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Sainte Thérèse d’Avila (1515-1582)

Sur quelques visions et leur interprétation

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°2009-3 Juillet 2009

| P. 210-221 |

Malgré plus de quatre siècles de distance, l’étonnante trajectoire de la grande Carmélite espagnole continue de fasciner. Après l’avoir brièvement située dans son contexte, cet essai s’attache à commenter l’une des « visions » de la Madre, en recourant à ses propres relectures. La difficile question des apparitions est alors évoquée, au moins dans ses limites extérieures.

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Thérèse de Cepeda y Ahumada, née le 28 mars 1515 et « partie pour la gloire », le 4 octobre 1582, appartient au temps de la découverte du Nouveau-Monde et de la Renaissance, de l’invention de l’imprimerie et des ruptures de la chrétienté. Le courant rhéno-flamand y subsiste [1], à travers sa rencontre de la Devotio moderna. Tandis que les humanistes tiennent l’évangélisme, une sorte d’« invasion mystique » touche l’Espagne, avec ses alumbrados (illuminés) et ses dejados (abandonnés) et des ouvrages célèbres se répandent : celui de Garcia de Cisneros, qui publie à Montserrat son Ejercitatorio de la vida espiritual (1500), grandement redevable de la Devotio moderna, celui de François de Osuna, ancien gardien du couvent d’Anvers, qui traite du recueillement mystique dans ses Abécédaires et bien sûr, La grande vie de Jésus-Christ, de Ludolphe le Chartreux qui témoigne du rayonnement du milieu de Cologne [2].

Une vie, des œuvres

Il y a bien des façons de raconter la vie de Thérèse, à commencer par la sienne, dans Le livre de la Vie [3]. Il y a la manière des psychanalystes [4], celle de la Sorbonne aujourd’hui [5], celle des graphologues [6], celle des historiens, qui mettent notamment en lumière son ascendance juive [7]. Et puis, il y a celle d’E. Stein, dont nous ne savons pas encore grand chose, malgré les publications récentes en français [8]. On peut aussi suivre celle du Père carme E. Renault, dans son petit ouvrage devenu classique [9], qui nous présente plutôt un « itinéraire spirituel ».

Les écrits de Thérèse, à part le Camino, publié en 1583, ne pourront paraître qu’en 1588, à titre posthume donc [10]. En dehors des Constituciones (rédigées en 1563 et approuvées par Pie IV en 1565), et du Libro de las Fundaciones (écrit, sur l’ordre du jésuite Jérôme Ripalda, à partir de 1574 et achevé deux mois avant sa mort, en 1582), tous ses grands écrits tendent à redire sa prière et son expérience mystique mais aussi, à les rendre communicables à l’aide de concepts et d’images. Ainsi du Libro de su vida (avec ses deux versions, 1562 et 1565), du Camino de perfeccion (deux versions entre 1562 et 1569 : peut-être 1566) et du Castillo interior o Las Moradas (rédigé en 1577, sur l’ordre du Père Gracian : elle y consacra moins de deux mois pour les onze premiers chapitres, trois semaines pour les seize derniers, après une interruption de plusieurs mois). Ce dernier ouvrage est certainement son chef-d’œuvre ; il représente sa synthèse sur l’oraison et la vie spirituelle. Enfin, de la nombreuse correspondance de Thérèse, estimée à quinze mille lettres, une partie seulement est conservée (moins de 500 documents).

Mais il faut noter aussi les Relations spirituelles, au nombre de 68 environ – elles sont traduites, mais dispersées, dans l’édition du Seuil. Les Pensées sur l’amour de Dieu commentent quelques versets du Cantique des Cantiques (années 1570) ; détruites par Thérèse, sur ordre du théologien Diego de Yanguas qui craignait d’effaroucher l’Inquisition, ces méditations avaient été recopiées (avec quel degré d’exactitude ?) par ses lectrices. Les Exclamations de l’âme à Dieu (1569) ont été rapidement griffonnées sur des bouts de papier après la communion. La Manière de visiter les couvents devait permettre aux religieuses de tirer le meilleur parti des visites canoniques. Les Poèmes (une trentaine) sont demeurés célèbres, en tout cas certains. La Réponse à un défi évoque la coutume chevaleresque du tournoi, transposé en défi spirituel d’un couvent à un autre. Le Vejamen (réaction) juge les explications données par quelques amis, dont Jean de la Croix, à une parole intérieure entendue par Thérèse : « Cherche-toi en moi » [11].

Laissant de côté la vie de Thérèse et ses œuvres écrites, nous tâcherons pour notre part de considérer, sur un exemple, ce réalisme spirituel qui fait le charme de sa mystique. Peut-être serons-nous à même de réfléchir alors à ce curieux phénomène des « visions » qui n’est pas sans parenté avec les « apparitions », surtout mariales, que l’on retrouvera ensuite, en bien des lieux d’Europe et d’ailleurs.

Le réalisme spirituel comme fruit de la vie liturgique

L’enseignement traditionnel distingue deux voies spirituelles qui conduisent à l’expérience mystique [12] : celle de la contemplation, d’ordre psychologique, et la voie sacramentelle et liturgique, plus négligée, malgré les insistances de saint Bonaventure et d’une tradition qui remonte aux Pères ; même les grands « mystiques » catholiques qui appartiennent à la première école, comme Thérèse d’Avila, Jean-Joseph Surin, Marie de l’Incarnation, Marguerite-Marie Alacoque, montrent que le lieu privilégié de l’extase est le sacrifice eucharistique et la sainte communion.

Cependant, l’attention que Thérèse porte à la prière liturgique est très faible, alors que nombre de ses expériences spirituelles sont situées dans le cadre de la liturgie [13] ; elle entre d’ailleurs dans le mariage spirituel au cœur d’une expérience eucharistique [14]. Mais la dévotion eucharistique est entendue, sans plus, comme un sommet de l’oraison de recueillement et le moyen de vivre pleinement en conformité avec la volonté de Dieu, c’est-à-dire dans la perfection (Chemin, 32). Sans doute pourrait-on reconnaître à Thérèse une sorte de position médiane, entre les deux voies qu’on a dites. Mais plus précisément encore, je voudrais montrer par les textes comment une évolution se dessine, au fil des années, dans la trajectoire personnelle comme dans la doctrine, qui voit Thérèse de plus en plus rendue à la vie chrétienne la plus ordinaire.

Prenons comme exemple la quadruple évocation que Thérèse fait d’une grâce pascale. Il s’agit bien de trouver chez Thérèse elle-même les critères de l’interprétation, à propos d’un événement dont trois relectures successives nous sont données.

I. La Transfixion de Notre-Dame

La IVe Relation de Thérèse (18 avril 1571)

Écrite sous le coup de l’événement, la relation de Thérèse nous permet de suivre pas à pas l’articulation d’une extraordinaire autoanalyse. Les faits s’enchaînent simplement : nous sommes devant le récit d’une “extase de peine” (I) éprouvée le jour précédent et suivie d’un “grand ravissement” (II) le matin même ; dans cette vision est donnée réponse à un scrupule qui a trait au destinataire (III) ; en finale, une autre vision nous rapporte l’apparition du Ressuscité à Notre-Dame (IV). Cet “ajout”, comme il est dit à la fin, pourrait bien nous livrer la clé de tout le texte.

Sous des apparences composites, la relation de Thérèse est en effet très puissamment unifiée : la fête de Pâques et les notations temporelles constituent l’espace spirituel du récit, qui se déploie à partir de la solitude de Thérèse « hier » et atteint la présence durable du Consolateur auprès de la Vierge. Le moment de la Communion souligne, au début et à la fin, l’unité eucharistique des événements.

(I) Tourmentée déjà de vivre sans Dieu, Thérèse est saisie, en corps et en âme, au chant d’une de ses propres poésies (“Je me meurs de ne point mourir”). “Extase de peine”, suggère-t-elle, soumettant cette interprétation à l’avis de son destinataire. Depuis lors, la peine augmente, arrivant à un “transpercement” qui fait comprendre à Thérèse la “transfixion” de Notre-Dame ; nous y reviendrons.

(II) À l’oraison du matin, cette peine ouvre sur “un grand ravissement”, au cours duquel il semble à Thérèse, et ce n’est pas imagination de sa part, que Notre-Seigneur l’élève jusqu’à son Père et que Celui-ci lui adresse des paroles que scellent l’oubli et l’avenir, mais qui prennent “un certain temps”. La parole retenue est celle du Fils, qui donne en retour à son Père celle qu’il a reçue de lui : reconnaissance et réciprocité d’un don.

(III) Le destinataire, lui, est parti hier promptement et se trouve incapable de consoler. La peine et la tristesse s’en suivirent un instant, ce que le tourment susdit explique aussi. Puisque « hier soir » cette réaction a été source de scrupule, aujourd’hui, Notre-Seigneur y a répondu, en trois aphorismes, peut-on dire :

  • ne pas s’étonner que l’âme cherche compagnie et, comme les mortels, s’afflige à défaut ;
  • le destinataire est dans la bonne voie ;
  • cette faveur-ci, qui dure plus que d’autres, est différente, et d’ailleurs, la convenance de ces faveurs varie d’après les jours.

La vision est donc riche d’enseignement, et pour Thérèse, et pour le destinataire qui la préoccupe, et pour leur commun intérêt aux choses de l’oraison.

(IV) Une autre faveur nous est aussitôt rapportée [15]. Elle aussi a trait à la communion, à la consolation, à la résurrection, à la durée d’une présence restauratrice. Les paroles rapportées vont des mains de Thérèse au côté du Crucifié en gloire, dans un mouvement de dépossession de soi qui centre sur la discrète présence (“tu n’es pas sans moi”) par laquelle le temps s’écoule dans l’éternité. D’autres paroles donnent à comprendre l’effacement du Christ depuis l’Ascension, dans le Saint-Sacrement. Et en outre, elles disent comment, “au moment” de la Résurrection, le Seigneur, se rendant en quelque sorte à ses angoisses, s’est montré à Notre-Dame, comment celle-ci prit le temps d’entrer dans la joie indicible de la Résurrection – ici, Thérèse se déprend de son propre transpercement en faveur de celui de la Vierge – et comment notre Seigneur “dut rester longtemps avec elle, et que cela avait été nécessaire pour la consoler”.

Rappelons-nous, pour achever ce premier mouvement, que le texte, adressé, croit-on au Père Martin Gutierrez, alors confesseur de Thérèse à Salamanque, est “une relation spirituelle” [16]. Il ne s’agit pas, pour Thérèse, d’écrire pour se plaindre d’une absence humaine qu’une expérience spirituelle serait venue combler, mais d’exposer comment l’expérience de la solitude spirituelle, avivée certes par l’absence humaine, se trouve remodelée par la transfixion de Notre-Dame, et, par ce déplacement, arrive à s’accomplir dans une consolation durable. L’extase, le ravissement, l’audition, la vision, sont les lieux divers où le symbole prend corps. La peine humaine (i) fait place à la faveur divine (ii), quand la faveur divine est reconnue comme une proximité d’au-delà de la peine (iii), dans l’accommodation à la Présence du Ressuscité, désormais accessible dans le Saint-Sacrement.

La translation de Thérèse

Cette même grâce de la transfixion est rapportée, six ans plus tard, aux sixièmes demeures du Château intérieur, celles que Thérèse compare “grossièrement” aux fiançailles divines [17]. La mise en regard des deux textes nous permet de constater de sérieuses différences entre la relation et sa reprise. Thérèse parle d’elle-même à la troisième personne, comme souvent dans ses ouvrages destinés au “public”. Nous sont rapportées la peine et son extase (I), la description de cet état (II), son remède qu’est le ravissement ou la vision (III) et l’effet final du consentement à vivre selon Dieu (IV).

(I) L’extase de peine est plus développée que dans le premier récit. On remarquera en particulier la place nouvelle donnée aux témoins de cette souffrance : ici s’indique le sens (pédagogique) de cette lecture au second degré.

(II) “Une parole sur la longueur de la vie” a suffi pour porter ce “coup”. Mais Thérèse explicite comment “la faiblesse de la nature” peut mêler à ce désir extrême de mourir et la crainte vraie de le faire, et le désir que la peine diminue pour ne pas mourir encore, alors que, “d’un autre côté”, le désir de mourir ne quitte pas l’âme. Un tel débat est sans issue, car la faiblesse de la nature et la peine de l’âme ne peuvent se réconcilier, sinon grâce à Dieu.

(III) “De fait”, le Seigneur, “d’ordinaire”, “plonge” dans un “profond ravissement” ou “quelque vision”. Nous ne saurons rien du contenu de cette pédagogie divine, qui cependant guérit par la profondeur de son apparition.

(IV) Consolée et fortifiée par le vrai Consolateur, l’âme peut alors consentir à vivre tant qu’il voudra. Obtenu par un tel moyen, un tel effet révèle l’exact sujet de la peine et son réel succès : l’âme peut consentir à la longueur de la vie, dès lors qu’elle est assurée de vivre par la volonté de Celui qu’elle aime.

Cette relecture de Thérèse, toute en discrétion, constitue comme une translation de l’expérience initiale. Il ne s’agit pas de rapporter, comme dans la relation, la suite des événements, mais d’en ouvrir le sens à d’autres, et pour cela, il ne faut ni se nommer, ni dénommer les visions, mais il suffit d’en montrer l’origine et la fin : le reste est offert à la composition d’autrui.

L’interprétation tardive

Les septièmes demeures du Château, celles du “mariage spirituel”, nous offrent une mention ultérieure du ravissement pascal de Thérèse, plus brève et plus contrastée encore que la précédente.

Si les ravissements se font rares, sobres, privés, et ne sont plus provoqués de l’extérieur, c’est que l’âme ne s’étonne plus de rien, étant dans la demeure suivante, qui n’est plus de solitude, mais d’union. Ainsi, à la lumière de l’état dernier de la vie spirituelle, Thérèse suggère une interprétation des faiblesses et faveurs publiques précédentes : par là, le Seigneur l’a fortifiée, agrandie, et rendue apte à recevoir les faveurs de sa seule compagnie. Quoiqu’il en soit, les fins et jugements de Dieu échappent à notre connaissance comme à notre imagination, et Thérèse elle-même est “étonnée” de voir que l’âme, maintenant, ne “s’étonne” plus, sinon de la demeure où Notre-Seigneur l’introduit.

La biographie définitive (1581)

Avec la VIe relation, donnée par certains commentateurs [18], on trouve la biographie spirituelle définitive de Thérèse, qui décrit l’état de son âme, désormais solidement établie “comme un seigneur en son château-fort”, en termes de contraste avec tout ce qui s’est passé “jusque là” et qui pour nous, paraît exceptionnel. D. Vasse a lui aussi décrit la maturation humaine comme le fait d’accepter d’être « un parmi d’autres » [19].

*

Nous voici au terme d’un processus d’écriture, qui est aussi un chemin de dépouillement. La faveur pascale de Thérèse, rapportée d’abord de manière très circonstanciée, rendue communicable ensuite, se trouve ultimement située par rapport à sa fin. Le récit, l’allusion, l’évocation se succèdent ainsi comme les traces du travail de la mémoire, laquelle cherche le sens des faits vécus dans les dires soumis à un autre, ouverts aux autres, abandonnés à l’Autre enfin. En cette dernière explication se repose l’écriture, comme le désir dans l’amour.

Écouter Thérèse relater, transposer, interpréter sa transfixion, c’est voir comment le tourment de la vie, en s’ordonnant à la douleur transfigurée de Notre-Dame, peut se faire source d’enseignement d’autrui et de critique personnelle, bref, comment l’apparition du Christ est la consolation des impasses du désir. Cette venue de l’Aimé d’au-delà du désir articule le langage de sa présence croissante. En se sédimentant dans les textes, le désir désigne l’amour qui le fonde, demeurant à la fois amour de ce désir et désir de cet amour.

II. Visions, apparitions

Il resterait à réfléchir sur le statut théologique de ces visions, qui nous tournent vers une des questions sous-jacentes à la vie ecclésiale aujourd’hui, celle des apparitions mariales.

Pour faire bref, et sans crainte d’être sommaire, disons, avec les auteurs, surtout P. Adnès dans le Dictionnaire de spiritualité [20], que les anciens voyaient dans le rêve une vision nocturne ; on peut distinguer, depuis Augustin, trois catégories de visions, hiérarchiquement disposées de manière ascendante : la vision corporelle, qui s’adresse aux sens extérieurs, surtout la vue ; la vision imaginative ou imaginaire, qui est une représentation intérieure d’un objet sous forme d’image ; la vision intellectuelle, qui se produit par une simple vue de l’intelligence, sans aucune dépendance actuelle des images sensibles. Selon cette théorie abstraite de la connaissance (à laquelle on peut préférer une typologie, voire une phénoménologie), qui classe les visions d’après la faculté qu’elles affectent, les voix de Jeanne d’Arc et les apparitions mariales récentes relèvent des visions corporelles (ce n’est peut-être pas si simple). Le récit d’une vision pouvant être un procédé littéraire, où donc trouver de « véritables » visions ? « Chez sainte Thérèse, qui demeure à cet égard un pôle de référence, et chez les visionnaires modernes… en particulier chez les voyants d’apparitions mariales », répond le Père Adnès, tout en notant que Thérèse d’Avila n’est pas toujours exempte de complaisance littéraire et que les visions corporelles ressemblent beaucoup (sans s’y réduire) aux hallucinations sensorielles.

« Tout le monde admet », chez les théologiens, que ce que le sujet atteint dans la vision n’est pas la réalité en elle-même (Thérèse d’Avila le répète à loisir [21]), mais une similitude ou une image de la réalité, qui nous met en relation avec elle [22]. C’est d’ailleurs toujours le cas de la connaissance, qui n’atteint les choses qu’à travers les similitudes qu’elle s’en forme ; et pourtant, elle entre efficacement en contact avec la réalité.

En poursuivant sur ces bases, on arrive à penser que quelque chose d’analogue se joue dans les visions et dans la foi, laquelle n’est pas seulement affaire de concepts, mais puise dans l’immense réservoir des images intérieures, tout en s’entourant évidemment d’images extérieures. Ainsi, chez certains sujets, les images latentes deviennent pour ainsi dire « incandescentes », sous l’action d’une grâce opérante, et surgissent dans la conscience psychologique sous la forme de visions (imaginaires, donc) qui rendent en quelque sorte présente la personne représentée – ceci peut être entendu à la lumière du fort « sentiment de présence » des visionnaires en général et de Thérèse d’Avila en particulier [23].

Dans ce sens, les visions corporelles seraient la spatialisation (la projection dans l’espace ambiant) d’une vision imaginaire que le sujet porte en lui. Restent les visions intellectuelles (dites purement spirituelles), qui ne se fondent pas sur l’image et sont les plus rares ; elles proviennent, selon les écoles théologiques, soit d’une connaissance infuse analogue à celle des anges, soit d’idées acquises naturellement, mais surnaturellement modifiées par une lumière infuse – on se souvient des règles du discernement ignatien qui voient les anges à la source des pensées, voire de certaines motions [24]. Quoiqu’il en soit, il faut distinguer ces visions intellectuelles des simples illuminations intérieures, qui sont à l’intelligence ce que l’inspiration divine est à la volonté. Enfin, on admettra que toute vision n’est pas une révélation (elle ne transmet pas toujours un message), même si le plus grand nombre des révélations dites privées sont fondamentalement constituées de visions ou d’apparitions.

Le Père D. Mollat note, dans l’un de ses nombreux commentaires sur les apparitions pascales chez saint Jean, qu’elles sont la matrice de notre foi chrétienne, non seulement parce que la foi de l’Église est fondée « sur la foi des apôtres », selon l’expression traditionnelle, mais parce que ce qui s’est opéré là s’opère, mutatis mutandis (en changeant ce qui doit être changé), dans toute vie chrétienne : l’adhésion des croyants au Ressuscité n’est pas affaire de confession ou de langage seulement, elle se fonde sur l’expérience intime du Seigneur, dans l’Esprit. Mais laissons ce chantier ouvert.

Conclusion

« Chez Thérèse, la réalité est finalement simple. Les mots ne sont que des mots, les images que des images… Les paroles qu’elle entend sont… en consonance avec celle du Christ ou des disciples dans les évangiles ; les présences sont celles mêmes qui habitent la Révélation » [25]. Qu’elle ait été à l’origine des « trans-verbérations » ultérieures [26], comme saint François rendit extérieure la tradition des stigmates, jusque là demeurés une blessure du cœur, ou comme Julienne de Cornillon fut le prototype d’une histoire de visionnaires demandant une dévotion nouvelle [27], n’est pas l’essentiel de son itinéraire (ni du leur). Elle fut proclamée par Paul VI, en 1970, « docteur de l’Église », première femme à recevoir ce titre avec Catherine de Sienne, non parce qu’elle fut favorisée d’une expérience mystique étrange et singulière, mais parce qu’elle communiqua aux autres le feu de son amour (ce qu’il faut comprendre à la lumière de son mot d’ordre, « des œuvres mes filles, des œuvres ! » [28]) ; c’est ainsi qu’elle devint, selon le titre qu’on lui donne encore aujourd’hui, « Mère des spirituels ».

[1Cf. G.M. Oury, « Des ruptures de la chrétienté au Grand siècle espagnol », in Histoire de la spiritualité catholique, Chambray-lès-Tours, C.L.D., 1993, 171-187.

[2Pour une liste plus étoffée des lectures de Thérèse, Cf. Th. Alvarez, « Thérèse de Jésus (d’Avila) », in Dictionnaire de Spiritualité (DS), 635 s.

[3Ou en partant, comme le Père M.D. Poinsenet, de la fondation de Saint-Joseph ; Cf. « San José d’Avila, 24 août 1562 », in Thérèse d’Avila (1562-1962). IVème Centenaire de la Réforme du Carmel, numéro spécial de Foi vivante 12 (1962), 105-113.

[4Ainsi de A. Vergote, dans Dette et désir. Deux axes chrétiens de la dérive pathologique, Seuil, 1978, 205-218 et « De mystiek van Theresa van Avila (1515-1582) », in Onze Alma Mater, 4 (1982), 267-279.

[5Cf. D. de Courcelles, Thérèse d’Avila. Femme d’écriture et de pouvoir, Jérôme Millon, 1993 ; Cf. aussi (avec réserves) « Un cœur stigmatisé à son corps défendant : de la pesanteur et de la légèreté dans l’expérience mystique de Thérèse d’Avila », in Stigmates, Cahiers de l’Herne, 2001, 91-101.

[6Cf. G. Moretti, Copie non conforme. Le vrai visage des saints révélé par leur écriture, Casterman, 1960, 203-209.

[7Thérèse appartient à une famille neoconversa puisqu’elle est fille d’un converso (juif devenu chrétien), petite-fille d’un marrane, Juan Sanchez, qui dut reconnaître publiquement, en 1485, son « hérésie et apostasie », dès lors qu’il était revenu au judaïsme ; il fut réconcilié avec l’Église, ainsi que sept de ses enfants, dont Alonso, le père de Thérèse, alors âgé de cinq ans (la grand-mère, Inès de Cepeda, était chrétienne). Cette ascendance explique certains choix typiques de Thérèse ; Cf. M. de Goedt, Le Christ de Thérèse de Jésus (Jésus et Jésus-Christ, 58), Desclée, 1993, 11-12.

[8Cf. E. Stein, Histoire d’une famille ; L’art d’éduquer. Regard sur Thérèse d’Avila, Ad Solem, 1999.

[9Sainte Thérèse d’Avila et l’expérience mystique (Maîtres spirituels) Seuil, 1970 (et rééditions).

[10M. Tietz, « Thérèse d’Avila », Dictionnaire de la mystique, Turnhout, Brepols, 1993, 750-751.

[11A noter que 69 Avis et Pensées lui sont faussement attribués, alors qu’ils proviennent quasi littéralement des noviciats jésuites, fournis sans doute à Thérèse par ses confesseurs de la Compagnie. Ceci demeure significatif des influences qu’elle a reçues de la spiritualité ignatienne, surtout dans le domaine de l’ascèse des vertus, de la connaissance de soi et de l’amour de l’humanité du Christ. Cf. Th. Alvarez, « Thérèse de Jésus (Avila) », in DS, 640.

[12Cf. E. Longpré, « Eucharistie et expérience mystique », in Eucharistie, dans le DS, 1619-1621.

[13Vida 38-40 ; Relaciones 1, 15, 26, 47, 57.

[14Il faut citer la Relation du 18 avril 1571 (Salamanque), toute imprégnée de la communion pascale, sans doute le témoignage le plus éclairant, depuis saint Ignace, sur l’apparition du Christ à Notre-Dame ; nous allons y revenir.

[15Avec les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, ce texte constitue l’un des derniers témoignages de la tradition ancienne en faveur de l’apparition du Christ à la Vierge Marie.

[16En espagnol : “compte-rendu de conscience”.

[17Chaque fois que Thérèse parle de ce temps de grâce qu’elle nomme “mariage spirituel” (e.a. in Œuvres complètes, o.c., 551-552), elle note que la comparaison est “grossière”, ce qui doit nous alerter sur l’équivocité du symbole.

[18Par exemple M. Lepée, Sainte Thérèse mystique, DDB, 1951, 323-326.

[19Voir son ouvrage Un parmi d’autres, Paris, Seuil, 1988.

[20Consulter L. Cognet, Histoire de la spiritualité chrétienne, III. La spiritualité moderne, Aubier, 1966, 88-100 ; P. Adnès, « Transverbération », in DS (repris dans DS 16, Phénomènes extraordinaires, Beauchesne, 1993) ; P. Adnès, « Visions », in DS (1994), 949-1002 ; D. Poirot, « Les visions de Thérèse d’Avila », in Y a-t-il des apparitions ?, Sources vives 79 (1998), 127-133.

[21Les « visions qu’on voit des yeux du corps », elle n’en a jamais eues ; elle ne connaît que les visions « qui se voient des yeux de l’âme » et qu’elle nomme imaginaires ; et les « visions qui ne se voient pas », parce qu’elles sont sans images (Adnès, o.c., 981 S.). A propos des visions imaginaires, elle précise : « J’use du terme voir, l’âme cependant ne voit rien » (cité par Poirot, o.c., 132).

[22Sur le rapport entre les images de piété et les visions de Thérèse, voir Adnès, o.c., 982.

[23Voir Adnès, o.c., 986.

[24Exercices spirituels, 328 s.

[25D. Poirot, o.c., 133.

[26« C’est chez sainte Thérèse qu’il faut chercher le prototype du phénomène de la transverbération », P. Adnès, « Transverbération », o.c., 1177-1178

[27Adnès, ibidem, 973.

[28Cf. partout et Château de l’âme, chapitre 4, in Œuvres complètes…, o.c., 1050.

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