Préconisations et règles : passage à l’action
Un « kairos » pour la vie consacrée
16/042023 Noëlle Hausman
La récente assemblée générale des religieux de France est l’occasion de prendre acte du tournant qu’est en train de vivre la vie consacrée : au milieu des espérances et des déterminations, des inerties et des résistances, un changement est en train d’advenir. Comment transformer les « bonnes résolutions » en « passage à l’action » ?
Après la CIASE, le numéro de la Revue d’éthique et de théologie morale a choisi de présenter un dossier thématique titré « Penser ensemble l’Église et l’éthique des relations » [1]. Après la CIASE, l’Assemblée générale extraordinaire des Supérieur(e)s majeur(e)s de France qui s’est tenue du 11 au 13 avril 2023 [2] a publié ses « Préconisations et règles de bonnes pratiques », largement approuvées par les participants, sur la base des rapports de cinq « Groupes de travail CORREF post-CIASE » constitués depuis le début de 2022 (bonnes pratiques après la révélation d’abus sexuels, discernement vocationnel et formation, « bon arbre, bons fruits », gouvernance, faiblesses et ressources de nos traditions de vie religieuse). Les travaux de quatre autres groupes conjoints à la CEF et à la CORREF seront, pour des motifs de préséances épiscopales, examinés en novembre 2023 (confession et accompagnement spirituel, accompagnement des auteurs mis en cause, analyse des causes des violences sexuelles dans l’Église, vigilance et contrôle des associations de fidèles vivant en commun et de tout groupe appuyé sur un charisme particulier) [3].
L’Assemblée des évêques de France qui s’est tenue peu avant, du 29 au 31 mars, a de son côté voté un certain nombre de « résolutions concernant les abus », notamment sur les sujets des groupes conjoints précédemment cités, renvoyant la mise en œuvre effective au niveau des diocèses et des services concernés. On peut certes s’inquiéter, avec le coordinateur des groupes post-CIASE de la CORREF, Frédéric Mounier [4], du « mur de sable » dans lequel pourraient s’enfoncer toutes ces bonnes paroles, mais il faut au moins prendre acte de certains engagements concrets : une charte nationale de l’accompagnement (et de la confession) est annoncée, ainsi qu’un cadre national de statuts canoniques pour les associations de fidèles, assorti de visites ordinaires régulières (voire de visites extraordinaires) pour celles qui mènent la vie commune. On notera par exemple que visites et associations (ainsi que les personnes sanctionnées) seront répertoriées et archivées. Qu’il s’agisse donc de l’Église en général ou de la vie consacrée en particulier, on se trouve à un tournant.
Pour en revenir à la CORREF, les préconisations déjà approuvées forment un cadre qui renouvelle, précise, confirme parfois, des pratiques qu’on croyait plus universelles : les Constitutions et autres textes du droit propre doivent être connus, communiqués, canoniquement valides ; le Chapitre général, soutenu par tous, est renforcé dans son rôle de législateur connu de tous ; le Conseil sera respecté dans sa fonction délibérative (et ses orientations économiques, éclairées par des experts « souvent laïcs »), le discours sur les vocations se trouve recentré sur la croissance de la liberté des personnes dans une vigilance éclairée ; la formation initiale, davantage ouverte aux ressources extérieures, le suivi des formateurs, mis en place ; la formation continue doit sortir de l’entre-soi et l’autojustification, la liberté spirituelle strictement respectée quand il s’agit d’accompagnement et de confession, les plaintes pour agressions sexuelles commises suivront le protocole défini qui implique pour le supérieur de ne pas agir seul ; celles qui ont trait à des agressions sexuelles subies seront centrées sur la personne plaignante et justement communiquées en interne, voire à l’extérieur ; le prononcé des sanctions est destiné à être rendu public ; une cartographie des risques encourus dans la congrégation sera élaborée avec l’aide du plus grand nombre de membres ; les visites canoniques ordinaires et surtout extraordinaires, doivent sortir du simulacre, et la bonne gouvernance, être soutenue par des audits professionnels. D’autres points d’attention touchent spécifiquement la vie monastique, ou encore, la relecture de l’histoire et sa consignation archivistique, et puis, des questions sont posées aux autorités ecclésiastiques, ainsi qu’à la CORREF elle-même et à son Conseil.
On peut se désoler qu’il faille si souvent rappeler le droit canon voire le bon sens ; on remarquera un recours appuyé aux tiers, souvent laïcs, appelés à la rescousse, parfois très près du noyau du gouvernement ; on verra se confirmer la « judiciarisation » civile des procédures, à l’œuvre en Europe depuis plus de vingt ans [5]. Mais on saluera la volonté unanime de « mieux comprendre comment nous en sommes arrivés à une telle faillite en matière d’abus et d’agressions sexuelles dans l’Église et de dégager des orientations pérennes pour y remédier à l’avenir » (V. Margron, en Introduction).
Il reste à agir – et ce sera la tâche prioritaire des responsables d’instituts, sommés d’être à la manœuvre ou de passer le flambeau à d’autres – mais il faudra aussi que les fondements soient revisités. Les chantiers sont nombreux et vont jusqu’aux racines, comme l’évoquait Fr. Mounier : rien de moins que les trois vœux, dont il faudra préciser « la grammaire, le vocabulaire » ; trois gros dossiers théologiques : la théologie du sacerdoce, la théologie des sacrements, la morale sexuelle ; et la place des femmes, à propos de quoi les religieux sont et doivent être « à l’avant-garde de la grande mutation à venir ». Tout est à refonder, et beaucoup de logiques à inverser – on pourrait ici s’inspirer de la contribution d’É. Grieu dans sa contribution au numéro précité de la Revue d’éthique et de théologie morale [6], quand il encourage à penser l’autorité à partir de la diaconie de l’Église : ce n’est pas l’épiscopat, c’est le diaconat qui est véritablement premier, et même principiel, pour penser tout ministère. « Si l’on ne voit pas d’abord le ministère comme une diaconie, alors cela nous met en danger de régresser vers des figures mondaines de l’autorité qui nous emportent loin de l’Évangile ». Il est temps d’y retourner.
[1] « Après la CIASE, penser ensemble l’Église et l’éthique des relations », RTEM 317, mars 2023, 160 pages.
[3] La synthèse des travaux de tous les groupes de travail CEF et CEF/CORREF est consultable ici.
[5] Voir N. HAUSMAN, « L’Église en tant qu’institution justiciable. Une journée d’étude Leuven-Strasbourg, le 15 décembre 2000 », in NRT 123-2 (2001), p. 254-257.
[6] É. Grieu, « Repenser l’autorité des ministres ordonnés », RTEM 317, mars 2023, p. 67-73 ; ici : p. 73 (accessible ici.