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Présence du monde sur la toile et séparation du monde

Le dilemme monastique vu sous l’aspect de la formation

Marie Seguela, o.cist., Cesare Falletti

N°2008-4 Octobre 2008

| P. 273-282 |

Quand deux moines réfléchissent à l’utilisation d’Internet,ou comment « la toile » peut voiler,ou au contraire,« le réseau » peut relier,les aspects les plus décisifs de la formation religieuse,voire, l’existence même des communautés… Extraites d’une rencontre monastique sur le sujet,ces pages nous ont paru, dans leur sobriété même, extrêmement éclairantes pour tous, dans un domaine où le discernement ne fait souvent que commencer.

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I. Bilan d’une enquête (Frère Marie)

Pour introduire cette première partie, je livre la synthèse d’un échange lors d’une session avec les formateurs d’une dizaine de monastères cisterciens et bénédictins. J’avais posé la question de savoir comment chaque communauté se positionnait en théorie et dans la pratique par rapport à Internet.

Un premier constat : la disparité

Il faut d’abord constater une disparité à un double niveau : entre monastères, et dans les communautés elles-mêmes.

Un bon nombre de communautés, du moins dans le paysage français, même si le besoin en est reconnu, ne se sentent pas à l’aise avec ce genre d’outil. Certaines communautés ont une utilisation minimaliste essentiellement liée à des fonctions de gestion dans le monastère, et certaines communautés en nombre plus restreint ont développé un réseau informatique. En règle générale les communautés masculines semblent avoir des implantations informatiques plus développées que les communautés féminines. Selon l’enquête de l’automne 2007, « Monastères et problèmes économiques », peu de monastères ont un site de présentation de leur communauté. Sur 229 membres de Monastic, 65 % n’ont pas de site (149 communautés), 35 % en dispose (80 communautés) ; sur les 80 communautés ayant un site de présentation, on compte 65 % de moines et 26 % de moniales. Et 5 % des communautés ont un site de vente en ligne (10 communautés de moines et 2 communautés de moniales) [1].

Elle recouvre la disparité de générations et de culture, la disparité de formation à cette technologie et la disparité d’utilisation. Dans nombre de communautés, l’accès aux postes connectés est lié à la fonction, d’où une disparité par rapport à d’autres membres de la communauté car l’usage personnel se glisse vite dans celui de la fonction.

La question est alors de savoir comment intégrer ces disparités et comment certaines peuvent être résolues. D’aucuns pensent qu’il faut les accepter ainsi, cela faisant partir intégrante du fonctionnement d’une communauté monastique. D’autres investissent dans une formation technique pour permettre à un maximum de frères ou sœurs d’acquérir certaines connaissances et une certaine compétence. Des communautés font le choix d’un poste connecté accessible aux besoins des frères ou sœurs dans une salle commune, en essayant d’instituer des règles. D’autres instaurent une commission informatique de réflexion éthique et pratique.

De la difficulté d’intégrer ce moyen dans la formation monastique initiale

On peut relever à cet égard cinq motifs non exhaustifs. Internet est très peu pensé et utilisé dans les communautés dans le cadre des études. Il n’y a pas de réel projet communautaire, c’est le besoin qui commande. Le monde de la toile représente un lieu hors clôture, plus puissant et plus diversifié que la presse écrite. Il existe un risque d’échappatoire de cette réalité proche que représente le frère ou la sœur par l’illusion d’un intérêt du lointain, de ce qui se passe ailleurs. Enfin, on cherche la protection face au risque d’éventuelles visites de sites portant atteinte à la vie spirituelle et morale.

Dans la pratique, trois positions

On relève des lieux où pendant le noviciat, ni internet, ni le courrier électronique ne sont accessibles pour le frère ou la sœur en formation ; c’est le maître ou la maîtresse des novices ou le poste de la communauté qui sert de relais éventuel. D’autres acceptent une utilisation en cas d’urgence. Ou encore, un poste commun est mis à disposition au noviciat, avec l’accord de l’abbé et du maître des novices, et une supervision de celui-ci.

Ce que l’on peut dire, c’est que de ce côté-ci de l’Atlantique, le monde de la toile, même si on s’en sert, a du mal à se positionner dans le monde monastique, c’est un outil qui se cherche et qu’on ne sait pas trop maîtriser

Des enjeux

On peut repérer les enjeux en trois domaines (entre autres) : la communication, l’entraide, la transmission. En ce qui concerne la communication, aujourd’hui, du moins dans les pays occidentalisés, le monde religieux est très méconnu ; même s’il y a une demande pour des lieux de silence et de paix, les vocations se font rares. La plupart des monastères cherchent à avoir une visibilité, à sortir d’un isolement ressenti et à communiquer, soit entre eux pour développer une entraide, soit avec le monde extérieur pour transmettre des valeurs spirituelles et se faire connaître. Un nombre croissant de monastères essaient de développer un site web et de développer des contacts et certains, mais peu, un magasin en ligne. Par exemple, le XIIIe Synode de l’Ordre cistercien de septembre 2002 a diffusé un message aux monastères de l’Ordre pour la promotion des vocations. Après avoir parcouru les fondements théologiques de cette pastorale, le document, dans sa deuxième partie, traite des suggestions pratiques ; je cite : « il est important que nous nous trouvions en harmonie avec notre temps et que nous utilisions les moyens évidents à l’homme d’aujourd’hui, et parmi les moyens proposés, développer un site sur le monastère et proposer le contact par internet » [2].

Au plan de l’entraide, le petit nombre de frères ou de sœurs en formation dans les monastères oblige à penser d’autres relais ; donc internet peut être une opportunité. Sur le monde de la toile, les monastères peuvent se visiter, s’entraider pour la formation, transmettre les nouvelles, faire connaître leurs besoins, s’écrire rapidement, donc faciliter un réseau.

Lié à la transmission, se situe l’enjeu de l’adaptation et de la maîtrise de ce monde virtuel en consonance avec l’Évangile et la sagesse monastique. Ainsi, des bénédictines américaines ont institué un portail web en faisant une relecture de la Règle de saint Benoît [3].

Quelques symptômes

La séparation du monde, la vie en clôture ou métaphoriquement la « vie au désert », a pour but principal de développer la vie spirituelle, une vie en Christ et dans l’Esprit qui peut se résumer par le premier critère de discernement d’une vocation : rechercher Dieu. Or, le progrès spirituel prend du temps, la conversion est lente et laborieuse, la vie au cloître réclame d’intégrer la lenteur, la durée, la stabilité. L’un des premiers chocs que rencontre un nouveau moine ou une nouvelle moniale, en entrant au monastère, est le bouleversement des critères de fonctionnements habituels, professionnels, familiaux, relationnels ; il faut du temps pour intégrer tous ces changements. Face à cette lenteur, la culture informatique et le monde connecté proposent l’immédiateté et la rapidité toujours plus accrues. En peu d’années, nous sommes passés du modem 56 kb [4] à l’ADSL ou comme sur l’île de Lérins, au Wimax [5]. Les ordinateurs eux-mêmes vont de performance en performance et souvent plus pour le plaisir que pour le besoin réel.

Ceci participe à une culture de la non-attente, de l’impatience : je me connecte tout de suite et me déconnecte tout aussi vite. Or, dans la prière, dans la vie spirituelle, dans la vie fraternelle, nous sommes confrontés à des silences, des attentes, sur lesquels nous n’avons pas la maîtrise. La vie monastique se vit dans une vie fraternelle qui inclut un équilibre entre une proximité exigeante et une certaine solitude, un espace personnel pour une profondeur de relation, un discernement de l’important et de l’essentiel. Or, la société évolue vers une connexion constante : téléphone portable, « chat », blog, e-mail, on est atteignable à n’importe quelle heure et n’importe où, pour n’importe quel motif. Mais cette profusion de « connectivités », qui peut être un outil formidable, développe peu de relations interpersonnelles profondes et durables, il existe beaucoup de pseudonymes, d’avatars, derrière lesquels on peut se cacher et tout dire ; beaucoup de superficialités s’affichent pourtant comme sécurisantes. En tant que moines nous avons besoin de sauvegarder une clôture intérieure à partir de laquelle nous pouvons fonder nos relations. La tentation serait de répercuter à l’intérieur du monastère cette « connectivité » constante, jusque dans les horaires habituellement dédiés à plus de silence. Le mail ne fait pas de bruit bien sûr, mais le frère devient atteignable presque en permanence.

Avec la séparation du monde, la vocation monastique implique le célibat consacré et la chasteté, le renoncement à la relation sexuelle ou à fonder une famille. La séparation du monde implique aussi un mode de relation distante avec les membres de la famille, avec le cercle des amis ; nous sommes appelés à tisser des liens de charité avec Dieu que nous ne voyons pas et hors du sensible et à tisser des liens de charité avec des frères ou des sœurs que nous n’avons pas choisis ou cooptés, et que nous ne connaissons pas, alors que la tendance relationnelle telle qu’elle se développe par internet à travers les forums, les blogs, se fait par regroupement d’intérêts et de loisirs qui peuvent s’établir, changer, s’arrêter à tout moment. Inévitablement, cela provoque des crises d’affectivités qui se feront écho des histoires de chacun, des manques à travers lesquels nous devons grandir dans nos choix pour un âge spirituel adulte, pour des relations chastes avec le monde qui nous entoure.

Or, les règles du marché à travers le monde de la toile induisent une culture de l’individualisme et du relativisme moral qui véhiculent une image de l’adulte qui a beaucoup de mal à se situer et se construire personnellement et éthiquement. Avec l’intrusion du monde de la toile, le moine, la moniale ne sont plus simplement affrontés au combat classique des pensées à partir des éléments en clôture, mais peuvent se trouver affrontés à un monde d’images, de vidéos en libre accès qui s’introduisent dans la clôture monastique de façon plus large qu’auparavant et qui peuvent être un frein pour la croissance spirituelle et humaine. Là où le moine était en partie protégé par les choix faits pour lui, voici que maintenant le moine, la moniale se trouvent responsables de leur choix – et le choix s’éduque. Un premier pas de l’éducation est de ne pas faire de l’angélisme et de limiter les risques ; il existe par exemple des outils de contrôle pour bloquer les sites indésirables, ou des règles d’utilisation, l’utilisateur lui-même doit en être prévenu. Bien sûr, le but visé n’est pas le contrôle de l’utilisateur mais la prise de conscience et la responsabilité personnelle.

En discutant avec des moines et moniales d’autres monastères et au vu de l’expérience, les âges les plus menacés ne seraient pas les novices qui sont plus encadrés et certainement plus habitués à l’internet, mais les risques visent l’âge monastique menacé de la routine, de la sècheresse ou de la surcharge. Sans chercher à mal, quand le « loisir pour Dieu » devient insipide il est tentant de meubler avec de la musique ou un match de foot ou de surfer pour se divertir au lieu de se morfondre devant un livre de théologie ou devant son icône – je caricature. Cette technologie amène aussi un déplacement dans la façon de penser la place et le mode du loisir dans notre cadre monastique.

Nous pourrions continuer ainsi à développer bien d’autres aspects, comme l’impression d’une connaissance étendue ou d’un cloître aux dimensions du globe, mais je termine sur deux défis parmi beaucoup d’autres.

Des défis

Il s’agit certainement d’intégrer les nouveaux symptômes émanant de cette culture internet dans le combat spirituel. Nous avons les clés de la tradition monastique pour traiter en profondeur ces symptômes. Il faudra aussi savoir positionner et exprimer sur la toile une culture évangélique et une sagesse monastique.

II. Internet et formation monastique (Frère Césaire)

L’arrivée de l’Internet dans les monastères crée certainement une importante révolution. Je crois qu’au cours des siècles, ce genre de changements et de défis n’a pas manqué : on imagine combien l’arrivée de la presse peut avoir bousculé la façon de former contemporaine et, plus tard, l’impact du téléphone dans des communautés qui vivaient avec une communication lente et bien contrôlée. A ces moments et à d’autres, il y eut des réactions de suspicion, de défense, de contrôle, d’ouverture sans réflexion, de risques, d’enthousiasme, etc. Ce sont des défis, en tout cas, devant lesquels on ne doit pas fermer les yeux, au risque de se trouver dans une situation qu’on n’a pas su voir venir.

Nous sommes poussés à regarder encore une fois ce qui est essentiel et ce sur quoi on ne peut pas transiger ; voilà qui nous demande de changer notre propre façon de faire, ce qui est une chance et qui nous aidera à mieux vivre notre vie. Le sujet touche en particulier certains points : la formation intellectuelle ; la clôture ou la relation au monde, la communication ; la vie commune ; le silence et la prière.

Des domaines particulièrement touchés

A propos de la formation, nous pouvons voir que dans la situation actuelle, peu de monastères peuvent assurer tout seuls une formation intellectuelle suffisante ; le recours à des études extérieures est une nécessité. Internet devient utile, voire nécessaire pour un contact avec les enseignants, pour des partages entre étudiants, pour la recherche des textes ; et aussi, pour diminuer les absences du monastère. En ce domaine, je crois qu’il faut reconnaître que c’est utile et bien enrichissant, même si le risque de paresse et le fait que la recherche est moins stimulée parce que plus facile, présentent un aspect négatif, qu’on peut éviter, mais qui est réel.

Un aspect beaucoup plus délicat et difficile à discerner est l’impact d’Internet et du courriel sur la vie de clôture, la vie cachée, avec une certaine distance du monde. Chaque monastère a son style et gère les contacts et les activités extérieures différemment, mais Internet joue dans un double sens. On sort moins de la cellule et peut-être du monastère, mais virtuellement on est bien plus à l’extérieur. Dans le temps les lettres « en papier », les journaux, les nouvelles en général non seulement étaient plus contrôlées par l’autorité, ce qui n’était pas forcément mieux ni pire. Aujourd’hui, les contacts se multiplient, les intérêts embrassent l’univers entier et sans presque de fatigue, ni de contact avec les limites du réel. Ceci vaut même pour l’amitié : on tisse des rapports avec des personnes que parfois on n’a vues qu’une seule fois, ou même jamais ; on croit les connaître, mais on n’en connaît pas les expressions du visage, les gestes, l’allure, l’humeur. On se présente comme on voudrait être et on fuit l’acceptation de soi tel qu’on est, et par conséquent l’humilité. Il y a là aussi un danger de fuite de la réalité de soi ; c’est intéressant de relire l’échelle de l’humilité au plan des relations virtuelles… Un formateur ne peut pas ne pas tenir compte de tout cela et doit conduire à la prise de conscience de soi, ce qui est l’objet du chapitre 7 de la Règle bénédictine, mais en cherchant de nouveaux sentiers.

Cette affaire touche aussi le point de la vie commune : Internet comme risque de laisser s’isoler le moine, qui n’a plus besoin du contact avec les membres de sa communauté. C’est aussi le risque de naviguer en eaux troubles, dans des océans d’inutilité, avec des intérêts qui s’engendrent les uns les autres. La vie commune s’en ressent et seule une formation à la charité attentive au service concret et personnel fait échapper à la tentation de se réfugier en une communauté sans angles aigus.

Enfin, il y a sûrement un impact de l’Internet sur une vie de vrai silence intérieur et de prière : l’image dans une vie de solitude, de silence et d’éloignement de la cité provoque un bruit face auquel la vie monastique est rendue très vulnérable. L’image demeure dans la mémoire et lors de la prière, elle revient, comme aussi toutes les possibilités de recherche.

Diversité

Je ne crois pas que, vu la multiplicité des formes de vie monastique, on puisse dire une parole unique dans ce domaine de la formation. Certes un chartreux a d’autres réponses qu’un bénédictin en paroisse ou professeur dans un collège. Mais former signifie transmettre une vie et l’amour de la vie menée par une communauté, son charisme et son mode de vie. C’est en visant le but qu’on peut discerner ce qui est bon et utile dans des moyens inconnus jusqu’à il y a bien peu de temps et dans une situation en laquelle le formateur est souvent bien moins à la page que le novice. C’est en aidant celui-ci à reconnaître l’essentiel de son appel et les exigences que cela comporte qu’on peut le pousser à discerner ce qui et bon. Ce défi à chercher continuellement l’essentiel est, je crois, très positif, pour ne pas se laisser aller à la dérive dans un monde qui fascine, mais qui ne fait pas grandir en humanité. Car, à moins d’interdire toute approche d’Internet, le discernement revient principalement à celui qui est formé plutôt qu’au formateur, qui ne peut tenir compte de l’immense variété de possibilités que le virtuel offre. Formation donc au discernement positif, puisqu’il y a des possibilités très belles, et négatif, car on ne peut nier le danger.

Toutefois dans la formation, il me semble qu’on n’a pas le droit de laisser le frère seul. L’équilibre entre liberté et accompagnement est important. Personne et moins encore le moine, ne peut réussir sa vie dans une liberté absolue qui le laisse seul face à toute décision ; c’est un poids écrasant. La communauté et les supérieurs doivent trouver des règles à enseigner, une pratique à demander, des principes à transmettre. Comme pour tout le reste on propose, on demande non sans autorité, on éclaire et on fait confiance à la droiture du désir de l’individu.

[1Assemblée générale de Monastic, janvier 2008.

[2XIIIe Synode de l’Ordre cistercien, septembre 2002, Message pour la promotion de vocations dans les monastères cisterciens, II, 2.5.

[4Kb est le symbole du kilobyte (1000 bytes ou 1024 bytes selon les contextes) ; le byte désigne la plus petite unité adressable à un ordinateur ; 56 kb représente une vitesse de transmission très faible, eu égard à ce que procure l’ADSL, ou Asymmetric Digital Subscriber Line. « La plus importante caractéristique de l’ADSL est sa capacité d’offrir des services numériques rapides sur le réseau téléphonique cuivré existant, en superposition et sans interférence avec le service téléphonique ».

[5Selon l’encyclopédie en ligne Wikipédia, Wimax est l’acronyme pour Worldwide Interoperability for Microwave Access, soit une famille de normes, certaines encore en chantier, définissant les connexions à haut débit par voie hertzienne.

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