Voici l’ouvrage qui manquait, concernant Julienne, mystique médiévale du comté anglais de Norfolk (East Anglie). Visionnaire qui a bénéficié d’une série de seize révélations alors qu’elle touchait, vers 30 ans, aux portes de la mort, la future recluse fera de cette expérience exceptionnelle deux récits, publiés à vingt ans d’intervalle environ, l’un bref, et l’autre long, qui complète le premier et le réfléchit théologiquement. Il y a là, note encore dans l’introduction la commentatrice de ce Livre des révélations de l’amour de Dieu (ainsi que des Lettres), un côté existentiel qui, conjuguant la dimension émotionnelle, réflexive et spirituelle, contribue à l’attrait que Julienne exerce, y compris sur des non chrétiens (p. 13). Resituée dans l’Église et les circonstances, la « théologie vernaculaire » de cette « femme dévote  » – qui demeure une figure énigmatique en ce qui concerne ses origines – tranche « avec l’enseignement commun de son époque par son accent sur l’amour de Dieu et la certitude que ’tout finira bien’ », autant que par sa non-implication dans l’antijudaïsme ambiant (p. 56). Le Christ qui se donne à voir est à la fois l’ami béni, le frère, la mère, le Dieu auquel, comme dans la Bible, elle prête des affects de tendresse, de compassion, d’affliction, de plaisir et de joie. Les « trois visages du Christ » (passion, compassion, béatitude) marquent la christologie de leur double spécificité : la colère et la miséricorde de Dieu sont revues à frais nouveaux, la maternité du Christ (qui engendre, nourrit, éduque...) est incluse dans une trilogie où il est aussi le frère et le sauveur. On peut comprendre, par cet aperçu de l’ouvrage, que « le lecteur se heurte à la difficulté d’opérer une synthèse de la pensée de Julienne » (p. 103). Mais il comprendra au moins l’enjeu spirituel des considérations dogmatiques et des triades en cascade dont la commentatrice nous gratifie (non sans situer exactement le rôle de l’analogie) : c’est l’amour qui est au principe des autres attributs de Dieu, et la grâce l’emporte sur le mal – « tu ne seras pas vaincue ». L’équilibre entre théologie et prière vient de cet « abandon à la volonté divine dont Julienne sait qu’il s’agit d’une volonté de salut » : elle a « entendu le Christ lui dire que les deux seules choses que Dieu demandait à ses amis étaient de ne prier pour rien d’autre que pour l’accomplissement de sa volonté et pour rien d’autre que l’obtention de ce qui relève de sa volonté » (p. 192) . Ici, pour reprendre encore les mots de l’auteur, s’apprend l’art de faire dialoguer les contraires (comme l’intuition prophétique et la fidélité à la tradition, maintes fois évoquée en ses courants dominants) dans une dynamique de vigilance et de bienveillance. Un très substantiel voyage, au pays de la grande théologie.