L’érudit qui édite cette étude de la biographie de Thomas de Cantimpré rend un fier service à la cause de ces femmes qu’on croyait folles et qui n’étaient qu’elles-mêmes, au commencement d’un mouvement parti du diocèse de Liège et bientôt répandu dans toute l’Europe. C’est que le médiéviste ne se contente pas de publier en français la Vita de « la bienheureuse Christine de Saint-Trond en Hesbaye » de 1232 (qui tient en une quinzaine de pages), il la commente admirablement (dirons-nous) en une centaine de pages, se revendiquant d’« une science sociale des pratiques de l’invisible » (p. 148) dont nous allons reparler. En fin de volume, on trouve l’édition critique du texte latin, à partir de 17 témoins (3 sont ajoutés aux 14 déjà répertoriés) et de l’abrégé d’Henri Bate de Malines (1302). Les quelques illustrations et la multitude des notes ajoutent encore à ce passionnant portrait. Le commentaire central s’intéresse d’abord (p. 64) « au processus de rédaction de l’œuvre (on y voit passer notamment les figures de Jacques de Vitry, Thomas de Cantimpré, Lutgarde d’Aywières) et aux “circonstances” plus vastes au sein desquelles il est utile de la situer » (ch. II).
« Au fil du texte » (ch. III) est examiné ce monde social dans lequel Christine a évolué et qui a recueilli la mémoire de ses actes. Puis l’attention se concentre sur le « tissu de merveilles » qui lui sont imputées (ch. IV). Les gestes de Christine sont alors placés dans une lumière comparatiste (ch. V) ; c’est ici, dans un grand moment de l’interprétation, que l’hagiographe dominicain est censée avoir laissé affleurer « des traces diffuses de ce que l’on pourrait appeler le souvenir d’un rapport chamanique (de Christine) au monde » (p. 138). Ses chants gutturaux, son vêtement chamarré, sa résurrection de la mort, ses évasions des plus hermétiques prisons, ses danses extatiques, ses vols par-dessus la ville... font de cette « proto-béguine », prédicatrice itinérante et mendiante, un témoin des traces d’une culture pré-chrétienne révélatrice d’un accès direct au divin, notamment dans la prise en charge du lien avec les morts (p. 143), qui serait demeurée vivace dans le monde rural de la Hesbaye (p. 140). Comme le notait la présentation initiale, sa « crise de vocation chamanique » n’arrive cependant pas à se clore, faute d’initiation adéquate, mais avec la maturité, « son comportement apaisé retrouve la principale fonction sociale que représentaient de longue date les femmes inspirées, accompagnatrice des mourants qu’elles aident à franchir l’épreuve de la mort pour accéder à l’au-delà ». On nous parle ici de ce « bref moment où un ecclésiastique a pu faire l’éloge inconditionnel de la femme la plus libre qu’ait connue le Moyen-Âge » (p. 12). Intitulée « Pour une pragmatique de l’extase », la conclusion revient sur « le principe de bienveillance sous lequel s’est placé ce travail » et le geste scientifique requis de « suspension de l’incrédulité... qui s’autorise... à admettre que les mondes de l’esprit sont sans doute encore plus riches et surprenants qu’on aurait pu l’imaginer » (p. 146-149). Qui a dit que les études sociales s’étaient faites étrangères à l’histoire et à la spiritualité ? L’herméneute en tous cas n’hésite pas à demander au lecteur, avant de s’engager, un moment de recueillement : « ceci n’est pas un livre comme les autres » (p. 13) ; en effet !
Vues de l'esprit, Bruxelles, novembre 2021
203 pages · 19,00 EUR
Dimensions : 14 x 21 cm
ISBN : 9782931146002