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Emprise et abus

Enquête sur Thomas Philippe, Jean Vanier et l’Arche

Bernard Granger Nicole Jeammet Florian Michel Antoine Mourges Gwennola Rimbaut Claire Vincent-Mory

Écrite à la fin du chapitre 2 d’une enquête aussi exceptionnelle que celle de T. Cavalin [1], la phrase suivante peut nous servir de point de départ : « C’est ce qui entraîne la dispersion du groupe que l’on a déjà évoquée, signant ainsi l’échec de la stratégie maladroite de dissociation entre le futur de l’œuvre et le sort de son fondateur » (p. 113). On en est là à la fin du récit de la première affaire Philippe, celle de l’Eau vive, quand l’aîné des deux frères a été secrètement condamné par le Saint Office et que l’École de sagesse qu’il avait voulu opposer au Saulchoir, doit cesser. Il faudra encore, dans cette première partie qui retrace les origines, d’abord familiales et religieuses, de Jean Vanier, réfléchir à la manière dont, après la sanction de 1956, la « vocation sacerdotale » du laïc canadien se fera, contre toute requête hiérarchique, « vocation prophétique » auprès des « plus petits ». Puis seront investigués les soubassements académiques du philosophe et théologien, où il est noté que le fragment retranché à la thèse doctorale laissait déjà apercevoir ces deux moralités distinctes (p. 179) [2] que le disciple « quasi prêtre et prophète » a reçues de Thomas Philippe, un Maître dont il ne pourra jamais se dissocier – alors que les chemins de sainteté de l’un et de l’autre sont rapidement devenus des « chemins de séduction », y compris réciproque.

La deuxième partie, dont les chapitres se partagent comme les premiers entre Florian Michel et Antoine Mourges, examine d’abord les « correspondances intimes », féminines surtout, qui ont Jean Vanier pour émissaire ou destinataire ; il y appert que les relations supposées spirituelles relèvent du processus amoureux pour les correspondances passives (p. 233), d’une sorte de prière dans la chair pour les autres (p. 246). C’est qu’après la dispersion qui a suivi la fin de l’Eau vive (1956), la dynamique sectaire s’est souterrainement poursuivie, jusqu’à la fondation de l’Arche (1964) : « le réseau humain et des éléments de culture passent d’un milieu à l’autre » (p. 205). Deux autres réseaux, investis par Thomas Philippe et Jean Vanier, sont ensuite décrits, où les mêmes causes produisent les mêmes effets : le Carmel [3], dont plusieurs monastères ont été durablement et gravement compromis par les deux hommes (Nogent-sur-Marne, Abbeville, Ambleteuse et leurs surgeons) [4] ; et l’archipel Marie-Dominique Philippe (1950-1976), où « Didier » (M.-D. Philippe) apparaît comme le noyau d’un groupe sectaire érotico-mystique, encouragé à « rester sous les radars » (romains) (p. 246) et où on se partage inégalement toutes sortes d’odieux secrets.

La troisième partie porte essentiellement sur l’Arche de Jean Vanier, du point de vue de l’autorité et de la gouvernance qui s’y sont exercées (Cl. Vincent-Mory). Une autorité charismatique s’institutionnalise, le pouvoir des fondateurs (Thomas Philippe et Jean Vanier) centralisé et personnalisé sur un modèle religieux et clérical via « la maison-mère » de Trosly, demeure marqué par l’emprise de Jean Vanier, sous les formes successives qu’elle prendra (et les registres discursifs sur lesquels elle jouera) jusqu’à la fin – Une partie qui devrait être lue de plus près pour éclairer le fonctionnement d’autres groupes en souffrance aujourd’hui.

La quatrième partie pointe très explicitement vers les abus au cœur de l’Arche (Cl. Vincent-Mory et A. Mourges), avec les chapitres Permettre l’interdit. La Ferme dans l’Arche, Séduire (dans des relations abusives et transgressives), Que s’est-il passé ? (les actes abusifs impliquant Jean Vanier, Thomas Philippe, Gilbert Adam, le successeur), Convaincre (que les pratiques hétérodoxes sont justifiées), Consentir ?, avec ses nuances, et enfin, Défaire l’emprise sur le chemin de la déprise.

La cinquième partie (B. Granger) pose des hypothèse psychiatriques fort plausibles, la sixième (N. Jeammet) offre le regard d’une psychanalyste sur « les dangers d’une solitude méconnue » (Jean Vanier finalement plus marqué par la fragilité psychique que par la perversion narcissique) et la septième, très documentée elle aussi (la plus éclairante du point de vue théologique), analyse sur la base d’une quinzaine d’ouvrages de Jean Vanier, son rapport distant aux Écritures, sa spiritualité d’alliance (« nuptiale » ?), ce que l’on peut dire d’une spiritualité de communion inflationniste, ou d’une mystique carmélitaine fantasmée, alors que persiste la filiation à Th. Philippe, dans son double niveau de langage – et son monde de mensonges avérés.

Le bon grain et l’ivraie peuvent-ils être séparés ? La Conclusion générale ne s’aventure pas à d’autres réponses que celle-ci : le noyau sectaire semble en voie d’épuisement, la prise de conscience individuelle et collective à l’Arche depuis 2014 (ainsi, est-il dit, qu’à Saint-Jean, chez les Dominicains, dans les Carmels) et la résolution des responsables internationaux de l’Arche de mettre en route cette commission interdisciplinaire, traduisent bien l’avancement d’un processus de déprise toujours en cours : « La Commission a travaillé avec le désir d’établir les faits et de tâcher de comprendre les mécanismes à l’œuvre, mais aussi avec la conviction que leur exposition en pleine lumière est la condition indispensable de leur extinction » (p. 871). Ce sont les derniers mots de l’enquête, avant plus de trente pages de sources et annexes.

La détermination courageuse des responsables de l’Arche doit être saluée, à l’instar de la qualité exceptionnelle du travail historique, méthodologique, réflexif, des signataires de ces pages désolantes mais si mesurées. Une remontée des enfers est donc possible, pour qui a vu se lever sur l’innommable la lumière de la vérité.

[1Tangi CAVALIN, L’affaire. Les dominicains face au scandale des frères Philippe. Enquête historique, Paris, Cerf, 2023 ; voir notre recension sur https://vies-consacrees.be/livre/tangi-cavalin-l-affaire-les-dominicains-face-au-scandale-des-freres-philippe.html

[2« Il y a la ‘voie commune’, qui a ‘beaucoup de ressemblance avec la morale juive’ : c’est la voie du ‘peuple chrétien’ et du ‘laïcat’, c’est une vie de piété́ et d’obéissance à l’Église. Et il y a la ‘voie étroite’ de ceux qui renoncent au monde, et parmi eux, il y a les ‘mystiques’ et les ‘saints’ que ‘l’Esprit-Saint se réserve d’une façon toute particulière’ (…) Dire que la morale chrétienne est une morale du ‘bon plaisir de Dieu’ ouvre vers une morale qui s’appuie sur la ‘volonté́ divine’, arbitraire et bien délicate, bien subjective à discerner. On sort là de la régulation par la raison » (p. 181-182). Et on entre dans le nominalisme, à l’opposé de toute métaphysique.

[3Après les Bénédictines de Bouvines et Mère Cécile Philippe.

[4« On ne sait pas si les carmélites impliquées, dont certaines étaient ou avaient été́ prieures, ont eu conscience de l’impact de leur double vie et de leur double discours sur les religieuses et les communautés dont elles avaient la charge » (p. 329).

Frémur Publications, 16120 Châteauneuf sur Charente, janvier 2023

272 pages · 20,00 EUR

Dimensions : 14 x 21 cm

ISBN : 9791092137149

9791092137149

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