Édité par Dominique Lambert (Université de Namur) et R.-Ferdinand Poswick (Abbaye de Maredsous), ce volume présente les Actes du double colloque (Namur, 27 janvier 2023 et Maredsous, 20 mars 2023) célébrant le centenaire de la mort du Bienheureux Columba Marmion (1923-2023), 3e Abbé de Maredsous, et le 150e anniversaire de la fondation de l’abbaye (1872-2022). Le volume se présente comme une Hymne à l’Esprit non seulement à l’œuvre dans les Églises chrétiennes, mais dans les multiples sagesses et religions et dans le travail des philosophes, scientifiques, théologiens, et, pourquoi pas, des artistes, bien que leur expérience propre n’ait pas fait l’objet d’intervention.
Le sous-titre La spiritualité au 21e siècle utilise le mot « spiritualité » au singulier. N’est-ce pas pour souligner les liens entre ces multiples manières de vivre la spiritualité, dans les religions et sagesses du monde, mais aussi de rappeler que l’Esprit est à l’œuvre aujourd’hui comme hier ? Bien sûr, le double anniversaire concerne spécifiquement la spiritualité chrétienne et même bénédictine, mais les organisateurs ont souhaité présenter les spiritualités actuelles « et leur place par rapport à la culture technico-scientifique contemporaine, profondément marquée par le numérique » (p. 7). L’intérêt de deux moines de Maredsous, Dom Grégoire Fournier, passionné de géologie, et Dom Columba Marmion, intéressé par le rapport des sciences et de la philosophie, invite à l’ouverture et au dialogue. À la fois prêtre diocésain, philosophe et théologien, puis moine, abbé et maître spirituel, Marmion a renouvelé la prédication et la spiritualité chrétienne par un recours nourrissant à la Révélation biblique, aux Pères de l’Église et à la Liturgie, s’adaptant aux auditoires les plus divers, avec un sens pastoral marqué par la bienveillance, l’humour irlandais et un enthousiasme communicatif où perçait sa propre expérience spirituelle.
Au colloque de Namur, c’est d’abord la spiritualité juive qui a été à l’honneur, en la personne du Grand Rabbin Albert Guigui (Bruxelles). Il a montré la complémentarité de la Torah et du Talmud dans la vie et la spiritualité. La judaïté est d’abord un « style de vie » marqué par les multiples expériences du Peuple de l’Alliance au long de son histoire. Cette spiritualité est chevillée à la foi au Dieu unique, le Créateur. Elle se base sur la Parole biblique et son écoute plutôt que sur la vue et les images. Remarquable aussi est la trilogie de l’amour de tout prochain, en particulier de l’étranger, test de notre amour pour Dieu. Ensuite, François Mies (Université de Namur) a présenté la spiritualité chrétienne comme relation au Dieu de l’Alliance. Le Créateur travaille en chacun par son Souffle de vie (ruah). La vie selon l’Esprit est un chemin de sagesse à la suite du Christ : « Ignorer les Écritures, c’est ignorer le Christ » (Jérôme). Il s’agit d’une spiritualité intégrale qui prend la condition humaine dans sa totalité, corps, âme et esprit. Elle se vit dans l’amour effectif des frères et sœurs, dans la prière, la liturgie, la lectio divina, etc. En prolongement de l’exposé de Françoise Mies, celui d’Anne-Marie Pelletier (Paris X), évoque la relation spécifique du monde féminin avec Dieu. Cette découverte, davantage partagée à notre époque, est explicite dans certains écrits féminins comme ceux de Marie-Noël et Etty Hillesum. Cette approche particulière, moins « ontologique » que celle du monde masculin, peut-être plus « charnelle », est une connaissance par l’amour plus que par la raison, si l’on ose cette distinction légèrement dualiste. L’Islam spirituel a été présenté par Cheikh Kahled Bentounes (Fondateur de AISA, France), de tradition soufie, qui pointe comme caractéristiques de la spiritualité musulmane, la paix et la fraternité universelle. Ensuite, Jacques Scheuer s.j. (Université Catholique de Louvain) a traité du Bouddhisme, de l’Hindouisme et du Taoïsme, aujourd’hui présents sur les terres occidentales et de leur apport à notre XXIe siècle. Il invite les Occidentaux à ne pas instrumentaliser les spiritualités orientales par une approche ou une pratique superficielle et à exercer un sain discernement. Parmi les richesses des spiritualités orientales, on peut mentionner la « non-dualité » et la « non-altérité ». N’ont-elles pas quelque chose à nous apprendre concernant Dieu et son rapport au monde, la liberté et la grâce, le temps et l’histoire, etc. ? En finale, il aborde la question de la double appartenance : peut-on être en même temps bouddhiste et chrétien et comment vivre cette « cohabitation » de manière harmonieuse et responsable ? Les années à venir aideront peut-être à décanter ces questions.
Par son approche interdisciplinaire, la réflexion sur l’émergence de la morale et de la religion dans l’histoire de l’humanité, proposée par Marie d’Udekem-Gevers (Université de Namur) constitue un tournant dans le Colloque de Namur. Grâce à la phylogenèse et à la sociologie, les spécialistes sont aujourd’hui sensibles à une plus grande proximité des humains avec le monde animal, notamment les chimpanzés. Dans notre monde post-darwinien, les perspectives sur l’évolution se complexifient. Il s’agit d’abord de l’émergence de la morale, à partir du respect des règles sociales, tant dans le monde animal que dans l’humanité. La rareté de la nourriture à l’époque de l’homo sapiens aurait forcé les populations à plus de solidarité, vécue sur un mode tribal et favorisé l’apparition des repères du bien et du mal. L’émergence des religions serait elle aussi liée à des adaptations résultant de sélections naturelles, à l’interdépendance des individus et à la cohésion sociale. Les hommes de cette période ont partagé des représentations et croyances semblables, en rapport avec une réalité transcendante et adopté des rites religieux structurés, d’abord au plan familial puis social. Cette reconstitution hypothétique est toujours susceptible de révision. Pierre Giorgini (Université Catholique de Lille) a ensuite présenté la révolution numérique en cours comme un nouveau big-bang, une rupture épistémologique qui consiste à passer de la « prévision » en vue de l’agir à la « prospective », c’est-à-dire à imaginer des futurs possibles à partir du réel existant. Cette condition de l’homme « co-créateur » est à la fois exaltante et pleine d’inconnues. Elle n’est pas sans poser des questions au plan de l’éthique, de la responsabilité, et de la condition humaine en tant que telle.
Marie Bayon de la Tour (Association des Amis du P. Teilhard, France) témoigne de l’estime de Teilhard de Chardin (1881-1955) pour le monde féminin, soulignant la complémentarité homme-femme ou l’unité dans la diversité, plutôt que la supériorité d’une partie de l’humanité sur l’autre. C’est son expérience en famille, ses amitiés féminines et sa réflexion sur la destinée commune de tous les humains qui a amené Teilhard à partager ses convictions dans l’ouvrage L’éternel féminin (1918). Les trois exposés suivants consacrés à Teilhard honorent sa compétence scientifique, sa capacité philosophique, ainsi que sa foi et son humanisme chrétiens. Jacques Printz (Université Catholique de Lille) traite de la complexité de l’évolution et de la spiritualité dans la pensée de Teilhard. Dans une époque positiviste, celui-ci continue à affirmer la complexité du réel qui oblige à tenir ensemble les systèmes naturels et les systèmes artificiels. Dans son ouvrage Comment je crois (1934), Teilhard énonce de manière synthétique ses convictions intimes concernant l’évolution de l’univers, une évolution qui va vers l’Esprit, l’Homme personnel, et finalement le Christ universel. Croire est donc un acte de synthèse marqué par une mystérieuse unité. François Euvé s.j. (Facultés Loyola, Paris) présente ensuite l’essai de vie spirituelle de Teilhard de Chardin formulé dans son ouvrage Le Milieu divin. Fruit de diverses prédications à des étudiants, Teilhard témoigne à la fois de son amour de la terre et de sa vie intérieure, sa passion pour la recherche et sa « démaîtrise » face à l’omniprésence de Dieu. Enfin, Dominique Lambert (Université de Namur) aborde Le Phénomène Humain (1937) comme itinéraire spirituel. C’est une sorte de philosophie de la nature, proche de la métaphysique, un regard positif sur la destinée humaine, alors que la deuxième guerre mondiale est à nos portes. Teilhard, ici encore, est ouvert à la transcendance, sensible à la cohérence de l’histoire dans toutes ses dimensions cosmologiques, biologiques, anthropologiques et sociologiques. Science et religion se rencontrent. C’est toute l’aventure humaine qui est embrassée en un seul regard, le passé et le futur, la matière et l’esprit, l’activité humaine dans toute sa richesse, depuis la science jusqu’à l’art, en passant par l’agir social. Rares sont les penseurs qui sont allés aussi loin que lui, en arrimant la spiritualité à l’étude de l’univers et à la théorie de l’évolution.
Le colloque de Maredsous, comme on peut le comprendre, s’est centré sur les spiritualités chrétiennes, en particulier bénédictine, et sur la figure de Dom Marmion, à la fois théologien, auteur spirituel et philosophe intéressé par le rapport science et foi. C’est d’abord Joseph Murphy (Postulateur de la Cause de Marmion, Rome) qui a évoqué les variations de la spiritualité chrétienne au cours des siècles à partir des catégories et de la périodisation d’un auteur américain, Philip Sheldrake, The Spiritual Way : Classic traditions and Contemporary Practice (2019). La spiritualité chrétienne est d’abord marquée par la voie ascétique (Benoît), puis la voie mystique (Bernard, Jean de la Croix et Thérèse d’Avila), jusqu’à la voie prophétique de l’époque contemporaine (justice sociale, théologie la libération, etc.), en passant par la voie pratique ou apostolique (Norbert, François et Dominique, Ignace de Loyola et François de Sales). Quoi qu’il en soit de cette typologie, on peut dire que la spiritualité a déployé ses virtualités au cours des siècles et que des chrétiens de ces différentes familles continuent à en témoigner aujourd’hui. Michel Van Parys (Chevetogne) a souligné que le dialogue Occident-Orient n’a jamais cessé dans le monde monastique, alors qu’au plan macroscopique, on aurait pu le croire mort. Accueillir, prier ensemble, rencontrer, telles sont quelques-unes des marques communes du monachisme, tant oriental qu’occidental. Guillaume Jedrzejczak (Mont-des-Cats, France) s’est demandé si la spiritualité bénédictine était spécifique ou si elle était une manière de vivre la vocation baptismale. Marquée par l’époque patristique, la vocation bénédictine est un art de vivre l’espace et le temps, entre insertion dans le monde et retrait, qui peut stimuler l’existence évangélique des baptisés vivant dans la société. Le dialogue interreligieux monastique a été évoqué par Pierre-François de Béthune (Clerlande) qui l’a pratiqué lors de séjours dans des monastères bouddhistes du Japon et lors de la venue de moines bouddhistes en Occident. Un dialogue difficile, déjà par la barrière des langues, mais qui se vit de mille manières dans le silence et les temps de recueillement en commun, le travail manuel et la fraternité. L’« attachement radical au Christ » ne peut-il se vivre dans l’« accueil inconditionnel de l’autre, en son nom » (p. 294) ?
Le premier exposé consacré à Dom Marmion est celui de Dominique Lambert (Université de Namur), Dom Marmion l’enjeu spirituel du refus du conventionnalisme. Il aborde l’unique article écrit par Dom Marmion dans la Revue Bénédictine (1894), intitulé Philosophie et Science, récemment découvert par Pierre Bogaert (Maredsous). La conviction de Marmion est que la science est plus qu’un classement et une description de phénomènes naturels, mais un essai d’explication des réalités naturelles à partir des causes secondes. Ce travail peut amener le scientifique à se poser la question ultérieure des « causes sourdes » ou de la « cause première ». La position de Marmion, comme celle de Teilhard, est un refus de cloisonnement du réel. L’un et l’autre s’opposent à la fois au rationalisme et au concordisme, cette double tentation typique du XIXe siècle et au-delà. Pourquoi des moines s’intéressent-ils à la recherche scientifique ? N’est-ce pas parce que l’homme est en quête de la vérité par un chemin qui conduit à la sagesse et à la philosophie, comme le pensait le biologiste Claude Bernard ? Religion et science ne sont-elles pas comme deux méridiens différents mais non séparés ? Le dialogue entre la spiritualité, la philosophie, la théologie et la science honore l’unité de la personne humaine. Pierre-Maurice Bogaert (Maredsous), en véritable archéologue, a scruté l’article de Marmion Philosophie et Science (Revue Bénédictine, 11, 1894, p. 403-414) et ses sources. L’approche est inspirée de la philosophie de S. Thomas. L’article renvoie à Claude Bernard, lui-même renvoyant à Elme-Marie Caro (1826-1887) dans son ouvrage Le matérialisme et la science (1867). Les autres sources de Marmion sont notamment la Revue Néo-scolastique de Mgr Désiré Mercier, fondateur du récent Institut de Philosophie de Louvain. Comme Mercier, Marmion tient en grande estime l’unité du composé humain et la prédominance de l’âme. Dom Grégoire Fournier, moine de Maredsous, spécialiste en sciences naturelles, n’a-t-il pas été l’inspirateur de l’article de Marmion dans la Revue Bénédictine ? À la suite du physiologiste Claude Bernard, Marmion affirme que « la force vitale, la vie appartient au monde métaphysique ; leur expression est une nécessité de l’esprit » (p. 407). Marmion estime que le scientifique est un homme de l’analyse, tandis que le philosophe est l’homme de la synthèse. À travers ses ouvrages de spiritualité, comme Le Christ, vie de l’âme (1917), Marmion atteste à sa façon de l’unité du réel.
Les deux derniers articles considèrent la spiritualité thomiste de C. Marmion. C’est d’abord Columba Thomas o.p. (Washington, USA) qui traite du prêtre comme alter Christus. Cette thèse est à la fois d’ordre doctrinal et d’ordre spirituel, développée par Thomas d’Aquin, mais aussi par le dominicain Henri Suso, Jean de la Croix et François de Sales. Devenu alter Christus par le don de l’ordination, marqué par le caractère sacramentel, le prêtre est invité à adopter un style de vie qui correspond à sa nouvelle identité. L’In persona Christi capitis, remis en valeur à Vatican II, dit à sa manière que par les gestes et actions qu’il pose, le prêtre est ontologiquement uni au Christ ou que le Christ agit par lui, comme l’École française du XVIIe siècle l’a souligné. Enfin, Eusèbe Martis, bénédictin de Marmion Abbey (USA) s’est demandé si la spiritualité de Marmion est encore adaptée à l’homme du XXIe siècle. Marmion est un théologien reconnu, mais le langage de ses livres peut donner le change. À côté du Marmion théologien, il y avait le Marmion familier, proche des jeunes. Son style oral passait très bien, même auprès d’un public peu scolarisé. Il avait l’art de raconter la Bible, étant très sensible à sa dimension symbolique. Le témoignage du conseiller spirituel et du pasteur, doté d’une espérance profonde, peut encore toucher les cœurs aujourd’hui.
Les recherches du double colloque de Namur et Maredsous dessinent une page de l’histoire de l’Église et du monde du XIXe au XXIe siècle. La présentation du triple monothéisme juif, chrétien et musulman a mis en valeur certains éléments communs qui permettent d’espérer de futurs dialogues. Les autres religions, notamment asiatiques, présentes aujourd’hui en Occident, intéressent de plus en plus nos contemporains. Les questions posées par les spécialistes de la génétique semblent indiquer que la structure biologique de l’homme est ouverte à l’esprit. Le monde technoscientifique n’est-il pas un nouvel humanisme dans lequel une démarche spirituelle pourrait trouver place ? C’est ce que pressentait le Père Teilhard de Chardin à travers ses deux ouvrages Le Phénomène Humain et Le Milieu divin. Science, philosophie, théologie, spiritualité ne sont pas incompatibles. Ne montrent-elles pas l’unité de l’humain en quête de l’Esprit ?
Les Acteurs du savoir / Saint-Léger éditions, Le Coudray-Macouard, mars 2023
274 pages · 20,00 EUR
Dimensions : 13 x 22 cm
ISBN : 9782383590880