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Comment tuer Jésus ?

Abus, violences et emprises dans la Bible

Philippe Lefebvre

« Prions pour l’Église attaquée de toutes parts par l’incroyance et l’hostilité du monde »... Il y a quelques jours, je participais, dans une paroisse sans histoire, à l’Eucharistie dominicale ; l’assemblée a été invitée à prier à cette intention. Il serait choquant de s’en offusquer, n’est-ce pas ? Et pourtant... Est-ce qu’on ne doit pas, de toute urgence, s’ouvrir à d’autres interrogations ? se laisser éclairer beaucoup plus profondément ? changer de perspective et quitter nos postures défensives de gardiens d’un trésor aux contours bien délimités ?

C’est précisément le parti que prend le dominicain Philippe Lefebvre, dans son dernier ouvrage au titre provoquant : Comment tuer Jésus ? Un titre simplement biblique qui cite littéralement l’évangile de Mc au chapitre 14 (verset 1) : « Les grands prêtres et les scribes cherchaient comment, ayant pris Jésus par ruse, le tuer ». Les grands-prêtres et les scribes... ceux-là mêmes qui faisaient profession d’étudier, de démêler et de célébrer les mystères divins. Ceux qui cherchent à « tuer Jésus » ne sont pas toujours là où on les prévoit, là où, d’avance, on les a identifiés : tel groupe, telle tendance, tels ennemis de l’Église... Aujourd’hui, l’Église est ouvertement blessée de l’intérieur : à la souffrance subie s’ajoute la souffrance infligée. On le sait : la liste des abuseurs et des abusés ne cesse de s’allonger. Dans ce contexte, il n’est pas si évident de trouver pour soi-même la juste attitude. La conviction de l’A. est que l’Écriture est là pour nous y aider.

Une Parole à hauteur de la réalité

Philippe Lefebvre est exégète, normalien, professeur d’Ancien Testament à Fribourg et à l’École biblique de Jérusalem. Donc, pensons-nous, un intellectuel, ami des bibliothèques et des amphis, pour qui les choses de l’esprit (sans majuscule) ont plus de poids et de prix que l’épaisseur de la chair et les histoires singulières de nos contemporains. C’est faux. À plus d’un titre. D’abord parce qu’il suffit de se pencher sur le parcours du dominicain pour comprendre qu’il ne correspond guère à cette vision caricaturale : pour faire bref, disons que le professeur est aussi un témoin. Ensuite, parce que l’exégèse elle-même réclame qu’on aille jusque-là : jusqu’à cette possibilité d’accueillir la Parole comme une parole qui fait sens aujourd’hui, dans notre réalité, même – et d’une certaine façon, plus encore – lorsqu’elle est blessée. « Pour moi, la Bible c’est une Parole à la hauteur de la réalité qu’on vit », explique Ph. Lefebvre [1]).

L’Écriture n’est pas une parole morte. Elle est une parole vive, au contraire. Elle parle à vif dans nos existences et pour elles. Si nous traversons des épreuves, si nous rencontrons des défis, elle peut nous éclairer. Peut-être pas en ouvrant le livre au hasard – comme on avait coutume de le faire, pour « recevoir une parole », dans les premiers temps du renouveau charismatique –, mais plutôt à la sueur de notre front, en lisant patiemment, durablement, si possible à plusieurs, ces textes difficiles, choquants, éclairants, souvent aussi consolants, que sont les écrits bibliques, qu’ils soient issus de l’Ancien ou du Nouveau Testaments. En même temps, l’exégète prévient : l’aventure risque de nous dépasser et de nous déplacer : « La Bible n’est pas d’abord un livre que nous lisons ; c’est avant tout un livre qui nous lit. Concernant telle ou telle forme d’abus, concernant les stratégies d’évitement de l’institution, la Bible a déjà parlé et sa Parole est actuelle. Sa Parole est libérée depuis longtemps, elle fait son chemin et nous décrypte » (p. 33).

Pourquoi parler des abus ?

C’est une question qui doit être posée. De nombreux conflits de loyauté peuvent empêcher cette parole. Dépasser le déni est une chose (loin d’être totalement acquise), mais revenir sur des sujets aussi lourds et honteux en est une autre. Ceux qui parlent, ceux qui s’interposent, parfois même ceux qui veulent seulement ouvrir un dialogue sont facilement soupçonnés de faire le jeu du Diviseur, « démonisés », dirait l’auteur (p. 171). Il faut lire à ce propos les très belles pages (chap. 10, p. 153s) consacrées à l’épisode du possédé de Gérasa (Mc 5), dont ses concitoyens avaient fait l’efficace porteur de leurs propres compromissions et de leur enfermement. C’était lui, et non pas eux, le responsable : « Il est bien pratique d’avoir un démoniaque au village » (p. 153).

La parole désordonnée du possédé de Gérasa cède devant la parole ré-ordonnée à la suite de Celui qui est venu, depuis l’autre côté de la mer, pour rendre l’homme à lui-même : « il le suppliait de pouvoir être avec lui » (Mc 5,18). On le voit constamment dans l’Évangile : Jésus fait parler les hommes et les femmes qu’il rencontre. La Parole (de Dieu) réclame nos paroles. Elle est par essence dialogale et ne peut jamais se substituer à nos mots. L’absence de parole, ou la « fausse parole » (cf. p. 218s), ne sont pas des options conformes à l’Évangile. Ne devrait-il donc pas en aller de même dans l’Église ? Sur ce point, l’A. est très déterminé : « S’il manque quelque chose dans l’Église, c’est à mon avis d’abord une véritable culture de la parole » (p. 207)... Loin des paroles de mort – qui déguisent la réalité en la décrivant pour ce qu’elle n’est pas : joyeuse alors qu’elle est humiliée, spirituelle alors qu’elle s’empêtre dans la chair –, l’Église a besoin d’une parole qui partage la vie qu’elle reçoit de Dieu, qui s’ouvre à ce que le dominicain appelle, d’un beau terme biblique, « l’esprit de prophétie » (chap. 16, p. 244s). Dès lors, la question, pour les groupes, pour les communautés (ecclésiales, paroissiales, religieuses) que nous formons, ce pourrait être : « vivons-nous vraiment dans cet espace de la Parole donnée par l’Esprit ? La parole prophétique est-elle celle qui nous guide, les uns et les autres ? » (p. 245).

Alors, oui, on peut, et sans doute on doit, parler des abus. La raison des raisons est théologique – christologique, plus exactement : « Parler d’abus dans l’Église ne revient pas à aborder des “dossiers” problématiques. C’est bien plutôt approcher du mystère du Christ qui demande compte de la chair violentée des hommes et des femmes, cette chair qu’il est venu assumer et qu’il abrite désormais dans le temple de son corps » (p. 202). L’Évangile ne dit pas autre chose : qui accueille un petit comme celui-là en mon nom, c’est moi-même qu’il accueille (cf. Mt 18,5 ; Mc 9,37 ; Lc 9,48) ; ou : « ce que vous fait au plus petit d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,40). Ces histoires (d’abus) ne sont pas seulement nos histoires. Dieu y est mêlé. Dieu y a même la première place ; c’est la sienne en même temps que celle de toutes les victimes : « Jésus a manifesté avec lui tous les crucifiés du quotidien » (p. 20). Voilà ce qui est à découvrir dans l’Écriture, pourvu qu’on veuille bien aller « au cœur de la parole biblique » (p. 17).

Dieu a son mot à dire

Aller « au cœur de la parole biblique », c’est précisément le projet de Philippe Lefebvre. Il le thématise très clairement au début de l’ouvrage : « Il s’agit d’une méditation biblique qui voudrait élucider théologiquement – par la théologie que la Bible développe – ce qui se passe quand des abus ont lieu, quand ils sont connus et pourtant tus, quand le silence s’installe, quand les victimes ne sont pas écoutées (...), quand le grand drame de la Passion se met en marche, convoque d’innombrables acteurs et met en branle des processus séculaires, d’omerta, d’intimidation et de combines internes » (p. 23).

Alors on se met à lire l’Écriture : de la Genèse à l’Évangile, en passant par les psaumes, les livres historiques de Samuel ou des Juges, et surtout sans négliger ces textes « désagréables » que sont le viol collectif de la concubine du lévite et le démembrement de son corps (Jg 19, p. 182s) ou, toujours à Guibéa, le massacre des sept fils de Saül, dont les corps sont veillés par Ritzpah, elle qui fut la concubine de Saül (2 Sm 21 ; p. 193s). Des textes gênants, difficiles, mais à travers lesquels sont rencontrés non seulement la souffrance et la violence qui traversent aussi nos histoires, mais encore le visage de Celui qui a pris sur lui toutes ces souffrances, car, comme le dit l’A., « les évangiles se souviennent de tout cela » (p. 196). Il faut lire tout le paragraphe intitulé : « Le Christ en sa Passion visite les passions qui l’ont précédé » – où la notion d’accomplissement est présentée comme la matière-même de l’incarnation (cf. p. 201).

Dans l’Évangile, l’A. montre bien comment l’école de Jésus est déroutante, contre-culture, pour les disciples qui bataillent et tempêtent alors que Jésus les engage du côté des pauvres et des petits, à l’encontre de beaucoup de leurs attentes : « le vrai disciple se place dans les rangs de celles et ceux qu’une société méprise, marginalise, repousse et viole » (p. 128). On dira peut-être que c’est exagéré, que cette vision dramatique ne fait de bien à personne... C’est pourtant le cœur du message évangélique, la voix-même du plus petit et du paria des parias : le Crucifié.

Exagérée encore, scandaleuse, même, la lecture du terrible chapitre 11 du troisième évangile ? Il semble, a priori, que les harangues contre les Pharisiens et les docteurs de la Loi, ces vieilles histoires barbantes et agaçantes, ne nous concernent pas. Grattons un peu le vocabulaire, resituons le texte et on pourrait y entendre cela : « Malheur à ces gens qui purifient le dehors de la coupe et sont remplis au-dedans d’indifférence, du seul souci de leurs postes et de leur image » (p. 240). Bel exemple d’actualisation de l’Écriture – dans la ligne du discours des 15 maladies du pape François [2]. Dieu a toujours, et « le premier, son mot à dire » (p. 211).

On traverse les Écritures, donc. De fait, l’itinéraire proposé par le livre peut surprendre, voire dérouter. Ce que le dominicain met en œuvre, c’est une lecture canonique des Écritures, envisagées du point de vue de leur unité profonde, en tant que Parole cohérente du Dieu un adressée aux hommes et aux femmes de tous les temps à travers des voix multiples, ayant résonné à des époques variées. C’est exigeant pour qui ne connaît pas déjà bien les Écritures : les paragraphes s’enchaînent et promènent le lecteur de l’Ancien au Nouveau Testament, d’un psaume à un livre historique, d’un livre de la Torah à une péricope évangélique. C’est riche. C’est passionnant. C’est risqué aussi. En effet, Dieu a parlé dans un certain ordre, en suivant un chemin, une pédagogie : est-il théologiquement ajusté d’envisager l’Écriture à partir d’un questionnement dont il se pourrait qu’il impose ses propres schémas et critères aux textes ? L’ouvrage de Ph. Lefebvre ne trahit pas l’Écriture, loin de moi le moindre doute à ce sujet, mais peut-être que, nous autres lecteurs ordinaires, nous ne devrions pas perdre de vue qu’une telle manière d’aborder le texte biblique requiert beaucoup d’expérience et de prudence, car, sans cela, on serait toujours en risque d’instrumentaliser la Parole. Entendre Dieu qui parle dans les Écritures commence par un vrai dépouillement, y compris des questions que l’on porte.

Comment ne pas tuer Jésus ?

Cette question n’est pas posée dans le livre. Mais chacun peut y risquer sa propre réponse. Peut-être le livre est-il aussi fait pour cela. De même que la Parole de Dieu est faite pour qu’on y réponde.

Ce qui est sûr, c’est que l’écoute véritable de la Parole de Dieu constitue un puissant antidote devant les abus (tant qu’ils ne relèvent pas d’une pathologie avérée) : celui ou celle qui, dans toutes les situations traversées, ouvre les Écritures et cherche à « écouter ce que dit le Seigneur » (Ps 84), ne se sent plus contraint d’abuser de l’autre (de son autorité ou de sa position) pour assurer sa sécurité, son plaisir ou son pouvoir. Celui ou celle qui est relié(e) à Dieu – et accepte cette dépendance filiale – n’a plus besoin de dominer les autres, puisque, avec eux et comme eux, il écoute Celui qui leur parle et les invite à sa suite (ne serait-ce pas là la forme idéale de l’autorité telle qu’on est appelé à la vivre dans la vie religieuse ?). L’abus procède toujours d’une forme de coupure du lien avec Dieu – on pourrait dire d’une forme d’« athéisme pratique ». C’est bien ce que raconte le jardin de la Genèse : personne ne parlait à Dieu ni se demandait ce qu’il en penserait, quand la décision a été prise de se saisir du fruit...

Dans sa conclusion, l’A. rapporte qu’on lui a parfois demandé pourquoi il ne quittait pas une Église qu’il savait et qu’il voyait si blessée et si compromise. Sa réponse pourrait en aider d’autres, qui sait ? « Le lieu de Dieu ne disparaît pas si l’on y fait le contraire de ce que Dieu est et attend » (p. 262). J’ajouterai : en ce « lieu »-là, il reste toujours possible de discerner le visage du Christ souffrant et glorieux, de se tenir près de lui, et de le faire avec d’autres.

[2Discours prononcé le 22 décembre 2014 dans la salle Clémentine, au Vatican, par le pape François, devant la Curie.

Mots-clés Abus Écritures

Éditions du Cerf, Paris, avril 2021

280 pages · 20,00 EUR

Dimensions : 13,5 x 21 cm

ISBN : 9782204143820

9782204143820

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