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Sortir du passé

14/102021 Noëlle Hausman

La Commission Sauvé a rendu public son rapport, qui claque comme un verdict. La structure hiérarchisée de l’Église catholique fonctionne (encore aujourd’hui) comme un système abusif. Les agents pastoraux, et d’abord les prêtres en nombre, ont gravement défailli. Les victimes se comptent en France, sur 70 ans, par centaines de milliers. Le silence s’est étendu comme un linceul sur de jeunes vies irrémédiablement broyées. Où était Dieu dans ces horreurs, sinon du côté des victimes humiliées, demande M. Sauvé – reprenant la question des prisonniers d’Auschwitz rassemblés pour la pendaison d’un enfant juif que la torture n’avait pu faire trahir son Oberkapo hollandais [1]. Il faut décidément sortir du passé, pour que soit possible, Dieu aidant, un autre avenir.

Prenant acte du fait que bien des abus ont eu la confession pour cadre et l’Eucharistie pour horizon, on pourrait en tirer quelques conséquences au niveau sacramentel.

  Le sacrement de pénitence et de réconciliation, sous sa forme « auriculaire », a été anéanti par des pratiques abominables. Il faut, pour que subsiste cette pratique individuelle d’un sacrement qui a beaucoup varié au cours des siècles, urger la pastorale des formes anciennes, communautaires, de la célébration, pour ne pas perdre définitivement ce que ce sacrement a acquis de réitérable et d’inestimable. On aimerait que les « révélations » récentes provoquent ces assemblées pénitentes où le mal et le péché seraient nommés, non pour obtenir un pardon automatique, mais pour que soient exorcisés les démons qui nous hantent.

  Concernant la survalorisation désastreuse du rôle des ministres ordonnés, comprenons que la présidence de l’Eucharistie (donc de la communauté chrétienne) doit désormais manifester qu’elle est l’affaire d’un presbyterium, non d’un prêtre isolé dans son autarcie/particularisme. Rappelons que c’est la communauté qui célèbre et non pas seulement le « célébrant » [2]. Le choix de certains diocèses français de regrouper les prêtres en responsabilité paroissiale dans la même résidence permet une concélébration eucharistique régulière où l’assemblée est en dialogue avec une couronne de prêtres (voire de diacres) qui atteste mieux qu’un célébrant solitaire, l’origine apostolique du sacerdoce ministériel. Les religieux prêtres aussi pourraient mieux rendre compte de leur appartenance communautaire de principe.

  En ce qui regarde la pratique eucharistique, trop exclusivement vécue comme Célébration de la messe (requérant le prêtre), la tradition liturgique permet de recourir à d’autres ressources, comme l’Adoration, la Visite ou le Salut au Saint-Sacrement, sans parler de la Communion spirituelle, qui permettent d’alimenter la prière chrétienne au rayonnement eucharistique, tout en sortant de la chosification d’un prétendu droit à l’hostie souvent connexe d’un désengagement dans la cité. L’habitude plus soutenue de la Prière des Heures, revivifiée en certaines paroisses, apporterait un équilibre bienfaisant.

  Ergo, la formation sacerdotale des ministres ordonnés ne peut plus être séparée de la formation du peuple chrétien à l’exercice de son sacerdoce commun. Puisque c’est l’appel de l’évêque qui fait le prêtre (à la différence du religieux qui vérifie dans sa première formation si son appel personnel consonne avec celui de l’institut et réciproquement), c’est en partageant la vie pastorale de l’évêque, c’est-à-dire son ministère et sa vie, que les ordinands seront (ou pas) confirmés dans leur vocation. La fin des séminaires sur leur modèle ancien, coupé du monde, pourrait mettre un terme à ce que l’actuelle pratique a d’infantilisant pour les candidats en même temps qu’à la supériorité paternaliste du grand fonctionnaire qu’est devenu l’évêque (avec sa curie) dans nos régions : ici, l’autorité devra être fraternelle, normée par l’apostolat et la mission – la formation (philosophique et théologique) s’accordant aisément à un mode de transmission plus participatif.

Du côté de ce sacramental que sont les vœux religieux (et par analogie, toutes les formes de vie consacrée), les abus en tous genres, moins marqués par la pédocriminalité que par le dévoiement des autorités, on peut aussi entrevoir quelques effets « systémiques ».

  Dans l’accompagnement et le rapport autorité/obéissance, l’écoute commune de l’Esprit saint doit partout être préférée aux engendrements supposés spirituels. La dualité engendreur-engendré a montré ses possibilités meurtrières, incestueuses. Toutes les relations (ici et ailleurs dans l’Église) ont à se construire de manière ouverte, par respect pour le Tiers qui les fonde. C’est dire que, dans la formation première, la personne préposée à la croissance des néophytes (les « nouvellement plantés » dit l’étymologie) doit toujours entrer en consonance avec un accompagnement des jeunes en formation extérieur à l’institut, quel qu’en soit le type (spirituel, psychologique, sportif…). Plus aucune formation première (qui dans la vie religieuse s’étend du postulat aux derniers vœux) ne peut (moins encore dans la vie contemplative qu’ailleurs) se suffire des ressources internes, indispensables cependant (s’il n’en existe pas, qu’on ne reçoive plus de jeunes en formation).

  Tous les consacrés de toutes « robes » sont désormais invités à « sortir » d’une sorte d’apnée qui les a maintenus dans l’illusion d’un entre-soi meilleur que le reste de l’univers. Le dialogue avec « le monde » est leur actualité vive ; s’ils ne peuvent faire des ponts (parfois en mode grand écart) avec la culture, les valeurs et les enjeux d’aujourd’hui, comment pourraient-ils s’« entre-tenir » dans leur espace communautaire ? Ce que certains pouvoirs établis depuis longtemps, peuvent avoir de toxique ne pourra s’assainir que d’un grand vent de tempête et grâce à des langues de feu, venues du dehors. Des comportements archaïsants (notamment dans le vêtement ou les coutumes ou l’incessante requête de « permissions »), signent une défiance qui se dispense d’une créativité totalement nécessaire à l’inculturation de la vie consacrée aujourd’hui pour demain.

 Tout le dispositif ascétique qui soutenait la vie mystique a, de longue date, été lui aussi perverti : la discipline du silence, de l’abstention des bonnes choses pour de meilleures – le jeûne du regard, du toucher, du manger, les veilles habitées par la prière – a été soit abandonnée, soit survalorisée (et, en ce cas, le sado-masochisme rôde). En plus de ces impasses quiétistes ou pélagianistes, le cadre spirituel s’est vu complètement dévoyé dans des gnoses mystico-érotiques prenant en otage les Écritures inspirées, et rendant en particulier odieuse la symbolique sponsale qui traverse, au même titre que la désignation filiale, la révélation chrétienne depuis l’origine et jusqu’à la fin. Un défaut d’exégèse et de doctrine qu’il est urgent de rencontrer sur son terrain. Pour éviter de subvertir le monde des représentations, il faut répéter qu’en théologie, tous les concepts sont analogiques, et que la norme des normes est l’exinanition [3] du Fils, opérée une fois pour toutes. Nous ne nous intégrons à son incarnation rédemptrice qu’à partir de sa victoire.

[1Voir E. WIESEL, La Nuit, Éditions de Minuit, 1958, p. 103-105.

[2« C’est toute la Communauté, le Corps du Christ uni à son Chef (le Christ), qui célèbre. Les actions liturgiques... appartiennent au Corps tout entier de l’Église, elles le manifestent... » (CEC 1140, cf. 1141, 1144, etc., et leurs sources conciliaires).

[3C’est le substantif qui traduit le grec « èautòn èkénôsen » de Philippiens 2,7 : « il s’est vidé de lui-même, prenant la condition de serviteur… »

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