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Frère Charles de Foucauld : « J’ai perdu mon cœur pour ce Jésus de Nazareth… »

Lucile Gautron

N°2006-4 Octobre 2006

| P. 233-247 |

Béatifié à Rome le 13 novembre 2005, Charles de Foucauld, dont l’influence sur la vie religieuse préconciliaire demeure à étudier (via Au cœur des masses, etc.), peut maintenant être mieux reconnu dans sa physionomie spirituelle si particulière et si féconde.Venant du cœur de sa famille religieuse, cette méditation permet de (re)commencer le « chemin ».

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Cet homme déclaré bienheureux le 13 novembre 2005, celui que Jésus de Nazareth a ouvert à l’amour de ses frères en le mettant en marches incessantes, non seulement à travers le désert, mais à l’intérieur de lui-même, j’aime à le regarder « en devenir de frère », marchant vers la fraternité.

Charles de Foucauld est un passionné de Dieu, son amour envers lui ne fléchira jamais tout au long d’un itinéraire apparemment complexe. « Aussitôt que je crus qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour lui. » (Lettre à Henri de Castries, 1901). Il a été obstinément fidèle à un appel de Dieu, qu’il cherchera à réaliser. En 1901 toujours, il écrivait à son ami d’enfance Gabriel Tourdes : « C’est le secret de ma vie : J’ai perdu mon cœur pour ce Jésus de Nazareth, crucifié il y a 1900 ans, et je passe ma vie à le chercher, autant que le peut ma faiblesse. » « Suivre », « imiter » deviendront les maître-mots de Charles de Foucauld, qui va passer de la lettre à l’esprit et peut nous entraîner avec lui dans cet itinéraire.

Rien chez lui d’une image immobile, ou d’un saint tout fait. C’est une personnalité très riche, inépuisable ; il marche d’absolu en absolu, d’exode en exode, en quête du visage de Jésus de Nazareth, celui qui a donné sens et bonheur à sa vie, celui qu’il veut annoncer, communiquer à tous ses frères : Dieu qui se cache et se découvre sous les traits de « l’humble ouvrier de Nazareth » ; Dieu qui humblement se révèle en tout être humain. Charles ne soupçonnait pas les dimensions et les conséquences de cet appel dans l’Église.

« Amour de Dieu, amour des hommes, c’est là toute ma vie, ce sera toute ma vie, je l’espère [1] . » Quand il mourra assassiné à Tamanrasset le 1er décembre 1916, Charles était resté ce frère en devenir, en chemin d’évangélisation, qui transmettait à ses disciples à venir des intuitions qu’ils auraient à lire, décrypter, incarner, faire vivre selon les temps et les lieux, comme lui-même avait cherché à les incarner, en tâtonnant.

Trois axes caractérisent sa spiritualité et forment comme un chemin d’étoiles, ou un fil rouge, au long de sa vie apparemment itinérante. En 1899 à Nazareth, alors qu’il commençait à concevoir une Règle pour les Ermites du Sacré-Cœur (qu’il appellera plus tard les Petits Frères du Sacré-Cœur), Charles écrit de quoi il s’agit : « Imiter Notre Seigneur Jésus-Christ dans sa vie cachée de Nazareth,… pratiquer l’adoration du Saint Sacrement exposé et vivre en pays de mission » (Règlement 1902).

*

Pour Charles de Foucauld, Nazareth est le lieu de la relation avec Dieu et avec les hommes ; il croit au rayonnement de l’Eucharistie et au rayonnement d’une vie livrée et il se veut missionnaire d’une façon singulière : annoncer Jésus non par la parole mais par la vie : « Je veux crier l’Évangile, non en le prêchant mais en le vivant » (Règlement 1902).

La personnalité de Charles de Foucauld

La grâce de la conversion et les intuitions de Frère Charles s’enracinent dans sa personnalité, et c’est en cela qu’il est attachant. Les ombres sont toujours là et elles demeureront. Charles restera jusqu’au bout le frère inachevé. Cet homme hors normes, qui a « perdu son cœur pour Jésus de Nazareth », nous est proche par ses limites, ses failles et ses contradictions, ses erreurs. Il nous est fraternel par ses combats à la recherche de la volonté de Dieu, par ses hésitations et ses doutes, ses entêtements et ses lâchers-prise. Il nous est fraternel, car il a connu les angoisses du mal où il s’enfonçait, le non-sens de la vie et son absurdité. Il nous est fraternel par son humanité en besoin de salut.

Il faut souligner d’abord sa sensibilité, son affectivité, l’amour de sa famille, de son pays, de son milieu aristocratique, de ses amis. Ses racines sont très fortes. Si Charles de Foucauld, converti, a pris le contre-pied des caractéristiques de son milieu, s’il s’est jeté à corps perdu dans l’abjection, l’ensevelissement, la pauvreté, il n’a cependant jamais renié ni rejeté ses origines. Jésus, selon lui, est évidemment le contraire de ce qu’il était alors ; mais converti, Charles a besoin d’un point d’appui pour s’élancer. C’est un homme de relations. Le sens de l’amitié est l’un de ses traits les plus attachants. Il sait se faire aimer. Il a besoin d’amis et désire être aimé. Il sait aimer avec tendresse.

En cette heure – écrit-il en 1892 à Gabriel Tourdes, qui vient de perdre son père – je lui demande de te consoler, de te soulager, de faire d’autant plus pour toi que je manque auprès de toi, moi ton ami, moi l’ami de tous les tiens, ami de toujours et ami pour toujours et plutôt frère qu’ami. Ou encore : … le plus grand sacrifice pour moi, si grand que tous les autres n’existent pas auprès de lui et deviennent un néant, c’est la séparation pour jamais d’une famille adorée et d’amis très peu nombreux mais auxquels mon cœur est attaché de toutes ses forces… (A Duveyrier, 1892.)

Charles est généreux et bon, comme en témoignent ses camarades de promotion, qui le trouvent agréable à vivre. Mais, par tempérament, il aime la solitude et le silence. Il se dit « sauvage ». La nature, la beauté des paysages du désert le touchent :

… je suis en admiration devant les pics qui m’entourent et que je domine, c’est une vue merveilleuse et une bien belle solitude. Qu’il fait bon dans ce grand calme et cette belle nature si étrange et si tourmentée et si étrange d’élever le cœur vers le Créateur et le Sauveur Jésus. (A Mme de Bondy, Assekrem, 1902.)

Il jouit d’une capacité intellectuelle et d’une puissance de travail hors normes. Travailleur acharné, il n’a rien cependant d’un ouvrier, même s’il a toujours rêvé d’être l’humble journalier de Nazareth qu’il imaginait en Jésus. C’est un homme efficace, un intellectuel, un créateur, un stratège (qu’on se rappelle sa carrière militaire). Dès qu’il a une idée, un projet, il planifie. Il fait des projets d’évangélisation, non seulement pour lui mais aussi pour les autres ! Il veut connaître, se situer. Il est précis, méthodique, c’est un esprit scientifique. Il a les pieds sur terre. Il veut comprendre. Il sait regarder. Ainsi a-t-il dessiné des relevés de certains lieux du Sahara, merveilleux de finesse et de précision. Il est toujours pressé, impatient, il veut tout, tout de suite, veut toujours faire plus et mieux, il va de l’avant. Il est performant. Il ne sait pas ne rien faire.

On ne doit pas oublier une autre facette de Charles de Foucauld : l’homme est indépendant, exigeant, intransigeant et parfois dur. Il ne supporte pas la malhonnêteté, la paresse, l’injustice de quelque côté qu’elle soit. Il a des réactions de militaire. Il est expéditif, mais jamais arbitraire. Il est scandalisé par le comportement de la France envers ses colonies, par son ambition, sa cupidité, son indifférence, sa dureté et parfois, son mépris envers un peuple colonisé. Pendant la guerre de 1914-1918, il s’élève contre l’Allemagne et sa politique. Certaines de ses expressions heurtent terriblement aujourd’hui – telles que « croisades », « Dieu avec nous » –, si nous ne savons pas les resituer dans son histoire et le contexte politique de son époque.

On découvre son exigence, sinon son intolérance, par exemple avec Michel Goyat, le compagnon éphémère qui a essayé de le suivre quelques semaines comme servant de messe. Charles l’a renvoyé, comme étant incapable de le suivre dans ses performances ascétiques. Deux mondes incompatibles se trouvaient en présence : d’un côté de Foucauld et toute sa richesse humaine, de l’autre son compagnon, sachant à peine lire et écrire. L’universalité est un long chemin et celui qui se voulait tant le « frère universel » nous montre ses limites dans la rencontre de l’autre.

L’argent, il en a eu et n’en a jamais manqué. Il le dilapidait sans joie dans sa jeunesse ; il donnait sans compter. Certains membres de sa famille sont riches. Par la suite, il ne se privera pas de les solliciter… pour les autres, et la gloire de Dieu. Charles de Foucauld a cherché à imiter Jésus à Nazareth pauvre et obscur ; mais il est resté le riche qui tient sa vie entre ses mains, bien qu’il puisse partager sans rien se réserver, logique en cela avec ce qu’il avait écrit au temps de Nazareth.

Partageons, partageons, partageons tout avec eux (les pauvres) et donnons-leur la meilleure part, et s’il n’y a pas assez pour deux, donnons-leur tout. C’est à Jésus que nous donnons…

Il reste cependant le bienfaiteur, le grand seigneur, le bon missionnaire. Il n’accepte rien (c’est un principe) et ne reçoit rien des pauvres. Il se trouve dans un pays qu’il aime de plus en plus profondément, mais c’est un pays conquis. Il est celui qui sait, l’homme fort avec une santé de fer, le savant, le marabout, le Français, lié à la colonisation, à l’armée, même s’il veut s’en démarquer.

Il a été mis en chemin d’apprendre, de recevoir des autres, en chemin d’écouter. Le chemin de la fraternité, de la réciprocité n’était pas spontané chez lui. Il a été mis en voie de fraternité, en voie d’humanisation. Conduit, étape après étape, jusqu’à Tamanrasset, il est devenu plus accessible à un peuple, moins riche que lui ou plutôt nanti d’une autre richesse, qu’il reconnaissait de plus en plus, qu’il aimait de plus en plus. Charles de Foucauld n’a pas analysé son évolution ; il nous laisse découvrir à partir de sa vie et de la nôtre les chemins de rencontre. Il nous ouvre de simples pistes.

Son actualité

Quelles sont les résonances du message de Charles de Foucauld, dans un monde qui allie les contraires : monde où l’homme tend à maîtriser l’univers et en même temps se découvre, par les conséquences de ses propres conquêtes, de plus en plus vulnérable, fragile et angoissé ? Que signifie suivre Jésus à Nazareth en s’inspirant de Charles de Foucauld ?

Charles invite à être enraciné en Dieu et sur la terre, et de là, à s’ouvrir à l’universel. Il suggère une manière « d’être avec », il invite à un certain regard sur les autres. Il met sur les chemins de la fraternité : chaque personne a du prix, vaut pour elle-même. Nazareth peut se vivre en tous lieux, par tous ; rien de ce qui est humain ne peut être étranger. Charles est un homme religieux, en ce sens qu’il est relié à Dieu et relié aux hommes. « Il a fait de la religion un amour », disait de lui l’Abbé Huvelin. Tout chez lui, ses richesses humaines d’intelligence et de cœur, sera au service de ses frères, car au service de Dieu.

Sa vie durant, Charles de Foucauld célébrera les hauts faits du Seigneur à son égard. C’est un homme fidèle qui se souvient, qui fait mémoire des actions de Dieu tout au long de sa route. Il n’est que de lire sa correspondance et les récits de sa conversion. Il revoit tout, il revit tout avec précision. Il célèbre le passé sans oublier de vivre à plein le présent en préparant le futur. Il a pris l’Évangile au sérieux. L’Évangile est le moteur, l’élan de sa vie. La Parole de Dieu l’a engagé tout entier.

…Il faut tâcher de nous imprégner de l’Esprit de Jésus en lisant et relisant, méditant et reméditant sans cesse ses paroles et ses exemples : qu’ils passent dans nos âmes comme la goutte d’eau qui tombe et retombe sur un dalle, toujours à la même place. (1914 à L. Massignon.)

Le visage de Dieu qui se cache en Jésus l’a fasciné, attiré. Dieu est présent dans l’homme blessé, sans apparence. Dieu discret, absent et cependant tellement présent.

Il n’y a pas, je crois, de parole de l’Évangile, qui ait fait sur moi une plus profonde impression et transformé davantage ma vie que celle-ci : « tout ce que vous faites à un de ces petits, c’est à moi que vous le faites. » (1916 à L. Massignon.)

Charles de Foucauld, un homme en chemin

Il sillonne le désert et en même temps il avance, au gré de détours, de ruptures et de bifurcations, vers le visage de Jésus de Nazareth, qu’il ne va pas construire, mais recevoir. Concrètement, spirituellement, Charles de Foucauld est un marcheur, un chercheur, un voyageur. C’est un homme qui bouge et que Dieu fait bouger, un homme toujours en éveil, qui évolue sans cesse… Jésus de Nazareth le mène avec ses contradictions, ses ombres et ses lumières, à l’amour de ses frères, un amour incarné dans le terreau humain.

Tout en Charles de Foucauld est évolution et fidélité. Il nous donne des racines en même temps qu’il nous invite à la nouveauté et à la créativité. Il pousse sans cesse à des déplacements, il invite à être à l’écoute du présent, à savoir nous régler selon les circonstances, à nous interroger, à aller de l’avant. Jésus, en le mettant sur le chemin de la fraternité, l’a conduit vers la liberté de l’amour et la mort l’a trouvé sur cette route…

Missionnaire autrement

Mon apostolat doit être celui de la bonté. En me voyant, on doit se dire : « Puisque cet homme est si bon, sa religion doit être bonne ». Si on me demande parfois pourquoi je suis doux et bon, je dois dire : « Parce que je suis le serviteur d’un bien plus bon (sic) que moi. Si vous saviez combien est bon mon maître Jésus ! ». Je voudrais être assez bon pour qu’on dise : « Si tel est le serviteur, comment donc est le Maître ? » (1909, à l’Abbé Huvelin).

Est-il bon ? Il veut être bon, comme Jésus. Tant les militaires que les Pères Blancs et ceux qu’il rencontrait, témoignent de sa douceur, de son sourire, de sa bonté : c’est un homme qui était devenu abordable, humble, effacé, et l’on en était frappé. Il transmettait une manière d’être dans les relations ordinaires, d’écouter, de parler, de regarder, de respecter l’autre, parce que l’autre existe pour lui-même. Il savait la valeur du sourire, du rire même en montrant ses vilaines dents ; les Touaregs sont gais, ils aiment plaisanter, faire des farces. Charles de Foucauld savait entrer dans le jeu.

Il a fréquenté l’Évangile et Jésus évangélise peu à peu « l’infidèle » qu’il est encore et qu’il se dit toujours. Il n’oublie jamais d’où il vient. Sa propre conversion, au jour le jour, est pour lui un moyen d’évangélisation. Est-ce une tactique, une stratégie pour évangéliser ? Oui, sans doute, mais une stratégie de respect, de bienveillance, qui débouche sur la gratuité. Une bonté qui se veut source de fraternité est en elle-même annonce, communication d’un Dieu qui aime.

Charles de Foucauld et l’Islam

Avant sa conversion, Charles a éprouvé la nostalgie et l’inquiétude de Dieu, notamment lors de son séjour en Algérie et lors de son exploration au Maroc :

L’Islam a produit en moi un profond bouleversement… la vue de cette foi, de ces âmes vivant dans la continuelle présence de Dieu, m’a fait entrevoir quelque chose de plus grand et de plus vrai que les occupations mondaines… (Lettre à Henri de Castries, 8 juillet 1901.)

Mais plus qu’avec la religion, il va s’agir pour lui d’une rencontre avec des hommes, les Touaregs, qui sont musulmans. Ce Dieu plus grand que les musulmans lui ont fait entrevoir quand ils priaient prosternés dans le désert, il va le découvrir vivant en Jésus de Nazareth, et dans l’Eucharistie. L’adoration a marqué toute sa vie. Il a passé des heures et des heures devant l’Eucharistie. Il ne rapetissera ni le Dieu plus grand, ni Jésus de Nazareth : Dieu transcendant est Dieu avec nous. Son contact avec une autre religion révèle sa façon d’évangéliser. Toute discussion religieuse est impossible, dira-t-il. Il faut établir le dialogue dans des relations personnelles d’amitié. A Mousa Ag Amstane, chef des Touaregs, il s’emploiera à donner des conseils de morale naturelle. Comme il l’écrit au Docteur Dautheville :

Je suis ici non pas pour convertir les Touaregs, mais pour essayer de les comprendre… Vous êtes protestant, Teissière est incrédule, les Touaregs sont musulmans, je suis persuadé que Dieu nous recevra tous si nous le méritons.

Son regard sur le monde

Charles regarde le monde avec les yeux et le cœur grands ouverts, il est de plus en plus à l’écoute, attentif au progrès, à l’avenir. Il est « présent » au réel, un réel ouvert sur l’avenir, et c’est à partir de là qu’il veut humaniser et christianiser. Ce qui est profane n’est pas étranger au Christ. Il avait demandé à H. de Castries, spécialiste du Maroc, de lui envoyer son livre Islam. Impressions et études :

Nous ne lisons pas de livres profanes : mais votre livre n’est pas un livre profane. En m’apprenant à mieux connaître les musulmans que j’aime de tout mon cœur ; il me rendra plus capable de leur faire du bien, ce qui est mon si ardent désir (8 juillet 1901).

Pour Charles, un livre qui fait pénétrer dans la culture d’un peuple n’est pas un livre profane. Il est préoccupé des problèmes actuels proches ou lointains, par exemple, les questions locales de la population de Tamanrasset, les difficultés occasionnées par les autorités françaises qui souvent ignorent ou méprisent cette minorité des Touaregs, sans se préoccuper de les connaître. Il croit à la valeur de chaque homme, à ses possibilités de progrès

Il s’ouvre à une autre culture et à la différence. Son œuvre scientifique, l’exploration du Maroc en 1885 avant sa conversion, ses travaux linguistiques sur la langue et la culture touarègues, qu’il considérait comme un apostolat et une prière, ont été reconnus de son vivant. Il s’est adonné à l’effort intellectuel et à ce que cela représente d’ascèse, dans le désir de sauvegarder une minorité culturelle. Voici le témoignage du professeur Gautier, géographe, un « mécréant » comme celui-ci se disait lui-même :

Il s’est trouvé un homme pour vivre dix ans au Hoggar, avec le souci presque unique d’écouter cette langue, d’en noter les mots, d’en écrire sous la dictée le folklore. C’est un gros travail qui suppose chez son auteur… le feu sacré sans quoi rien n’aboutit, le feu sacré laïque, intellectuel, la rage de comprendre…

Charles s’est de plus en plus ouvert à une culture qu’il reconnaît différente mais non inférieure à la sienne. Il l’a découverte et estimée en vivant avec ce peuple, en le découvrant et en l’aimant chaque jour plus profondément. L’inculturation est un mot que Charles de Foucauld n’emploie évidemment pas, mais ici aussi, il a ouvert un chemin.. Sensible à ce qui relie les hommes entre eux et les met en communication, il établit des réseaux. Pourquoi ne pas penser que Charles de Foucauld aurait vibré pour le TGV, pour Internet…, lui qui était enthousiasmé par le projet du chemin de fer transsaharien qui serait porteur de la civilisation ?

Dans le désert, il demeure aussi en lien avec des personnes de milieux très différents, proches ou lointains, comme le prouvent sa correspondance ou encore ses voyages en vue de mettre sur pied une Association (véritable « toile » avant la lettre), à laquelle il songe dès 1908.

Devant l’anticléricalisme de l’époque, il pense que le moyen le plus adéquat pour faire pénétrer l’évangile, ce sont les laïcs (les Priscille et Aquila), ou encore, des prêtres, des infirmières laïques, des religieuses dans l’incognito. Cette association qu’il désire sera un véritable réseau d’ouvriers évangéliques. C’est une des grandes préoccupations des dernières années de sa vie et il travaillera, lors de ses voyages, à sensibiliser les chrétiens de France à ce projet : des ponts doivent s’établir. Il sent de plus en plus que sa présence à Tamanrasset est un travail de défricheur, il ne fait que préparer les voies de l’évangélisation.

Ce que ces « missionnaires » ont à faire : un travail de préparation, se faire estimer, faire tomber les préjugés par leur vie, faire connaître la morale chrétienne plus par leurs actes que par leurs paroles. C’est leur bonté, qui, en les faisant aimer, fera suivre leur exemples…,. etc. (Directoire, p. 102)

Il écrit le 7 février1908 à Mgr Livinhac, supérieur général des Pères Blancs : « Il y aura peut-être des siècles entre les premiers coups de pioches et la moisson. » L’homme pressé entre dans la patience : il travaille à l’évangélisation, mais sans se croire indispensable.

Il initie au sacrement du frère

Tout ce que vous faites à l’un de ces petits, c’est à moi que vous le faites. Nous sommes tous des fils du Très Haut ! Tous… le plus pauvre, le plus répugnant, un enfant nouveau-né, un vieillard décrépit, l’être humain le moins intelligent, le plus abject, un idiot, un fou, un pécheur… celui qui répugne le plus au physique et au moral est un enfant de Dieu, un fils du Très Haut (Méditations sur les Psaumes, 1897).

Charles a fait probablement quelques entorses à cette déclaration, mais il s’est montré à lui-même et il nous montre l’étoile qu’il faut viser. Il ne se sentait pas appelé à un certain type de ministère sacramentel, même s’il l’a exercé au temps de Béni-Abbés envers la population militaire. Il a choisi de rester à Tamanrasset, sans messe, pendant 7 mois (4 juillet 1906 au 31 janvier 1907), puis sans le Saint-Sacrement (de 1908 à 1914). Et il faut mesurer ce que cette situation représentait pour lui qui s’est « enseveli » – mot qu’il aime employer et qui a une connotation pascale – dans le désert pour porter aux plus éloignés le banquet eucharistique ! Il veut rester au milieu d’eux, avec eux ; il dira « chez eux ».

Pour un monde vulnérable et blessé

Charles de Foucauld a vécu un itinéraire mystique non dans un monastère mais au milieu d’un peuple. Il nous transmet un chemin contemplatif à incarner sur la terre des hommes, une voie contemplative qui peut se vivre partout, dans tous les états de vie. Il nous met sur un chemin de prière, d’adoration, de contemplation. Il s’est maintenu dans la prière, la prière si difficile : « prier c’est regarder Jésus en l’aimant » ; il a tenu dans la nuit de la foi. Il a tenu dans l’espérance, en passant de longues heures devant l’Eucharistie, dans le silence de Dieu, qu’il a souvent éprouvé si douloureux. « Il faut que je me cramponne à la vie de foi… », écrivait-il à sa cousine Mme de Bondy.

Il nous met sur un chemin de rencontre de l’autre. Il a tenu bon au milieu d’un peuple différent de lui, de sa propre culture ; il a cru en lui, espéré en lui : il rejoignait Jésus présent, vivant, agissant au cœur de chacun. Ce peuple était, avec l’Eucharistie, le lieu de sa contemplation. Il revient très souvent dans ses écrits spirituels au mystère de la Croix. Il a voulu devenir prêtre pour s’identifier à Jésus sur la croix. Lui qui était un homme terriblement efficace, il a cru à la pauvreté des moyens humains où Dieu se révèle. Il est entré dans la patience de Dieu et il expérimentait toujours davantage ce à quoi il a toujours cru et sur quoi il voulait s’appuyer : l’efficacité de la Croix, l’efficacité d’un Dieu qui s’absente. Nazareth, la Croix sont des lieux où Dieu se cache et se révèle dans le quotidien. Dieu qui s’ensevelit avec les hommes, dans leurs souffrances, leurs blessures et les vit avec eux. Il énumère les moyens que Jésus a pris quand avec passion et presque violemment, il s’oppose à ce que ses travaux linguistiques soient publiés de son vivant.

Jamais, jamais, jamais, je ne permettrai que rien ne soit publié de mon vivant et je défendrai formellement qu’on le fasse après ma mort… Ce ne sont pas ces moyens-là que Jésus nous a donnés pour continuer l’œuvre du salut du monde… les moyens dont il s’est servi à la crèche, à Nazareth et sur la Croix sont : pauvreté, abjection, humiliation, délaissement, persécution, souffrance et croix… Nous ne trouverons pas mieux que lui et il n’est pas vieilli. (A Mgr Guérin, le 15 janvier 1908).

Il a vécu des crises, des échecs, des déceptions. Il ne veut que faire la volonté de Dieu d’où ses discernements douloureux, inquiets, ses tensions et ses déchirements. Il sent la solitude. Il l’aime. Pourtant, l’isolement le fait souffrir lui qui est aimé, estimé, mais il s’éprouve seul, isolé et Dieu, la plupart du temps, se tait. L’abbé Huvelin qui a su, et avec quel discernement, l’accompagner dans un esprit de liberté depuis sa conversion est mort en 1910 ; cette même année voit aussi mourir Mgr Guérin, le préfet apostolique du Sahara, autant supérieur qu’ami à ses yeux. A Mme de Bondy, il écrit alors :

C’est la solitude qui augmente. On se sent de plus en plus seul au monde. Les uns sont partis pour la Patrie, les autres ont leur vie de plus en plus à part de la nôtre ; on se sent comme l’olive restée seule au bout d’une branche, oubliée, après la récolte ; à notre âge, cette comparaison de la Bible revient souvent à l’esprit... Mais Jésus reste : Jésus, l’Epoux immortel qui nous aime comme nul cœur humain ne peut aimer… (1er sept. 1910).

Il attendait un successeur qui ne viendra jamais. Il n’a jamais pu fonder, alors qu’il désirait tant ces petits foyers de Nazareth, qui témoigneraient de l’amour de Dieu dans cet immense Sahara et il est seul.

A Mgr Guérin, en 1908, il confiait :

… moi qui n’ai jamais pu parvenir à rien, qui n’ai pu même avoir un compagnon, qui n’ai jamais eu que des désirs sans effets, et dont les plans de vie, constitutions, règlements, ne sont jamais restés que des papiers inutiles…

Il a dû abandonner des rêves. Lui qui voulait tant que la France soit digne de sa mission civilisatrice, voit nombre d’exploitations, d’injustices. C’est la guerre. Pas de conversions. L’islam se répand… Charles de Foucauld s’est usé pour son Seigneur ; la fatigue, le vieillissement qu’il éprouve le livrent de plus en plus à l’abandon. Il lâche prise peu à peu, mais reste toujours dévoré de zèle pour son Seigneur.

Je ne puis pas dire que je désire la mort, je la souhaitais autrefois ; maintenant je vois tant de bien à faire, tant d’âmes sans pasteur, que je voudrais surtout faire un peu de bien et travailler un peu au salut de ces pauvres âmes » et il poursuit : « mais le bon Dieu les aime plus que moi et il n’a pas besoin de moi. Que sa volonté se fasse » (A Tamanrasset, en 1913).

C’est la paix, avec une certaine tristesse… de me voir au soir de cette vie si misérable, et ayant produit peu de fruits – comme le grain de blé qui ne meurt pas… (à Mme de Bondy, 4 septembre 1907.)

Il est devenu peu à peu plus vulnérable, abandonné, mais il reste homme d’espérance et de prière, de désir : « Il nous faut passer par le désert pour y recevoir la grâce de Dieu » (19 mai 1898 au Père Jérôme). Dieu l’a conduit là où il ne savait pas.

Conclusion

Charles de Foucauld nous a mis sur le chemin d’une voie contemplative au milieu du monde, dans notre vie quelle qu’elle soit, nos nuits de la foi rejoignant les nuits, les vies douloureuses de tant de nos frères.

Au début de son aventure avec Jésus, il ne voulait que Dieu seul et ses frères demeuraient encore lointains ; dans les dernières années, ils sont tous là bien présents et lourds de leur humanité, de leurs souffrances, de leurs espoirs et de leurs espérances : Corps du Christ, lieu de notre contemplation avec l’Eucharistie. La complexité, les absolus, les contradictions de Charles de Foucauld sont des paroles qu’il nous adresse. Il est important de ne pas le fixer à une étape de sa vie, ni même au moment de sa mort. Pour lire ses messages, il nous faut aller de l’une à l’autre étape de sa vie. Tout se compénètre.

Les trois axes demeurent : Jésus de Nazareth, l’Eucharistie, l’annonce. Ce sont les racines de sa descendance spirituelle et elles ouvrent à beaucoup de possibilités à apprécier, comme il disait, selon les circonstances. Sa vie nous oriente vers la liberté de l’amour. Avec toutes ses richesses et ses ombres, Charles de Foucauld s’est livré à Dieu, il a consenti à se livrer aux hommes. Ne s’est-il pas également livré à ses disciples qui ont entendu à travers sa vie et ses écrits, un appel à vivre l’Évangile de façon à ce que celui-ci soit entendu et lisible dans leur aujourd’hui… ordinaire ou extraordinaire ? Charles de Foucauld leur a donné la possibilité de laisser vivre ses intuitions, de les élargir, d’en greffer de nouvelles sur les siennes.

Lorsqu’il meurt, il laisse un chantier ouvert et des messages à recueillir, à découvrir et à faire fructifier. Peut-être son message reste-t-il si dynamique aujourd’hui parce qu’il voulait l’enraciner dans l’Évangile qui est élan de vie, source intarissable dans la terre des hommes.

[1Lettre à A. Duveyrier, 24.04.1890.

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