Dieu apparaît à toute la création en venant au monde par Marie, c’est en gardant sauve, plus que jamais, sa transcendance ineffable. Marie est aussi bien le monde où Dieu se révèle que celui où il se cache. Dès lors, pour Marie, être monde de Dieu implique d’être, en tant que pure créature, celle en qui la transcendance de Dieu est le plus manifestée, si bien qu’en elle Dieu est glorifié plus que partout ailleurs. C’est en elle que Dieu est proclamé « Saint, Saint, Saint ».

Au numéro 12 de son Traité, le missionnaire écrit d’ailleurs : « Ni l’œil n’a vu, ni l’oreille n’a entendu, ni le cœur de l’homme n’a compris les beautés, les grandeurs et les excellences de Marie, le miracle des miracles de la grâce, de la nature et de la gloire. Si vous voulez comprendre la Mère, dit un saint, comprenez le Fils ». Il n’affirme pas ici que pour comprendre le Fils, il faille comprendre la Mère – comme par exemple en ASE 118 : « Expliquez-moi la douceur de Jésus. Expliquez-moi auparavant la douceur de Marie, sa Mère (…) ». Il affirme plutôt que la compréhensibilité de Marie est du même ordre que celle de son Fils. C’est dire l’immensité du mystère de Marie, qui, comme le mystère du Christ, reste profondément ineffable. « Qu’ici toute langue se taise » (cf. VD 12).

Marie est le monde où Dieu se retire. Infiniment proche en elle, il y demeure en même temps infiniment en retrait, et infiniment adorable. Pourtant, en même temps, elle est le monde où Dieu se révèle. De là vient le fait même de la théologie : la Mère de Jésus est la réception plénière de Dieu en même temps que sa venue au monde. Dès lors, il n’est aucun monde où Dieu apparaisse, sinon Marie. Il n’est pas de révélation de Dieu, sinon en Marie, car il n’est pas de venue au monde de Dieu sans Marie. Si nous ne passons par elle, Dieu ne pourra jamais s’incarner en nous, tout simplement. La théologie du même coup devient impossible : nous sommes condamnés à l’apophatisme. « L’incompréhensible s’est laissé comprendre et contenir parfaitement par la petite Marie, sans rien perdre de son immensité » (VD 157), de sa transcendance infinie. Il n’est dès lors aucune compréhension possible de Dieu sinon par celle qui a pu le contenir.

C’est aussi parce qu’elle comprend Dieu sans l’altérer que la Vierge Marie seule peut faire périr toutes les hérésies. « Là où est Marie, là l’esprit malin n’est point » (VD 166) ; « c’est Marie seule, dit l’Église et le Saint-Esprit qui la conduit, qui a seule fait périr toutes les hérésies : « Seule elle fait périr toutes les sortes d’hérésies dans le monde » (VD 167). Marie étant le monde de Dieu, en effet, il n’existe aucune juste conception de Dieu en dehors de Marie, « personne n’étant rempli de la pensée de Dieu que par elle, dit un saint (VD 165). « Si vous dites Marie, elle dit Dieu » (VD 225).

Le Verbe de Dieu se fait chair, et dans sa chair il nous révèle qui est Dieu. Par la manière dont Dieu s’incarne, il nous communique qui il est. Nous ne connaissons Dieu qu’autant qu’il s’est révélé, en l’occurrence, qu’autant qu’il s’est incarné et ainsi, est venu à notre monde. Enfin, nous le connaissons en le reconnaissant [7]. Sans la Mère de Jésus, l’ineffabilité de Dieu l’emporterait sur toute révélation. Non pas que la création, en particulier l’humanité, ne portât en elle-même la capacité à recevoir Dieu dans sa plénitude, au point d’être son monde. Mais bien plutôt que dans cette manière d’être capax Dei, la capacité foncière de l’être humain à accueillir Dieu n’a abouti à la révélation du Dieu trinitaire qu’en et avec Marie. En conséquence, Marie est en quelque sorte sacrement de Dieu pour le reste de la création, en opérant ce qu’elle signifie ; la venue au monde de Dieu. Elle est le signe de Dieu car en elle se manifeste le plus concrètement l’amour infiniment transcendant et la proximité non moins infiniment intime de Dieu.

Magnificence du Très-Haut

Au numéro 6, Grignion de Montfort appelle encore Marie « la magnificence du Très-Haut, où il a caché, comme en son sein, son Fils unique, et en lui tout ce qu’il a de plus excellent et de plus précieux » [8]. Il a écrit au numéro précédent que « Marie est le sanctuaire et le repos de la Sainte Trinité, où Dieu est plus magnifiquement et divinement qu’en aucun lieu de l’univers, sans excepter sa demeure sur les chérubins ; et il n’est pas permis à aucune créature, quelque pure qu’elle soit, d’y entrer sans un grand privilège » (VD 5). Le numéro 248, ayant aussi appelé Marie le « vrai paradis terrestre », dit ensuite que « les saints appellent Marie la magnificence de Dieu […], comme si Dieu n’était magnifique qu’en Marie » [9].

Mais elle n’a rien voulu connaître que Dieu seul : aussi ne révèle-t-elle que Dieu seul. Cette « translucidité » divine de Marie répond au désir qu’elle eut elle-même d’être tenue cachée et de n’être connue que de Dieu seul. Celui-ci exauça ses demandes et la tint cachée si bien que les anges eux-mêmes « se demandaient souvent les uns aux autres : Quae est ista [10]  ? Qui est celle-là ? » (VD 3). Aussi est-elle appelée par l’Église « Alma Mater : Mère cachée et secrète. Son humilité a été si profonde qu’elle n’a point eu sur la terre d’attrait plus puissant et plus continuel que de se cacher à elle-même et à toute créature, pour n’être connue que de Dieu seul » (VD 2).

Pourtant, si Marie a été tenue cachée, il n’en demeure pas moins vrai qu’en elle, c’est Dieu lui-même qui se cache, selon une expression chère au contemplatif de Montfort, « et l’Un et l’autre y trouvent leur gloire » [11]. D’une part donc, les anges et les bienheureux, « dans l’admiration de voir Dieu si relevé et si reculé d’eux tous, si séparé et si caché dans son monde, la divine Marie s’écrient jour et nuit : Saint, Saint, Saint » (SM 19). D’autre part, ils proclament également Marie trois fois sainte, tant elle est cachée en Dieu :

« Tous les jours, d’un bout de la terre à l’autre, dans le plus haut des cieux, dans le plus profond des abîmes, tout prêche, tout publie l’admirable Marie. Les neuf chœurs d’anges, les hommes de tous sexes, âges, conditions, religions, bons et mauvais, jusqu’aux diables, sont obligés de l’appeler bienheureuse, bon gré mal gré, par la force de la vérité. Tous les anges dans les cieux lui crient incessamment, comme dit saint Bonaventure : Sainte, sainte, sainte Marie, Mère de Dieu et vierge… » (VD 8), « toute la terre est remplie de sa gloire » (VD 9).

Bon gré mal gré, la création est poussée à proclamer le saint nom de Marie. Et les anges ne chantent pas seulement la sainteté de Dieu, mais d’une même voix encore, celle de Marie. Cette louange angélique complète celle qui fut écrite en Is 6, 3 : « Saint, saint, saint le Seigneur Dieu, la terre est remplie de sa gloire ». Or, cette terre remplie de la gloire de Dieu, n’est-ce pas Marie, en qui Louis de Montfort a reconnu « le paradis terrestre du nouvel Adam » ? Elle peut donc être appelée trois fois sainte, puisqu’en elle la Trinité sainte – dont elle est le sanctuaire (VD 5) – trouve son repos et son contentement (ASE 208). Elle peut être ainsi nommée en tant qu’elle engendre Dieu virginalement, c’est-à-dire divinement, puisque Dieu seul peut s’engendrer virginalement. Certes, Marie n’a engendré Dieu qu’avec le secours du Saint-Esprit, mais dira-t-on aussi que l’Esprit Saint n’est pour rien dans l’engendrement éternel du Fils par le Père ?

Notre propos peut être davantage nuancé si l’on tient compte du fait que saint Bonaventure, cité par le missionnaire montfortain, semble parler, non de la gloire de Dieu qui se trouve en Marie, mais de la gloire de Marie elle-même. Toute la terre est remplie de la gloire de Marie. Comment peut-il aller si loin ? Nous sommes si prompts à rabaisser la place de Marie en considération de Dieu que spontanément nous résistons à cette manifestation mariale. Assurément, si gloire de Marie il y a, ce ne peut être que la gloire de Dieu qui resplendit en elle. Comment appliquer à une créature ce verset biblique qui exprime pourtant si strictement la transcendance de Dieu ? Dieu trois fois saint est le Dieu infiniment transcendant [12].

Nous pensons que cette application mariale d’Is 6, 3 dispose notre esprit à entrer dans le mystère insondable de Marie, Vierge et Mère de Dieu, et nous y dispose tout particulièrement au moment de la consécration eucharistique : s’il n’y a pas de venue au monde de Dieu qui ne soit mariale, il ne peut y avoir aucune transsubstantiation sans l’intervention expresse de Marie, l’unique monde en qui Dieu vient, est reconnu, et demeure. La grâce confirmant la nature et la gloire perfectionnant la grâce (VD 27), Marie est le monde de Dieu dans l’histoire, dans l’ordre sacramentel et même encore dans la gloire. On peut donc l’invoquer et la louer en même temps que l’on invoque et loue Dieu tout au long de la prière eucharistique. Jusqu’où peut-on aller ? Puisqu’il n’y a pas de venue au monde de Dieu en dehors de Marie, il n’y a jamais eu de révélation de Dieu, depuis l’origine, depuis la création en somme, dans les sacrements, et jusqu’à la Parousie, qui ne passe par Marie. Marie est en effet la première Église, et si ce qui est dit de Marie convient à l’Église, cela convient d’une manière irréductiblement unique à Marie.

Il n’y a que Dieu seul. Marie ne contredit pas cette absoluité, au contraire ; elle rend possible à toute la création de l’inclure en soi, car il n’est aucune venue au monde de Dieu sans Marie, espace-temps de l’épiphanie divine, conceptualisation de Dieu, partout où il se donne, et se manifeste à la création. En Marie, Celui qui dépasse toute connaissance a été conçu, Celui que ni la terre ni les cieux ne peuvent contenir a été compris. Il n’y a désormais ni pain eucharistié ni aucune parole théologique possible qui ne présupposerait la conception mariale de Dieu. Marie est le seul univers où Dieu apparaisse. Aussi la terre est-elle remplie de la gloire de Marie puisque Dieu a visité notre terre ; c’est donc qu’elle est mariale, notre terre, et remplie de la gloire de la Mère de Dieu. La gloire ne remplit le ciel et la terre que dans la mesure où ciel et terre sont remplis de la gloire de Marie, ou encore, Dieu ne se manifeste à la création (la gloire de Dieu consistant en sa manifestation) que dans la mesure où elle est capable de l’incarner. Et cette capacité a pour nom Marie.

Pour conduire à Dieu seul, Marie doit être perçue dans ce qu’elle a d’unique. Si Marie voit en Dieu son unique, Dieu voit en elle son unique. « C’est Marie seule qui a trouvé grâce devant Dieu, sans aide d’aucune autre pure créature » (VD 44) ; « c’est Marie seule à qui Dieu a donné les clefs des celliers du divin amour, et le pouvoir d’entrer dans les voies les plus sublimes et les plus secrètes de la perfection, et d’y faire entrer les autres » (VD 45). L’intégration du traité sur la Vierge Marie dans la constitution dogmatique Lumen Gentium, relative au mystère de l’Église ne doit pas induire l’oubli de la position unique de Marie par rapport à nous, même si la reconnaissance d’une telle transcendance n’est pas identique à celle de Dieu. À l’origine de la maternité ecclésiale de Marie, il y aura, toujours insondablement, sa maternité divine.

[1B. Papasogli, Cantiques, dans Dictionnaire de Spiritualité Monfortaine, Montréal, Novalis, 1995, p. 202-223 ; ici p. 220.

[2Il l’appelle ainsi en SM 22 : Marie est la Mère des vivants, qui donne à tous ses enfants des morceaux de l’Arbre de vie, qui est la Croix de Jésus.

[3Cette expression est unique dans les écrits montfortains, mais confirme son théocentrisme. Quand il parle du nouvel Adam, ou ailleurs de Jésus-Christ, Grignion de Montfort parle du Fils de Dieu incarné.

[4Voir également SM 67, 78, VD 44, 164, 218.

[5Et cet arbre de vie qu’est la dévotion est semblable au Royaume, que Jésus compare à un grain de sénevé qui devient un arbre où s’abritent les oiseaux du ciel (Mc 4, 30) ; « Âme prédestinée, si vous cultivez ainsi votre arbre de vie […], je vous assure qu’en peu de temps il croîtra si haut que les oiseaux du ciel y habiteront, et il deviendra si parfait qu’enfin il donnera son fruit d’honneur et de grâce en son temps, c’est-à-dire l’aimable et l’adorable Jésus qui a toujours été et qui sera l’unique fruit de Marie ».

[6Cf. ASE 106 : « Ô Marie […], il n’y a, je l’avoue avec tous les saints, il n’y a que celui qui vous a créée qui connaisse la hauteur, l’étendue et la profondeur des grâces qu’il vous a faites ».

[7Cf. Jn 1, 9-10. C’est encore en ce sens que nous pouvons considérer Marie comme le monde où, en même temps, Dieu est venu et a été reconnu.

[8Cf. Pie IX, Bulle Ineffabilis Deus, II, 8-12-1854 : « Dieu ineffable, dont les voies sont miséricorde et vérité […] choisit Marie, il l’aima par dessus toutes les créatures, d’un tel amour de prédilection, qu’il mit en elle toutes ses plus grandes complaisances ».

[9Is 33, 21 ; « C’est là (en Sion) que YHVH nous montre sa puissance ».

[10Ct 3, 6 ; 8, 5. La Vulgate écrit effectivement Quae est ista, mais la Bible de Jérusalem (1996) a traduit par un neutre : « qu’est cela ? ».

[11J. Morinay, Marie et la faiblesse de Dieu. Essai de présentation du message spirituel de Louis-Marie Grignion de Montfort, Paris, Nouvelle Cité, 1988, p. 62.

[12Le terme hébreu Qadosh exprime en effet la notion de séparation sacrée, de mise à part.

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